Mon Général,

Quelle mouche me pique de vous écrire ces mots cinquante années jour pour jour après votre disparition ? Celle du coche, peut-être. Ou bien le bourdon d’un gaullisme intemporel qui, loin de battre de l’aile un demi-siècle après votre mort, est peut-être plus vivant que jamais. Parce qu’il incarne une certaine manière d’être français et d’être dans le monde. Une certaine façon de lutter pour la liberté, pour la dignité de l’homme et pour cette chose devenue si désuète aux yeux de certains : la souveraineté et la grandeur de la France.

Je n’ai aucun titre pour m’adresser à vous en dehors du fait que j’ai été plongé très tôt dans la marmite de la potion gaullienne. Tout jeune, j’ai su que la France vous devait une fière chandelle.

BBC et DFL

Mon grand-père paternel, qui était à demi anglais, avait entendu votre glorieux appel à la BBC. Il vivait en France mais il écoutait depuis des années la radio britannique. Le 18 juin, comme les jours précédents, il reçut les informations en provenance d’Albion, qu’il estimait plus fiables que celles des autorités françaises sur les ondes officielles – même si ce n’étaient pas encore les « fake news » de Vichy. Il hésita à rejoindre la France Libre mais jugea qu’il serait plus utile à son pays en y demeurant et en y exerçant son métier de médecin. Ainsi soigna-t-il nombre de Résistants et maquisards au cours de la guerre. Il fut proche du réseau Combat.

C’était un homme de gauche, tendance SFIO canal historique, pas cocardier mais prêt à mourir pour ses convictions. Il admirait non seulement votre combat pour la liberté, mais aussi votre haute culture et votre intégrité personnelle.

Mon grand-père maternel était, lui, un patriote fervent, anglophobe, et homme de droite. Vous étiez son dieu. Il avait participé à la bataille de France comme officier d’artillerie et avait été évacué vers l’Angleterre depuis Dunkerque. Revenu sur le continent pour poursuivre la lutte, fait prisonnier par les Allemands du côté de Vannes, il s’était échappé du train qui l’emportait outre-Rhin vers un Oflag. Dès qu’il l’avait pu, il s’était engagé dans la 1ère Division Française Libre (DFL). Il y demeura jusqu’en septembre 1945, plusieurs mois après la fin de la guerre.

Ma grand-mère vous idolâtrait tout autant. Elle a aujourd’hui 102 ans. Elle a relu il y a quelques mois votre premier livre, La discorde chez l’ennemi, dans la nouvelle édition d’Hervé Gaymard, le président de la Fondation qui porte votre nom.

Dans ma famille, vous faisiez, si j’ose dire, partie des meubles. Les Chênes qu’on abat trônait en bonne place dans la bibliothèque paternelle. Enfant, j’ai longtemps cru que votre képi était décoré de feuilles de chêne à cause de ce livre d’un de vos compagnons d’armes préférés.

Un grand artiste 

A mes propres enfants qui s’étonnent aujourd’hui de l’admiration un peu béate que je vous porte, je réponds : « C’est un grand artiste que j’admire ! ».

Et je leur explique que vous excelliez dans bien des arts.

L’art du verbe et du commandement. L’art politique et l’art de la guerre. L’art de comprendre les hommes et de les guider. L’art d’être un grand homme sans sombrer dans le cynisme calculateur d’un Richelieu ou dans le culte de soi d’un Louis XIV. L’art d’aimer ses compatriotes sans les flatter dans le sens du poil ni leur faire la leçon. L’art de résister à la tentation du découragement dans les temps de crise, de ne jamais écouter la voix de la complaisance et de la facilité et de ne jamais pactiser avec ses ennemis. L’art d’être un homme de son temps et de l’avenir tout en ayant été nourri des leçons de l’histoire et des œuvres de la culture classique. Et d’autres façons encore d’être un artiste de son siècle, de son pays et de sa race : celle des hommes libres, intrépides et bâtisseurs.

Et quand ils me demandent ce que ce militaire vieux jeu et raide comme un « i » peut bien avoir à dire à la jeunesse actuelle, je leur rappelle par exemple ce que vous avez fait pour la cause des femmes, notamment en leur donnant le droit de vote et, vingt ans après, la contraception. Je leur parle de votre relation si belle et si touchante avec votre fille Anne, une relation empreinte des valeurs du « care », comme on dit de nos jours mais comme vous n’auriez pas dit, vous qui détestiez les anglicismes – et sur ce terrain linguistique, vous avez perdu la bataille à plate couture.

Je leur rappelle encore que vous avez mis en garde vos contemporains avec clairvoyance contre certains écueils du capitalisme ou contre le risque de déshumanisation de l’individu à l’ère de la technologie. Sans oublier votre attachement à la laïcité (quelque profonde qu’ait été votre foi chrétienne) ou votre contribution déterminante (bien que fortement contestée en son temps) à la fin de l’aventure coloniale de la France. Et puis, votre vie personnelle plutôt spartiate correspondait assez bien à cet esprit de « frugalité » que vantent les jeunes générations.

Un héros français moderne

Bref, j’essaie de leur faire comprendre que vous êtes beaucoup plus moderne, beaucoup plus « à la page », beaucoup plus « en avance » et « inspirant » que ce qu’ils pourraient s’imaginer.

Je ne suis pas certain de les convaincre mais je crois deviner qu’ils portent en eux, comme tant de jeunes de leur âge, certains des idéaux démocratiques et sociaux que vous incarniez et que vous avez si admirablement poursuivis.

Cinquante ans après votre disparition, ils sont gaullistes sans le savoir, sans le revendiquer, sans même s’en soucier. La France du Général, ce n’est pas le monde d’hier. C’est une volonté et une espérance. C’est une éthique en mouvement. C’est une foi indestructible dans les forces, les ressources et le génie de ce « cher vieux pays » qui a renoué grâce à vous, pendant tout le temps de votre action et peut-être au-delà, avec son destin incomparable. Vive la France !

David Brunat,
Consultant et écrivain, associé chez LPM Communications

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