L’étrange colonel Rémy de Philippe Kerrand (éditions Champ Vallon, Ceyzérieu, 521 pages, 29 €)

Une immense lacune est enfin comblée : Gilbert Renault, alias Rémy, le légendaire colonel Rémy, « animateur magnifique et organisateur pratique, menant l’action secrète comme un sport grandiose mais calculé », selon Charles de Gaulle [1] , « créateur du plus important réseau de renseignement de la France Libre [2] », est l’objet d’une magistrale et passionnante biographie. L’auteur n’est pourtant pas un spécialiste de la France Libre ou de l’histoire des services secrets ; il n’a guère en effet à son actif qu’un ouvrage de référence sur les Bretons dans la guerre de 1870 et une histoire du domaine de Pontcallec (Morbihan). Son intérêt pour Rémy – né à Vannes, mort à Guingamp – ne tient pas seulement à de communes origines bretonnes ; il est principalement dû au hasard : sa mère était très liée à l’un des sœurs de Gilbert Renault et son enfance a été bercée par les exploits légendaires du grand résistant et des membres de son réseau – la « Confrérie Notre-Dame » (CND) – qu’il a longuement retracés dans une centaine d’ouvrages à succès.

Un « prodigieux fonceur »

Par la suite, Philippe Kerrand eut envie d’aller plus loin en lisant deux ouvrages consacrés au héros (ceux d’Henri de Grandmaison et de Guy Perrier),  puis en consultant les fonds d’archives – dont ceux de la Fondation Charles de Gaulle et de l’Ordre de la Libération – enfin en recourant aux témoignages des contemporains, parmi lesquels Jacques Baumel et André Dewavrin (Passy), sans oublier celui, capital, de la fille de Rémy, Catherine de Castilho, auteur de Mon père était Rémy (France Empire 1970) et des Enfants du moulin (Sogico, 1986). Ces recherches lui permirent rapidement de se convaincre qu’une légende avait été édifiée sur la base d’un parcours bien réel de résistant farouchement antinazi et de Français libre exemplaire : « La version des faits présentée par Rémy fait parfois fi de la réalité historique », confie-t-il. Un curieux incident retint en particulier son attention : en 1992, 900 lettres de Rémy, qualifiées d’« explosives », avaient été mises en vente à Drouot avant d’être retirées in extremis à la demande de deux membres de la famille Renault [3]. Il y avait là de quoi susciter l’intérêt d’un futur biographe, dont l’attention avait été, par ailleurs, attirée par ce propos énigmatique de Charles de Gaulle à Claude Guy, le 11 avril 1947 : « Rémy est un homme étrange, c’est un caractère étrange [4]. » Trois jours plus tard, de Gaulle annonçait la création du RPF, dont Rémy était le co-fondateur et l’un des principaux dirigeants. Qu’y avait-il donc de si étrange en lui ?

Pas grand-chose, apparemment. Gilbert Renault est l’enfant d’une famille de la moyenne bourgeoisie bretonne : père enseignant, mère au foyer (neuf enfants), très pieuse. On révère Dieu et « le Roi », on est abonné à L’Action française, on admire le « vainqueur de Verdun ». Gilbert est l’aîné de la fratrie, mais il ne brille pas particulièrement par son cursus : études secondaires moyennes, stagiaire à la Banque de France, une tentative malheureuse de créer une entreprise d’okoumé (bois précieux) au Gabon, des « petits métiers » au retour en France. En 1936, ce « Rastignac désolé » (Kerrand) se lance dans la production cinématographique, sans plus de succès. Selon ses propres dires, il « vivote » ; entre temps, il s’est marié et il voyage beaucoup : « J’avais alors un grain de folie dans la tête », confessera-t-il.

La guerre donne à son destin un cours inattendu. Refusant l’armistice, Renault quitte la France dans des conditions rocambolesques et arrive à Londres, où il est immédiatement pris en main par Passy, qui est favorablement impressionné par ce garçon « plein d’allant et de dynamisme », « extrêmement sympathique », « extrêmement intelligent [5] ». Chargé d’une mission de recueil de renseignements en France occupée, Rémy s’en acquitte à, sa façon : en recrutant des hommes décidés à combattre l’occupant, en mettant sur pied un réseau important, mais en sortant du strict champ de sa mission : « Les rappels à l’ordre et à la discipline, explique Philippe Kerrand, ne trouveront aucun écho chez lui. Il se considère comme le ‘’patron’’ et est d’ailleurs reconnu comme tel par les agents de son réseau. Il est nimbé de l’auréole de ‘’l’homme de Londres’’, celui qui dispose des contacts et de l’argent, qu’il ne se privera pas de largement distribuer au gré de ses propres affinités. » Il promet des postes de direction, des médailles, des avantages matériels

Mais les résultats sont là : Rémy excelle dans le renseignement, alors qu’il n’y est nullement préparé. Il prend tous les risques, il en fait également prendre à ses agents (il y aura beaucoup de trahisons et d’arrestations au sein de la CND). Il entretient des relations troubles avec les gens de Vichy sans se soucier des directives de Londres. Il ne cache pas ses profondes divergences avec Pierre Brossolette et il prend sur lui de négocier avec les communistes leur ralliement à la France Combattante. « Rémy n’avait aucun titre pour négocier en matière politique, rappelle Jean-Louis Crémieux-Brilhac, mais ce prodigieux fonceur avait été obnubilé par l’attitude patriotique de ses interlocuteurs et par l’importance d’une réconciliation dont il serait l’artisan [6]. »

Un « magot romanesque »

Reconnu par le Général comme un Compagnon de la Libération le 13 mars 1942, médaillé de la Résistance, il a quelque mal, la paix revenue, à se réadapter à la vie normale : « Il retrouve son statut d’avant-guerre, il est sans situation réelle. » (Kerrand) L’état d’ancien chef de réseau, une réputation de résistant de premier plan incontestée ne font pas un destin pour un quadragénaire aussi dynamique et entreprenant que Gilbert Renault. C’est alors qu’il a une idée de génie : il va écrire ses souvenirs de guerre et l’épopée de la CND. De 1946 à  1950, paraissent les sept volumes des Mémoires d’un agent secret de la France Libre, qui sont autant de best-sellers, d’abord édités par Raoul Solar, puis repris en trois volumes par France Empire en 1998. Durant quarante ans, il publiera plus d’une centaine d’ouvrages, alternant infatigablement romans, récits, témoignages, essais…

« Comment faites-vous pour écrire si vite ? », lui demande un jour le Général.

« Il suffit de laisser parler mes souvenirs », répond modestement Rémy.

Enquêteur impitoyable, Philippe Kerrand dévoile l’un des secrets de ce « magot romanesque », selon un mot de Romain Gary : « Il va édifier sa propre légende. Non pas qu’il n’ait pas de réels motifs de s’en prévaloir. […] Rémy opère des choix, retient telle anecdote, écarte telle autre, livre comme une certitude des propos aucunement vérifiés… » Hyperactif, il mène de front la rédaction de ses livres (il lui arrive d’en publier trois ou quatre par an), la réfection et l’entretien d’un havre familial normand (le « moulin de Villez ») et son action au RPF.

Soudain, en 1950, sa vie prend un tournant décisif. Le 16 mars, le Général tient une conférence de presse, au cours de laquelle il tient des propos appelés à un grand retentissement. Evoquant une nouvelle fois le sort du Maréchal, il déclare : « C’est un opprobre que de laisser en prison un homme qui va avoir 95 ans. » Et, dans la foulée, il affirme qu’il faut ouvrir la voie de l’amnistie des collaborateurs et « y marcher avec le souci de l’unité nationale ». Bien entendu, en sont exclus les criminels, la « poignée de misérables et d’indignes », qu’il avait dénoncés dans son discours du 14 octobre 1944 : « Mais tous ceux qui ont été de bonne foi, même quand ils se sont lourdement trompés, il faut maintenant qu’ils y rentrent », concluait-il.

Un « coup de tonnerre »

Rémy exulte : voilà longtemps qu’il plaide pour une « réconciliation nationale », avec le soutien du chanoine Desgranges, un ancien résistant, auteur d’un ouvrage sur les excès de l’épuration (Les Crimes masqués du résistancialisme, 1948), et de deux pétainistes fervents : le banquier Marcel Wiriath et l’amiral Paul Auphan, avec lesquels il entretient des relations étroites. A la fin de 1947, il a publié un opuscule d’une centaine de pages (De Gaulle cet inconnu, Raoul Solar), où il exposait pour la première fois sa théorie des « deux cordes », mais personne n’y prêta attention. Quelques mois plus tard, à Verdun, le Général a rendu hommage à Pétain, « un grand chef de la Grande Guerre ».

Quelques jours après la conférence de presse du 16 mars 1950, Rémy remet à son ami Emilien Amaury, le patron du Parisien libéré et de l’hebdomadaire Carrefour, un article intitulé « La justice et l’opprobre ». Il paraît dans Carrefour le 11 avril. C’est une réhabilitation sans nuance du Maréchal et de sa politique. Dès le lendemain, de Gaulle désavoue son auteur. Dans un prologue très documenté, Philippe Kerrand expose tous les détails de ce qu’il nomme « l’Affaire », qui fait grand bruit au sein du RPF, chez les anciens résistants [7], dans l’opinion, et jusque chez ses proches : « Pour nous, écrit Catherine de Castilho, ce fut un coup de tonnerre. »

Très honnêtement, Rémy ne nie pas qu’il a « changé d’avis », comme il le confie à Paris-Match le 29 avril 1950. Il plaide avec passion pour la réhabilitation de Pétain et de tous ceux qui l’avaient suivi, par « abnégation ». Moins il convainc, plus il s’enferre, sans se rendre compte qu’il est de  plus en plus manipulé par les anciens pétainistes et  par l’extrême-droite antigaulliste. Il finira par adhérer à l’Association pour défendre la mémoire du Maréchal, qui rassemble tous les débris de la Collaboration d’Etat et par trouver de grands mérites aux hommes de l’OAS, qui veulent se débarrasser de De Gaulle par tous les moyens.

Cette biographie exemplaire, où toutes les facettes et toutes les contradictions d’une personnalité sont exposées et retracées, sans indulgence mais sans malveillance, ne plaira sans doute pas à tout le monde. « Faut-il bousculer une légende ? », se demandait Jean-Louis Crémieux-Brilhac, avant de donner sa réponse, qui était celle d’un vieux sage et d’un grand historien : « Dure contrainte lorsqu’elle est devenue l’histoire [8]. » C’est le devoir de tout historien de s’y plier, sans se soucier de mécontenter ses lecteurs.  

François Broche

[1] Mémoires, Gallimard/Pléiade, 2010, p. 353. Le Général assure également que, dans la carrière d’agent secret, Rémy « devait montrer une sorte de génie » (p. 132).

[2] Jean-Louis Crémieux-Brilhac, La France Libre, Gallimard, 1996, p. 333.

[3] Parmi ces lettres, figurait la correspondance échangée par Rémy avec les quatre généraux putschistes d’Alger.

[4] Claude Guy, En écoutant de Gaulle, Grasset, 1996, p. 300.

[5] Colonel Passy, Mémoires du chef des services secrets de la France Libre, Odile Jacob, 2000, p. 88-89.

[6] Jean-Louis Crémieux-Brilhac, op. cit., p. 513.

[7] En avril 1950, La Voix de la Résistance publie une caricature (non signée) : Rémy y est figuré en caméléon, avec « deux fers au feu » – l’un est la Francisque, l’autre le drapeau tricolore orné de la croix de Lorraine. Une déportée lui lancera « Combien avez-vous touché ? » Lors d’une réunion du RPF, il se fera traiter de « pourriture fasciste ».

[8] Jean-Louis Crémieux-Brilhac, op. cit., p. 540.

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