Entretien de Jacques Julliard avec Alexandre Devecchio
In lefigaro.fr

ENTRETIEN – Alors que la France célèbre le cinquantième anniversaire de sa disparition, l’historien Jacques Julliard s’intéresse au président écrivain dans De Gaulle et les siens, l’un des essais les plus originaux consacrés au fondateur de la Ve République. Une manière de rappeler qu’en France, la politique ne peut se passer de la littérature.

LE FIGARO. – Pourquoi avoir choisi d’étudier la figure de De Gaulle à travers celles de Bernanos, Claudel, Mauriac et Péguy, quatre écrivains catholiques ?

Jacques JULLIARD. – De Gaulle considérait la France comme un pays chrétien. C’est une chose qui, un demi-siècle plus tard, peut nous paraître étrange, mais pour lui c’est une évidence : la France est un pays chrétien et, par conséquent, c’est un pays laïque. De ce point de vue-là, de Gaulle n’était pas tellement différent des hommes de la IIIe République qui étaient, certes, anticléricaux, mais spiritualistes. Dans le conflit qui a opposé l’Église et la République à la fin du XIXe siècle, nous avons affaire à deux adversaires mais aussi à deux partenaires. Aucun d’entre eux n’imaginait une France déchristianisée comme elle est en train de le devenir aujourd’hui.

De Gaulle était un catholique convaincu, non traditionaliste certes, mais traditionnel, et chaque fois que les circonstances le lui permettaient, il allait à la messe. En revanche, chaque fois qu’il était en fonction ou en situation de chef d’État, il respectait la laïcité. Il entrait dans les églises comme n’importe quel chef d’État mais il ne communiait pas. Il y a cependant certains signes qui montrent qu’il avait le souci du caractère chrétien de la France. À la libération de Paris, ce n’est pas un Te Deum solennel qu’il fait prononcer à Notre-Dame, c’est un Magnificat qui renvoie à une religion plus personnelle…

Ce que je montre dans ce petit livre, c’est que de Gaulle a essayé d’attirer à lui des hommes en qui il voit des illustrations de la France qu’il veut, une France qui comprend des chrétiens et des agnostiques. La preuve, de Gaulle n’hésite pas à se tourner vers Malraux, agnostique, qui fait aussi partie de sa France.

La laïcité en France, souvent mal comprise, s’inscrit-elle dans un héritage culturel chrétien ?

Absolument. Il y a même dans le gallicanisme d’Ancien Régime une expression politique de l’indépendance. La laïcité ne suppose pas l’absence de la question religieuse comme si la majorité des Français n’était pas de culture chrétienne. La séparation de 1905 n’est certes pas le gallicanisme d’Ancien Régime, mais dans les deux cas, c’est une volonté d’indépendance vis-à-vis du Vatican en particulier et du religieux en général.

La laïcité ne commence pas en 1905. Certes, il y a rupture dans les rapports de l’Église et de l’État, mais cela ne signifie pas pour autant ignorance réciproque. La morale de l’école républicaine est une vision proche de l’idéal chrétien. La morale de Jules Ferry est semblable à la morale chrétienne hormis la référence à la divinité. Pourquoi l’école laïque s’est-elle imposée si facilement ? C’est parce qu’elle ne rompait pas ce lien implicite qui existait entre le politique et le spirituel, et que les valeurs qui la sous-tendaient étaient en fait les mêmes que celles de l’humanisme chrétien.

Aujourd’hui, les Français ont sans doute une conception plus fonctionnaliste du pouvoir, et c’est exactement ce qu’ils ont avec Macron

Dans le combat contre l’islamisme aujourd’hui, vous êtes un défenseur de la laïcité. Mais celle-ci ne doit-elle pas s’inscrire dans un héritage plus vaste ?

Oui. Je suis le fils d’un père conseiller général, radical-socialiste et agnostique, révoqué par Pétain en 1940. Il avait fait Verdun et en était revenu antipétainiste car, républicain convaincu, il se méfiait des militaires. Je suis aussi le fils d’une mère catholique fervente qui acceptait pleinement cette laïcité. Quand mon père et ma mère se sont mariés, ils se sont mis d’accord sur l’éducation chrétienne des enfants. Je me sens porteur de cette double tradition et je n’ai jamais eu aucun problème avec la laïcité, car pour moi, elle est consubstantielle au christianisme.

C’est cela qui aujourd’hui le distingue de l’islam et d’autres religions. La tentation temporelle de l’Église a existé depuis Constantin, mais les anticléricaux et les républicains ont ramené l’Église à sa vocation primitive telle que l’avait figurée le Christ. Cela n’a pas été facile parce que l’Église était très attachée à son rapport privilégié au pouvoir.

De Gaulle avait un certain mépris pour les intellectuels mais une admiration pour les écrivains…

Pour de Gaulle, les écrivains font partie du patrimoine national. Cela se traduit aussi dans sa volonté d’être lui-même écrivain. C’est un homme qui avait la conviction qu’entre le pouvoir politique et la littérature existait un rapport quasi organique. La France, dit Tocqueville, est une « nation littéraire ». Privilège qu’elle partage avec la Russie. Tout le monde a tendance à dire que de Gaulle reconstruisait la France autour de sa personne. Sous un certain angle ce n’est pas faux, mais de Gaulle voulait surtout mettre en valeur toutes les caractéristiques du patrimoine français, de la France actuelle et éternelle. Quant aux intellectuels, il les considérait comme des usurpateurs, c’est-à-dire des hommes qui s’efforcent d’accaparer le pouvoir politique à la place du peuple lui-même. Aujourd’hui, nous les voyons tous, écrivains et intellectuels, se rallier à de Gaulle, de Debray à Onfray en passant par Zemmour, mais nous oublions que les intellectuels, en particulier ceux de gauche, ont, de son vivant, mené au Général une guerre de tous les instants. Malraux tient une place particulière, car en dehors des écrivains chrétiens, il est le grand écrivain conforme.

Malraux est justement le grand absent de votre livre…

J’ai privilégié dans mon livre les écrivains catholiques. Le premier que de Gaulle a contacté après la Libération n’est pas Malraux, mais Bernanos, avec le fameux télégramme qu’il lui envoie : « Votre place est parmi nous. » Bernanos arrive et de Gaulle lui propose une série de choses : un ministère, probablement celui de la Culture, une ambassade, la Légion d’honneur, Bernanos refuse tout, c’est un sauvage !

De Gaulle a redressé l’économie de la France en 1945 et il a lancé toute une série d’industries. Mais, avec lui, l’argent n’a jamais été au poste de commandement.

Le dernier président littéraire était Mitterrand. Selon vous, est-ce une dimension indispensable pour un chef d’État en France ?

Oui, j’en suis convaincu. Les Français attendent du président qu’il soit Victor Hugo, c’est d’ailleurs ce qui a manqué à Rocard. Mitterrand embrassait le national dans une espèce de synthèse où les pouvoirs politique, littéraire et religieux coexistaient dans une harmonie aussi grande que possible. Aujourd’hui, les Français ont sans doute une conception plus fonctionnaliste du pouvoir, et c’est exactement ce qu’ils ont avec Macron. Je lui suis reconnaissant de parler une langue française rigoureuse et d’avoir une expression orale très bonne. Mais ce n’est pas un artiste, c’est un produit de l’école française, un très bon élève. Au fond, Macron n’a pas réussi à organiser un lien un peu charnel, un peu littéraire avec le peuple français et même si la culture est de moins en moins vivante en France, le peuple reste tout de même très attaché à cette dimension.

Péguy est sans doute l’écrivain pour lequel de Gaulle a le plus d’admiration…

De Gaulle est Jeanne d’Arc au XXe siècle. Il n’a pas d’autre concurrent dans l’histoire de France, à l’exception peut-être de Richelieu. Péguy voit en Jeanne d’Arc, du début à la fin, une représentante du socialisme humanitaire mondial, et il voit dans la France une personne. Maurras ne pense pas que la France est une personne, il pense que c’est une intelligence héritière de la tradition gréco-latine. De Gaulle, lui, pense que la France est elle-même uniquement lorsqu’elle agit comme une personne. Le lien charnel que Péguy imagine entre Dieu, Jeanne, la France et la terre française me paraît conforme, au socialisme près, au génie gaullien.

Grâce à Peyrefitte, nous savons que de Gaulle connaissait par cœur des fragments des œuvres de Péguy. Péguy et de Gaulle sont des artistes de l’incarnation. La politique aujourd’hui a terriblement besoin d’incarnation. Si je suis partisan d’un système présidentiel, c’est parce que seul un homme peut incarner quelque chose, une assemblée ne peut rien incarner.

Le monde moderne est un monde où l’artificiel domine, de l’industrie à l’informatique. Cela génère un besoin extraordinaire d’incarnation humaine. Le pouvoir est quelque chose de charnel. Aujourd’hui, il y a un débat autour de la dérive autoritaire du régime. La question se pose, en effet, car Macron gouverne seul. Néanmoins, les risques de dérive autoritaire sont plus grands quand le pouvoir est faible que quand le pouvoir est fort. Le passage d’un pouvoir fort à un pouvoir autoritaire n’a pas tellement de précédent. En revanche, le discrédit du pouvoir rend possibles des aventures autoritaires, et la gauche oublie cela.

Vous évoquez dans le livre des points communs entre de Gaulle et Péguy : le rapport à l’argent et leur caractère profondément antimoderne.

Péguy dit : « On peut dire que toutes les anciennes puissances temporelles […] étaient plus ou moins profondément comme pénétrées, comme armées intérieurement d’une substance, d’une instance, comme d’une moelle spirituelle, toutes sauf une seule, la seule qui précisément a survécu à l’avènement du monde moderne et qui par cet avènement a été autocrate, et c’est la puissance de l’argent.» De Gaulle pense également cela, bien qu’il n’ait jamais pour autant méprisé l’économie. Il a redressé l’économie de la France en 1945 et il a lancé toute une série d’industries. Mais, avec lui, l’argent n’a jamais été au poste de commandement. « Je n’ai pas vu beaucoup d’entre vous à Londres », dit-il à une réunion d’industriels et de banquiers. Il privilégie la littérature, l’éducation, la langue et le spirituel. C’est pour cela qu’il nous manque tant.

De Gaulle et les siens, Bernanos, Claudel, Mauriac, Péguy, de Jacques Julliard, Le Cerf, 108 pages, 12 €.

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