HOMMAGE À DANIEL CORDIER (1920-2020)

par François Berriot et Jean-Marie Dedeyan

Compagnon de la Libération, Chancelier d’honneur de l’Ordre, ancien secrétaire particulier de Jean Moulin puis de son successeur Claude Bouchinet-Serreulles, Daniel Cordier s’est éteint le 20 novembre 2020. La République française lui a rendu hommage dans la cour d’honneur des Invalides le 26 novembre, lors d’une cérémonie présidée par le Chef de l’État. Il avait noué avec la Fondation Charles de Gaulle une relation très forte, empreinte d’une grande confiance et de rapports toujours chaleureux qui honorent notre action.

Au commencement, à Bordeaux puis à Pau, il est un enfant d’autrefois, choyé par sa mère, son père, sa grand-mère tant aimée, ses proches, et qui part, chaque été, en vacances sur la Côte basque, dans la grande limousine pétaradante où s’entasse toute la famille, gouvernante comprise. Puis vient l’adolescence, avec ses loisirs – le tennis, la natation, les randonnées dans les Pyrénées – et avec un engagement politique précoce au sein du nationalisme d’alors, catholique, Action Française et antisémite. Le jeune homme souriant, exalté, sensible, est en ce temps-là grand lecteur de Maurras et de Gide. Bien qu’ayant d’autres passions, il s’éprend de la jeune Dominique, fille de son chirurgien dentiste. En septembre 1939, lors de la déclaration de guerre, il veut partir « tuer du Boche » mais son père l’en dissuade fermement.

Et puis, le 17 juin 1940, il entend le discours de ce maréchal Pétain dont il a tant espéré l’accession au pouvoir : abasourdi par cette capitulation, il monte dans sa chambre et se jette sur son lit pour pleurer comme un enfant, se reprochant d’avoir joui de la vie alors que la France allait au désastre. Le surlendemain, avec quelques camarades, il s’embarque à Bayonne et finit par aboutir à Londres dans la « Légion de Gaulle » ; là, il commence par partager, avec ses camarades, les pièces d’or que lui avait remises son beau-père, et il se surprend à sympathiser, lui antisémite, avec Raymond Aron et Stéphane Hessel. Henri Ecochard et Yves Guéna garderont, de lui à cette époque, le souvenir d’un garçon étonnant : « C’était lui le plus doué de nous tous. »

Une longue période d’inaction débute avant l’entrée au B.C.R.A., puis arrivent un entraînement très intense, et, en juillet 1942, le parachutage près de Montluçon, avec, enfin, à Lyon, la rencontre de sa vie : Jean Moulin, « Rex », « le patron ».

Daniel Cordier devient alors, pour près de onze mois, l’homme de confiance de Jean Moulin, chargé d’unifier la Résistance intérieure et de fonder l’Armée Secrète ; il se révèle très vite extrêmement actif, méthodique, habile, audacieux. Il irrite certains chefs des Mouvements par son dévouement sans borne pour le Délégué général du général de Gaulle, mais il émerveille la douzaine de filles et de garçons placés sous ses ordres et qui sont prêts à se faire tuer pour « le patron ». « Il nous insufflait l’esprit de Jean Moulin », écrira Jacqueline Pery d’Alincourt. « Il était toujours en mouvement, spirituel, surprenant », confiera Claire Chevrillon. Paul Schmidt en dira tout autant : « Tu as été, de nous tous, le plus proche de Jean Moulin. »

À Caluire, le 21 juin 1943, moins d’un mois après la fondation de Conseil de la Résistance, Jean Moulin est arrêté et la vie de Daniel Cordier bascule : le « patron », désormais, lui manquera à jamais. « Notre Dieu est mort », dit-il à Georges Bidault qui anime alors le Bureau de l’Information et de la Propagande. Le jeune homme et ses compagnons ont immédiatement le sentiment très fort que Jean Moulin, après le général Delestraint deux semaines auparavant, a bien été victime du hasard, de l’imprudence, mais surtout d’un complot visant à éliminer deux très hauts responsables qui viennent de placer la Résistance intérieure sous l’autorité exclusive du général de Gaulle (ce dernier étant d’ailleurs accusé, par quelques cadres des Mouvements, d’être l’otage des communistes voire de vouloir instaurer une dictature).

Après le drame, Daniel Cordier poursuit son action auprès des successeurs de Jean Moulin, Claude Bouchinet-Serreulles et Jacques Bingen ; mais, définitivement « grillé », il doit retourner à Londres, via l’Espagne, et, au printemps 1944, il reprend du service au B.C.R.A. sous les ordres du Colonel Passy qu’il suit à Paris en été 1944 et dont il devient le chef de cabinet lorsque celui-ci est nommé directeur général des études et recherches (DGER). Quand, à la fin du mois de janvier 1946, de Gaulle s’en va, le lieutenant Cordier comprend que, pour lui, la grande aventure est finie ; il démissionne de la DGER et part retrouver un ami en Afrique.

Durant plus de vingt ans, ce sera le temps de l’art, des voyages, des passions. Daniel Cordier n’a rien d’un ancien combattant et il n’a plus que de très rares contacts avec ses camarades de la Résistance. Mais, un soir d’automne 1977, il est invité à participer à une émission télévisée, et il entend avec stupéfaction un des patrons de la Résistance affirmer que Jean Moulin était un « crypto communiste qui travaillait pour l’URSS » . Sur le plateau, il tente de protester, mais en vain. Le soir même, la rage au cœur, il se met à écrire l’histoire de son patron et celle de la Résistance intérieure, qui se confond avec sa propre vie. Paraissent successivement, jusqu’en 1999, quatre énormes volumes qui rassemblent une masse extraordinaire de documents et de témoignages présentés et analysés avec la rigueur de l’historien. Suit, en 2009, Alias Caracalla où l’auteur rapporte, avec humour et tendresse, sa propre action et celle de son patron jusqu’au drame de Caluire en juin 1943…

On peut légitimement penser que, dans quelques semaines (en attendant la publication éventuelle du passionnant et stupéfiant Journal intime commencé dès les années 1930,  interrompu peu après 2000 et qui compte plusieurs milliers de pages !), paraîtra le second volume d’Alias Caracalla où Daniel Cordier évoque les derniers mois vécus dans la clandestinité en France, ses rencontres de 1943-1944 avec quelques personnages célèbres (comme Sartre, tout prêt à soutenir l’action du général de Gaulle, Camus, plus réservé avec les agents du B.C.R.A., Roger Vaillant, aventurier fraternel), son amitié très tendre pour Jacqueline Pery d’Alincourt, son respect pour la générosité et le courage d’Hugues Limonti, de Laure Diebold, de Suzanne Olivier Lebon et de quelques autres encore qui combattirent à ses côtés.

Bien entendu, dans ce second volume, devrait être présent le général de Gaulle. Les sentiments de Daniel Cordier à l’égard du Général, d’ailleurs, ont varié au fil du temps : admiration et fidélité passionnées durant la guerre (même si l’accueil à l’Olympia Hall, en début juillet 1940, est apparu déroutant : « Messieurs, vous êtes venus et je ne vous félicite pas ; vous n’avez fait que votre devoir ! ») ; opposition « républicaine », en 1958, lors du retour du Général « aux affaires » ; intérêt nuancé durant les onze années de Présidence… Cependant, épisodiquement, se produisent des retrouvailles, des moments de communion, par exemple lors de la cérémonie de décembre 1964 au Panthéon où Daniel Cordier, pour la première fois depuis longtemps, regarde « le général de Gaulle, immense dans sa capote militaire : de loin, il n’avait plus d’âge ; c’était vraiment le général de Gaulle, celui que nous avions aimé. » Ou encore le spectacle du vieux géant arpentant la grève, seul face à l’océan, en Irlande, et l’émotion, la tendresse qui remontent, à l’annonce du décès du Général, en novembre 1970.

Ce sont cette admiration et cette reconnaissance infinies qui inspirent, en 1999, les très belles pages de La République des catacombes mettant en scène Charles de Gaulle portant l’honneur et la souveraineté de la France face à l’ennemi, face à Vichy, face aux Alliés. Tout récemment encore, en 2019-2020, lorsque les responsables de l’Association nationale des Amis de Jean Moulin demandent à Daniel Cordier à quelle institution ils doivent désormais rattacher leur association, il leur répond : « Mais à la Fondation Charles de Gaulle : pour moi, la Fondation, c’est la France Libre, et Jean Moulin, c’est le Délégué général de Charles de Gaulle ! ».   

Depuis le début de l’été 2018, Daniel Cordier a vécu cloîtré, à Cannes, en compagnie de ses livres et de sa collection d’art premier, dans l’appartement qui domine la Croisette et la mer. Il y a reçu, jusqu’à ces dernières semaines, les visites et surtout les appels téléphoniques de la Présidence de la République, de la Fondation Charles de Gaulle, de l’Ordre de la Libération, de proches de grands résistants, d’historiens et de chercheurs, d’amis intimes. Il y a été très entouré par ses petites-filles, Candice et Sorm, par sa dévouée et efficace collaboratrice, Patricia Falchero, par Valérie et Thierry Kherroub dans les bras de qui il a rendu son dernier souffle : à ces cinq fidèles, aujourd’hui, vont notre pensée très forte et notre amitié, dans le souvenir de cet homme merveilleux qu’ils ont tant aidé et aimé.

Puissent les jeunes générations veiller à conserver le souvenir de ce témoin héroïque de la France Libre, grand historien de la Résistance dont il a su lucidement montrer la complexité et garder la mémoire.

HOMMAGE À DANIEL CORDIER (1920-2020)

par Frédéric Fogacci
Directeur des études et de la recherche de la Fondation Charles de Gaulle

Compagnon de la Libération, chancelier d’honneur de l’Ordre, grand-croix de la Légion d’honneur, ancien secrétaire particulier de Jean Moulin puis de Claude Bouchinet-Serreulles, Daniel Cordier s’est éteint ce vendredi 20 novembre. Avec lui disparaît le dernier Compagnon directement impliqué dans l’organisation et l’action de la résistance intérieure. Mais Daniel Cordier s’est toujours revendiqué « Français libre » avant tout.

On retiendra tout d’abord de son parcours le sursaut, le réflexe patriotique qui amène un jeune homme de 19 ans, de conviction monarchiste, proche de l’Action française, pas même encore mobilisé, à tout abandonner pour gagner Londres dès les derniers jours de juin 1940, après avoir tenté de se rendre à Alger. « Il faut soulever le pays d’une fureur sacrée, l’organiser et combattre », écrit-il dans Alias Caracalla. Cette prise de risque insensée, mais aussi cette volonté inextinguible, irrépressible de relever l’honneur de la Nation, qui fut aussi celle d’Yves Guéna ou de Christian Fouchet, cette inconscience presque joyeuse par-delà tous les risques pris et les ruptures accomplies, font de Daniel Cordier un français libre d’instinct. La France libre sera un lieu d’éducation politique, mais aussi un creuset : disciple de Maurras, il y noue des liens d’amitié avec Raymond Aron et s’éloigne de tout antisémitisme.

Sa vocation est de se battre, sa formation au BCRA l’y prépare. Telle ne sera pourtant pas sa tâche essentielle. Parachuté au-dessus de Montluçon en juillet 1942, il est alors destiné à assister Georges Bidault dans le déploiement du Bureau d’Information et de presse. Mais sa rencontre avec Jean Moulin, le 30 juillet 1942 à Lyon, définit sa destinée. « Choisi » par Moulin (dont il ne connaîtra pas l’identité véritable avant la Libération), homme de gauche et radical-socialiste, Daniel Cordier devient son secrétaire, son collaborateur de tous les jours, mais aussi son disciple. C’est à ce titre qu’il se trouve en première ligne dans des moments aussi décisifs que la réunion fondatrice du Conseil national de la résistance, rue du Four, le 27 mai 1943. « Au carrefour de toutes les imprudences et de tous les dangers », à la croisée du labyrinthe qu’est alors la résistance française, il reste en poste auprès de Claude Bouchinet-Serreulles après l’arrestation de Moulin à Caluire, avant de rentrer en France en mars 1944, par l’Espagne. Daniel Cordier ne sera pas du débarquement, et après une brève carrière dans les services secrets, quitte l’engagement public au départ du Général en janvier 1946.

S’il se tient ensuite à l’écart de la vie publique et fuit toute reconnaissance, considérant avoir servi, le « terrible cortège » de Jean Moulin reste pour lui une référence et un vecteur. D’abord car il consacre sa vie à l’art moderne, auquel il fut initié par Moulin : lors de leurs conversations publiques, à chaque menace d’indiscrétion, Moulin se lançait dans de savantes considérations sur Renoir ou Kandinsky pour rétablir l’anonymat. C’est dans une galerie d’art moderne que Daniel Cordier retrouvera Moulin au sortir de la réunion fondatrice de la rue du Four. Ensuite car c’est sur le tard qu’il se décide à prendre la plume pour défendre la mémoire de son « patron », écorné par Henri Frenay, patron du réseau Combat, qui en 1977 l’accuse d’être un agent communiste. Daniel Cordier y répond par une somme, nourrie d’un travail d’archives monumental, Jean Moulin, l’Inconnu du Panthéon, qui dissipe ses théories tout en rendant l’héroïsme mais aussi l’humanité du premier chef du CNR. Avant d’éclairer son parcours personnel de cet aveu qui clôt Alias Caracalla : « « C’est parce qu’il était un inconnu que je m’étais employé à ce que notre relation demeurât secrète», même bien après la Guerre.

« On a eu beaucoup de chance d’avoir de Gaulle à ce moment-là. Il fallait être fou pour faire ce qu’il a fait. Et nous aussi, il fallait que nous soyons assez fous pour le suivre ! Heureusement qu’il y a eu cette petite bande d’illuminés, dont j’ai fait partie », concluait Daniel Cordier dans un entretien donné au Monde voici deux ans. Avant de faire part de son peu d’envie que la crypte du Mont-Valérien, destinée à accueillir le dernier Compagnon de la Libération, devienne soit sa dernière demeure (« Je n’ai pas envie d’être enterré là, dans le noir. Je préfèrerais être enterré ici, au soleil (près de Cannes »). Ce sort sera celui d’Hubert Germain, dernier des Compagnons.

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