EXTRAIT DE L’OUVRAGE LES CHÊNES QU’ON ABAT D’ANDRÉ MALRAUX

« Dix minutes après la mort, le médecin quitte La Boisserie pour aller soigner les filles d’un cheminot. Madame de Gaulle demande à l’un des menuisiers de prendre l’alliance au doigt du Général : leur travail à peine terminé les deux menuisiers sont appelés par Madame Plique, dont le mari, cultivateur, vient de mourir – aussi… Le surlendemain dans le jour gris des funérailles, je me hâte sous le glas de Colombey, auquel répond celui de toutes les églises de France, et dans mon souvenir, toutes les cloches de la Libération. J’ai vu le tombeau ouvert, les deux énormes couronnes sur le côté : Mao Tsé Toung, Chou En-lai. A Pékin, les drapeaux sont en berne sur la Cité interdite. À Colombey, dans la petite église sans passé, il y aura la paroisse, la famille, l’Ordre : les funérailles des chevaliers. La radio nous dit qu’à Paris, sur les Champs-Élysées qu’il descendit jadis, une multitude silencieuse commence à monter, pour porter à l’Arc de Triomphe les marguerites ruisselantes de pluie que la France n’avait pas apportées depuis la mort de Victor Hugo. Ici, dans la foule, derrière les fusiliers marins qui présentent les armes, une paysanne en châle noir, comme celles de nos maquis de Corrèze, hurle : « Pourquoi est-ce qu’on ne me laisse pas passer ? Il a dit : Tout le monde ! Il a dit : Tout le monde ! »

Je pose la main sur l’épaule du marin : « Vous devriez la laisser, ça ferait plaisir au Général : elle parle comme la France ».

Il pivote sans un mot et sans que ses bras bougent, semble présenter les armes à la France misérable et fidèle – et la femme se hâte en claudiquant vers l’église, devant le grondement du char qui porte le cercueil ».

André Malraux, Les Chênes qu’on abat (éditions Gallimard), 1971

X