Le Rocher de Süsten – Mémoires, 1942-1982 de Jean-Noël Jeanneney (éditions du Seuil, 2020, 432 pages)

Voici le premier tome des mémoires de Jean-Noël Jeanneney, au titre énigmatique et accrocheur. Il propose de cheminer de sa naissance à sa désignation à la présidence de Radio France. Héritier talentueux d’une lignée d’éminents serviteurs de la République, historien défricheur, dirigeant et présentateur radiophonique de haut vol, secrétaire d’Etat, l’homme est connu et reconnu ; mais par bien des aspects aussi, méconnu. D’où le vif intérêt et le grand plaisir à lire ce livre, écrit dans une belle langue, familière aux habitués du samedi 10 heures sur France Culture, malicieuse voire subtilement ironique.

Premier atout, dans un genre littéraire produisant plus souvent le pire que le meilleur : ne pas céder au « postériorisme » en rendant linéaire ce qui ne l’est jamais, une existence, quand bien même on pourrait croire toute tracée la trajectoire d’un patricien de la culture et du pouvoir avec, pour ne s’en tenir qu’à la branche paternelle, le grand-père, Jules, président du Sénat avant 1940 et ministre du GPRF et le père, Jean-Marcel, universitaire, élu local et national, ministre du Président De Gaulle. Mais tout de même, « bon chien chassant de race », J.-N. Jeanneney parcourra avec aisance les sentiers battus mais ardus de l’excellence républicaine (khâgne, Normale Sup, Science Po, Agrégation, doctorat d’Etat), sans néanmoins s’y laisser enfermer. Il saura en effet discerner les opportunités, et parfois les saisir, comme en atteste l’entrée dans la « galaxie Mitterrand » qui n’avait rien d’évident de prime abord.

Un deuxième atout tient dans les sources du texte, qui ne sont pas des remémorations nostalgiques du monde d’hier mais des notes prises sur le coup, avec précocité et assiduité, conservées précieusement et bien utilisées. Non tant d’ailleurs pour se mettre en avant que pour faire revivre des moments, des ambiances, des dialogues qui font la chair et la saveur du livre. Et ce d’autant que, à l’instar de Tintin qu’il cite à plusieurs reprises, on est entraîné de l’Europe à la Chine en passant par l’Amérique dans un road trip très sixties. D’où des extraits assez largement cités qui dévoilent une justesse d’analyse mordante (sur son séjour à Rome à l’heure du concile Vatican II par exemple, chapitre 5 Un mécréant au concile) ou un flair journalistique pour le bon sujet ou le bon angle d’attaque (sur le cimetière de Forest Lawn à Los Angeles, chapitre 7 États-Unis 1967).

Le lecteur se trouve ainsi guidé vers l’inattendu, sans que l’auteur cherche à défendre quelque thèse, à justifier quelque péché idéologique de jeunesse (d’une décennie 1960 où il était facile et fréquent d’entrer en tentation) ou à sculpter sa propre statue, au hasard de circonstances dans lesquelles son nom aida sans doute à ouvrir quelques portes. Ainsi, en 1962, accompagnant son père en poste comme premier ambassadeur en Algérie, il observe les nouveaux maîtres du pays, déjà en bisbille en mesurant l’abîme qui sépare la gestion expéditive d’un mouvement de libération nationale du gouvernement d’un pays neuf et impatient. Ou bien, aux Etats-Unis en 1967 en rencontrant l’éphémère chef de la Russie de l’été 1917, l’octogénaire Kerenski, rempli de haine pour Lénine mais considérant Staline comme l’homme le plus intelligent de ce siècle (page 219) !

Dans tous les chapitres, on trouvera des portraits : personnalités politiques, intellectuelles, syndicales ; des amis aussi (notamment historiens, tels Philippe Levillain, René Rémond et Jacques Julliard). Revivent ainsi, en quelques traits souvent piquants et parfois sévères, des « importants » d’alors, relégués aujourd’hui au « terminus des prétentieux ». De tel homme politique connu pour son zézaiement : au moment du café, j’eus l’honneur de sa conversation. Pousser Edgar Faure à parler de lui-même était le moindre des exploits. (…) Il me dit, paraissant un instant s’intéresser à moi pour revenir aussitôt à lui-même : « vous avez bien raison de préparer l’Ecole Normale. Rien ne vaut, je crois pouvoir le dire à bon escient, la culture en profondeur. Je suis plus cultivé que mes collègues (page 65). De tel autre, longtemps ministre de l’agriculture du général de Gaulle, Edgard Pisani : il avait du poids, de l’encolure, de la sueur. Il s’installait au centre de toutes les attentions, mimant ses exclamations, jouant ses évocations, martelant ses vigueurs (page 243).

Il faut évoquer, enfin, la figure en surplomb du général de Gaulle, omniprésent pour des raisons paternelles évidentes, mais pas seulement. Gaulliste sans renoncer à une certaine distance critique (page 67, il est soulagé d’apprendre l’existence de gaullistes de gauche à l’occasion d’une visite de René Capitant le 12 octobre 1960), Jean-Noël Jeanneney nous offre un très beau chapitre d’une visite dominicale à Colombey le 30 décembre 1969 – dont témoigne la photo du bandeau de couverture du livre. Jamais je ne fus porté à faire de De Gaulle un saint de vitrail, une icône à révérer. (…) Trop de choses multiples bougeaient en lui, au gré cyclique de ses fiertés et de ses chagrins, de ses erreurs et de ses fulgurances, pour qu’aucun homme libre pût adhérer au tout de ses actes et de ses choix. Ce m’est pourtant un étonnement que de mesurer qu’il ait tant compté dans ma vie : plus que quiconque, je crois, en dehors des miens (pages 282 et 283). Le pourquoi d’une telle appréciation, que d’autres pourront partager ici et maintenant : le général de Gaulle me sembla appartenir à la petite cohorte de ceux qui apprennent à admirer, à se protéger contre cette tentation qui ronge le foie : la dérision posée comme système. J’aimais en lui le courage moral et physique, la précision du langage adapté à toute situation et à toute personne, la conviction que le peuple est honoré quand on lui parle selon un style noble et un riche vocabulaire, quitte à en rompre le cours par une gouaille soudaine, l’entrelacs entre le sens de l’instant décisif et la longue durée d’une culture profuse, la trace de folie bousculant les sagesses du réalisme ordinaire, quelque chose enfin d’un fatalisme obstinément attaché à échapper aux griffes de l’inévitable, mais qui savait pourtant qu’il n’y parviendrait jamais tout à fait (page 283).

La suite, dont on espère une parution dans les meilleurs délais, se fait déjà attendre !

Franck Roubeau

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