ENTRETIEN AVEC HÉLÈNE TAPTAS, ARTISTE FRANCO-GRECQUE
Propos recueillis par Jean-Marie Dedeyan,
Vice-président de la Fondation Charles de Gaulle
Les critiques d’art, aujourd’hui, évoquent le regard sensible, intuitif, que vous portez aux formes, à l’espace et au temps. Vous exprimez cette inspiration par des couleurs particulières, par une lumière originale, par un style qui vous caractérisent de manière appréciable. Comment qualifiez-vous cette approche créatrice ?
Onirique ! Abstraite, imaginaire, musicale… Il y a dans ce que je peins un rythme, une musique, une nostalgie, une mélancolie, un romantisme, un univers qui n’a pas de rapport avec la réalité immédiate, un paysagisme abstrait d’un autre ordre que celui de la simple description…
Peut-on dire que les couleurs et les formes s’y répondent ?
Je m’efforce d’y parvenir et, dès lors, c’est une forme de musique. Et, plus j’ai le sentiment de cette réponse, plus je me sens rassurée, confortée dans l’idée qu’il faut continuer le chemin…
La description de la réalité ne m’intéresse pas. Souvent, mon thème démarre par la seule couleur, puis, avec le trait, je dessine tout en peignant. Mon approche se veut sobre, sans bavardage. Mais ce n’est pas la principale façon de m’exprimer. J’ai besoin que dans les tableaux que je peins, il y ait à la fois une ouverture et de la lumière.
N’est-ce pas aussi une façon d’exprimer votre espérance ?
Absolument. D’ailleurs lors d’une de mes premières expositions à Athènes, un critique est arrivé et dès qu’il a vu les premières toiles, il s’est exclamé « Avec ces toiles, on voit qu’on se situe après le déluge ! L’espoir est bien là ! On sent qu’il y a un drame ; mais il est en train de passer… » La peinture me donne un outil d’expression qui me permet de donner au réel une présence magique.
Quelles rencontres, quelles œuvres, vous ont-elles inspirée ou marquée ?
J’ai été éblouie par les surréalistes, dont les peintures jouent souvent sur le décalage entre un objet et sa représentation, ce qui suscite le mystère ; par Matisse, dont les créations sont fraiches, lumineuses, souvent éclatantes comme dans les beaux vitraux de la chapelle qu’il a décorée à Vence.
J’ai été séduite par l’abstraction de Nicolas de Staël, par les lignes entrelacées qui rythment ses toiles, par la juxtaposition si habile de ses couleurs. L’exposition qui lui a été consacrée à Paris m’a vraiment intéressée. Dès mon enfance, j’ai visité plusieurs musées d’Italie, de Grèce, d’Égypte, Avec mes nombreux voyages, cela m’a donné une large ouverture artistique.
Plusieurs sculpteurs m’ont touchée : Rodin, Camille Claudel – notamment Le Déchirement –, Giacometti, Calder, les formes lisses et ovoïdes du roumain Brancusi, pour n’en citer que quelques-uns.
J’ai toujours éprouvé un grand bonheur à visiter les musées : à Athènes, à Paris, notamment le Louvre, le Musée d’Art Moderne, plusieurs expositions au Grand et au Petit Palais, d’autres au Centre Pompidou. Je suis allée au Musée des Offices à Florence. J’aime bien séjourner à Barcelone, à Madrid et à Londres. Le passé culturel de chaque ville m’enrichit.
Et puis, je dois ajouter les romantiques allemands du 18e, pour leur approche quasi métaphysique des paysages désertiques, les admirables dessins d’Ingres, l’œuvre de Manet…
Quelles belles références !
En fait, je suis surtout fascinée par les ciels. Comment ne pas l’être ? C’est une source essentielle à partir de laquelle je construits souvent ma toile. Mais la mer est également fascinante… Il existe tant de ciels et de mers différents que je peux consacrer des heures à la visite d’un musée ou d’une exposition car je reviens toujours examiner plus attentivement les ciels et les mers qui m’attirent. Il m’arrive même de sortir mon carnet pour noter quelques repères sur ces thèmes.
Le musée André Malraux du Havre a consacré il y a quelques années toute une exposition sur le thème du ciel et des nuages dans la peinture et la photographie…
Si j’avais été en France, j’aurais été la voir car je sais que ce musée abrite une magnifique collection de tableaux d’Eugène Boudin. Or, justement, Boudin a peint des ciels magnifiques et des nuages fascinants.
Vous avez évoqué plusieurs musées et quelques grands peintres. Mais, au plan de la technique pure, qu’est-ce qui vous a vraiment influencée ?
Mon professeur grec, le grand peintre grec Athanase Stefopoulos et les nombreuses journées de travail avec lui, à coup sûr. Mais également ce que j’ai appris dans le domaine du graphisme quand je travaillais dans la publicité. Ma ligne, aujourd’hui encore, est très graphique. Mais au fil des années, je pense avoir progressivement évolué, acquis une technique personnelle.
Aujourd’hui, je ne travaille plus qu’avec de la peinture acrylique pour avoir plus d’épaisseur et de fluidité, pour équilibrer la structure ou la lumière d’une toile. Il m’arrive d’intégrer la technique du collage de papier que j’ai préalablement peint. Mais j’ai toujours la même inclinaison pour les couleurs nuancées et je n’hésite pas à atténuer mes coloris, à les estomper pour obtenir l’effet de transparence et de légèreté que je cherchais en diluant parfois mes encres.
Vous résidez à Athènes, une ville chargée d’histoire, extraordinaire par son patrimoine culturel, sa lumière. Vous êtes née à Constantinople, vous avez vécu en France, aux États-Unis, vous avez évoqué les musées de Florence, Barcelone, Rome, Londres… Autrement dit, vous êtes ouverte au monde. Qu’avez-vous retiré de ces voyages ?
Lorsque je faisais du dessin, une amie amatrice d’art qui allait souvent en Turquie m’a dit un jour que les courbes de mes dessins lui faisaient penser à Constantinople. C’est flatteur ! En effet, je sens en moi une émotion qui m’étreint à chacune de mes visites. Et cet affect concerne aussi bien le Bosphore et ses petits bateaux que Sainte Sophie, la Mosquée Bleue, les vieux quartiers et leurs sons bigarrés, et puis cette lumière qui les éclaire de façon si différente d’une saison à l’autre.
Ma famille a dû quitter la Turquie quand j’avais six ans. C’est sans doute une raison d’être émue quand j’y retourne. Mais ce n’est pas la seule. Constantinople est une ville cosmopolite, chargée d’Histoire ! Quand on s’y rend, les yeux et les oreilles détectent des formes, des lumières et des sons auxquels on ne peut rester insensible et que l’on ne peut oublier.
Vos parents l’ont donc quittée pour aller s’installer à Athènes où votre père a été un neurologue réputé…
En repensant à notre arrivée, j’ai le souvenir d’une ville toute blanche ; car il y a beaucoup de marbre blanc en Grèce et, à l’époque, la pollution n’avait pas encore noirci les bâtiments, comme cela arrive, hélas, trop souvent de nos jours. Ma sœur, mon frère et moi avons eu une enfance heureuse. Nous nous y sommes fait rapidement des amis ; mais quelque part, dans la mesure où nous étions Grecs de Constantinople, nous étions quand même d’origine étrangère aux yeux des Athéniens.
On ne peut habiter une ville aussi belle et lumineuse sans en conserver certains traits, certaines formes, certaines lumières dans un coin de tête.
C’est surtout à la mer que je pense en répondant à votre question. Bien sûr, on ne peut rester insensible à la lumière d’un lever de soleil sur l’Acropole, ni aux multiples facettes du Pirée. Mais je ne peux m’empêcher de penser aussi à Skiathos, l’île des Sporades, entre Salonique et Athènes, où depuis quarante ans se trouve notre maison de famille. La mer Égée et le ciel y sont, particulièrement extraordinaires. Pas seulement quand il fait beau, mais aussi lorsque surviennent des orages car la mer y prend une couleur de plomb et le ciel y devient d’une noirceur impressionnante pendant quelques heures, avant de repasser au gris foncé, au gris plus clair, puis, enfin, au bleu et à la lumière qui redonnent son dynamisme à la vie.
Et la France ? Quelle place lui reconnaissez-vous dans votre approche picturale ?
J’ai adoré Paris où j’ai vécu huit ans. J’y reviens toujours avec un plaisir renouvelé. Si l’on met à part ses musées et ses magnifiques expositions, j’aime la Seine, j’aime me promener le long des quais, aux Tuileries, dans les jardins du Luxembourg ; j’apprécie la qualité de l’entretien des bâtiments historiques initié par André Malraux ; et je suis souvent attirée par des jeux d’ombre. Les ombres de Paris sont très attirantes. Les perspectives aussi.
Et puis à Paris les ciels changent rapidement. Je ne rate jamais l’occasion d’aller contempler Paris et son ciel depuis la terrasse de Montmartre, ou celle du Trocadéro.
Il y a dans cette belle ville des perspectives magnifiques, des ombres, des effets de clair-obscur où de nombreux artistes ont puisé leur inspiration.
En marchant dans Paris, je retrouve la source de l’art français que j’ai apprécié dans les livres. Paris justifie pleinement l’appellation de Ville Lumière qui lui est donnée. Je dois toutefois préciser que la perspective stricto sensu ne m’intéresse pas pour ma peinture. Je la travaille plutôt en me servant des couleurs.
C’est rare qu’un élément humain entre dans vos tableaux. De manière symbolique vous venez de faire une exception avec cette foule rassemblée au pied de la Croix de Lorraine pour rendre hommage au général de Gaulle…
C’est vrai. L’élément humain est plutôt rare dans mes toiles. Pendant des années, je n’ai peint que des paysages. Mais l’arbre, le rocher ou d’autres éléments naturels que l’on peut y observer ont un sens symbolique. Un jour, j’ai introduit dans un paysage une maison ; puis, dans une autre toile un petit bonhomme. Et cette année, l’annonce de la commémoration d’événements qui marquent profondément l’histoire de France et sa place toute particulière dans le monde, m’a incitée, après une visite du bureau historique du général de Gaulle rue de Solférino, à participer à l’hommage amplement mérité qui lui est rendu cette année.
Que représente pour vous le général de Gaulle ?
De Gaulle a marqué l’histoire du XXe siècle. Il avait une vision, une conception élevée de la France et de son rôle dans le monde, un souci réel de la paix et du progrès. Il a su rassembler des gens d’origines différentes autour de ce qu’il a appelé « une certaine idée de la France ».
Il est important aujourd’hui, je pense, d’entretenir son souvenir, de transmettre ses valeurs aux plus jeunes et de veiller à ce que la Croix de Colombey-les-deux-Eglises continue à faire rayonner ses nobles idées en accueillant au Mémorial des visiteurs venus de tous horizons, en groupe, en famille ou avec leur école pour mieux connaitre cet immense homme d’état.
En tant que peintre, quelle fonction assignez-vous à l’art dans la société moderne ?
L’art comme l’histoire doit s’inscrire dans le temps et aider l’homme à progresser en développant sa personnalité, ses capacités individuelles et collectives. Mais l’art ne doit pas être réglementé. L’art doit s’inscrire dans la liberté, même si l’initiation artistique passe par une éducation qui suppose des programmes préétablis et un minimum d’encadrement.
Pour qu’un artiste, un auteur soit regardé, lu ou écouté, il faut que sa création soit recevable par celles et ceux auxquels il s’adresse, par celui ou celle qui va le voir, le lire ou l’écouter. Sinon le dialogue est impossible.
Vous évoquez la nécessité d’un dialogue entre l’artiste et son public ; à quel public vous adressez-vous ? Avez-vous un message à délivrer à ceux qui contemplent vos toiles ?
Je suis heureuse que les jeunes générations apprécient ce que je fais. Je suis ravie, bien sûr, que les plus âgées viennent également voir mes toiles. Mais j’ai établi une relation particulière, une sorte de connivence avec les jeunes, qui sont d’ailleurs nombreux à venir me parler à Athènes. Permettez-moi, aujourd’hui, d’espérer que mon hommage au général de Gaulle et à la foule de ses fidèles sera compris et partagé.
L’art peut-il se nourrir de la réalité ?
Toutes les formes d’art peuvent et gagnent à se nourrir de la réalité. Mais pas uniquement ; Surtout pas ! L’imagination, le rêve, le fantastique, l’exacerbation de certains sens ont, à l’évidence, au fil des siècles, nourri, enrichi et souvent sublimé certaines formes d’art, qu’il s’agisse de l’architecture, de la peinture, de la sculpture, de la musique, de la poésie, ou des lettres, pour n’en citer que quelques-unes. Je pense, à cet égard, que l’enseignement artistique a toute sa place dans les écoles.
Propos recueillis par M. Jean-Marie Dedeyan, vice-président de la Fondation Charles de Gaulle