RENCONTRE AVEC LE NÉGUS

par Jean-Paul Ollivier,
Journaliste et membre de la Convention de la Fondation Charles de Gaulle

Olivier Guichard, grand baron du Gaullisme aurait eu 100 ans, cette année. Il me laisse un souvenir très plaisant et une grande finesse d’esprit.

En 1967, alors que j’officiais en qualité de journaliste à la Radio-Télévision de Djibouti, j’avais eu le plaisir de l’interviewer à l’aéroport du territoire tandis qu’il effectuait une escale sur le chemin de Madagascar. Il occupait alors les fonctions de ministre de l’Industrie. A la fin de l’entretien, je m’étais permis de lui demander s’il avait conservé des souvenirs de la grande région de l’est de l’Afrique où il se trouvait. Il se mit alors à évoquer la personnalité du « Rois des rois » Haïlé Sélassié, empereur d’Éthiopie. Ses souvenirs remontaient au mois d’octobre 1953 alors qu’il accompagnait le général de Gaulle dont il était le chef de cabinet. Le Général s’apprêtait alors à mettre en sommeil le RPF mais tenait à voir ou à revoir des terres où avaient commencé – souvent dans la douleur – les aventures de ses premiers compagnons de guerre. Il avait donc souhaité rendre visite à Haïlé Sélassié qui l’avait souvent invité et vouait pour toujours une admiration reconnaissance au chef de la France libre qui avait pris une part prépondérante avec les Anglais dans l’intervention militaire, en Abyssinie…Le voyage s’effectua en avion par le DC4 offert au Général par le Président Truman

À Addis-Abeba, Olivier Guichard se souvenait de l’impatience de De Gaulle que l’on fit longuement attendre dans une antichambre où il faisait une chaleur éprouvante. Le chef de cabinet avait bien du mal à retenir le Général qui, à un certain moment, lui dit avec la plus grande détermination, voire irritation : « Allez, on s’en va ! » Guichard se vit alors contraint d’inventer les composantes et les particularités d’un protocole éthiopien faisant appel à son imagination foisonnante. Et l’audience se déroula enfin…

En 1972, je repars à Djibouti pour un deuxième séjour à la radio-télé dans ce Territoire français des Afars et des Issas. Au mois de juillet, un nouveau haut-commissaire est nommé : Georges Thiercy. Il me reçoit, individuellement, comme les autres confrères. Dans le feu de l’entretien, il me révèle qu’il doit être bientôt reçu par le « Roi des rois » et qu’il est autorisé à être accompagné d’un ou deux journalistes. Il me propose d’être du voyage. Une occasion incroyable. J’avais toujours rêvé de voir ou au moins d’apercevoir l’Empereur, figure mystérieuse et influente de ce XXe siècle, non seulement dans l’unité africaine mais sur la scène mondiale.

Le jour du rendez-vous, nous arrivons à Addis-Abeba devant le palais de style mauresque, sous un soleil de plomb. J’ai dans la tête le récit que m’en a fait Olivier Guichard cinq années auparavant. Chose étonnante, ses propos correspondent exactement à ce qui se passe pour moi, ce jour-là. On nous fait d’abord longuement attendre dans une pièce étouffante. Guichard avait raison. Ce devait être une composante du protocole. L’entrée fut un peu gâchée par un chambellan outrageusement décoré qui nous poussa sur les côtés afin de ne pas arriver « ex-abrupto » devant le souverain. Je me souviendrai toute ma vie de cette vue panoramique où Haïlé Sélassié nous apparut lointain, la silhouette se découpant sur un fond neutre, lui-même faisant un peu office de vitrail de cathédrale. Il me sembla encore plus petit que me l’avaient laissé entrevoir les prises de vues. Rien ne bougeait dans sa physionomie et son apparence figée me faisait penser à une momie.

On nous conduit donc par une coursive dans une immense pièce. A un certain moment, serré de près par les gardes, je trébuche et suis projeté conte un pilier sur lequel repose un pot de fleurs qui tombe et se brise tandis que je rebondis et percute un autre pilier ! Tout cela se passe au milieu d’un silence sépulcral à quelques mètres du souverain et sous le regard sévère de ses sbires.

L’Empereur quitte bientôt son bureau pour se placer sous une tapisserie des Gobelins représentant la rencontre du roi Salomon et de la reine de Saba. Je me dis : « Tiens ! Guichard m’a aussi parlé de cela ».

Finalement tout se passera normalement. Le protocole imposait que l’on sortît du salon à reculons, le Haut-commissaire conservant une attitude normale. Je me souvenais aussi que Guichard avait connu ce même supplice à reculons tandis que de De Gaulle, lui, avançait dans une position normale « L’essentiel avec de Gaulle étant, soulignait-il, de ne pas se marcher sur les pieds ! »

Ce fut un événement et l’un des plus grands souvenirs de ma carrière.

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