L’ÉLECTION PRÉSIDENTIELLE DE 1965
par Frédéric Fogacci,
Directeur des études et de la recherche de la Fondation Charles de Gaulle
et Arnaud Teyssier,
Président du Conseil scientifique de la Fondation Charles de Gaulle
Ce mois de décembre 2020 marque le 55e anniversaire de la première élection présidentielle de la Ve République tenue au suffrage universel, celle des 5 et 19 décembre 1965. Elle vit Charles de Gaulle mener sa seule et unique campagne électorale en son nom propre pour être réélu Président de la République au second tour face à François Mitterrand. Cet anniversaire n’est pas anodin, son importance est sans doute même sous-estimée, pour plusieurs raisons.
Avant tout, cette élection constitue un tournant majeur dans notre histoire politique : elle n’a qu’une lointaine ancêtre, celle des 10 et 11 décembre 1848, qui porta à la présidence Louis-Napoléon Bonaparte. Le principe même de donner aux Français le choix de leur président, décidé par la réforme d’octobre 1962, approuvée par référendum, avait donné lieu, en son temps, à une passe d’armes violente entre le Général et l’ensemble des oppositions, réunies dans le « Cartel des Non ». Si aujourd’hui l’élection présidentielle constitue le cœur de notre vie politique, telle une évidence, il n’en fut pas toujours de même, loin de là. Au contraire, une certaine tradition républicaine s’est toujours défiée de cette élection, y voyant la matrice de tous les césarismes. Si la IVe République avait commencé à réhabiliter la fonction présidentielle, rendue presque invisible par la IIIe République après la crise de 1877, on se situe néanmoins à la confluence entre deux traditions républicaines antagonistes, l’une ultra-parlementaire et l’autre plus « exécutive ». L’élection de 1965 tranche un débat entre légitimité exclusive de l’Assemblée et nécessité d’un exécutif efficace qu’avaient ouvert la Révolution et l’Empire [1]. Elle élimine également le modèle défini en 1958 : rien ne dit en effet que le collège de 82 000 grands électeurs de 1958, sous l’influence du Sénat, aurait donné un second mandat à Charles de Gaulle.
Charles de Gaulle, parfait connaisseur de ce débat et des grands « moments de calage » de notre histoire républicaine (particulièrement la période 1870-1875, où s’opéra une forme de synthèse entre cadre républicain et héritages monarchiques) fit front et donna, à cette occasion, une impulsion décisive à l’établissement plein et définitif de la Ve République. En effet, on serait tenté de dire que le Général poursuit ainsi son exercice de « modelage », pour reprendre son expression, des institutions de la Ve République : c’est lui qui a souhaité cette élection directe au suffrage universel, c’est donc lui qui entend lui donner son sens initial, celui de la rencontre entre un homme et un peuple. Tout est à inventer, à définir, à commencer par les modalités de la candidature et de la campagne électorale. Plus encore, en se soumettant lui-même, l’homme du destin investi de sa propre légitimité historique, à cette élection qu’il a définie, de Gaulle la valide, la sécularise, la fait entrer définitivement dans les mœurs politiques.
Pourtant, le calendrier politique fait que ce sont les partis d’opposition, ceux qui ont combattu le principe même de cette élection, qui auront le loisir de s’en emparer les premiers et d’occuper le terrain politique, des premières escarmouches autour du « Monsieur X » inventé par JJSS et Jean Ferniot dans l’Express à la campagne médiatique imaginée par le publicitaire Michel Bongrand pour Jean Lecanuet, jusqu’au candidat des « chiens battus », l’iconoclaste et pittoresque Marcel Barbu. A gauche, en particulier, François Mitterrand se saisit de cette élection pour faire avancer son projet d’union des gauches autour de sa personne, tandis que la perspective d’une « grande fédération » allant des démocrates-chrétiens aux socialistes, dont Gaston Deferre ou Antoine Pinay auraient pu être les champions, s’éloignent. Certaines thématiques sont imposées par ces oppositions : en pleine crise de la chaise vide, Jean Lecanuet martèle ainsi le thème de l’Europe. En somme, la campagne accélère les « combinaisons » et le retour des partis, avec lequel de Gaulle souhaitait tant rompre. Enfin, plus prosaïquement, le Général se lance seulement dans la campagne quand les appareils des autres candidats tournent déjà à plein. Des questions aussi concrètes que l’accès au papier pour les affiches deviennent problématique.
C’est donc un jeu dont il a défini le cadre, mais dont d’autres se sont saisis avant lui que le Général de Gaulle se trouve convié à rejoindre, à compter de sa déclaration tardive, qui survient le jour de la Saint-Charles, le 4 novembre 1965, après avoir fait planer un long mystère sur ses intentions. Ce décalage est important dans l’histoire gaullienne. La déclaration de candidature du Général, insistant sur ses « devoirs » à l’égard de la France et présentant l’élection comme une étape complémentaire dans l’ancrage de la Ve République (« parfaire l’édifice », comme il l’écrit dans ses Mémoires d’Espoir) tranchent dans ce contexte, et séduisent peu. Son refus de faire campagne, ses réticences à se saisir du média télévisuel (de Gaulle refusant d’apparaître « en pyjama », selon sa célèbre formule, et se bornant avant le premier tour à trois allocutions radiodiffusées, les 4 et 30 novembre et le 3 décembre, quand on estime que 57% des Français ont accès à la télévision), les réserves qu’il éprouve à laisser le parti gaulliste prendre en main la campagne, le refus de définir un programme l’attestent : de Gaulle entend appliquer à cette élection sa propre vision de ce qu’elle doit être, la rencontre entre un homme et un peuple. Dans une célèbre formule, lui-même se reprochera au soir du premier tour d’avoir confondu élection présidentielle et référendum, et d’avoir sans doute négligé la dimension personnelle de la campagne. Il refuse l’idée même d’une campagne électorale qui paralyserait le pays pendant une période plus ou moins longue : le temps qu’il y consacre doit le moins possible affecter la conduite de l’Etat. Même après le premier tour, le Général n’assure par exemple aucun meeting en province, déléguant cette tâche aux membres du gouvernement.
C’est aussi la dimension de rassemblement propre au Général que cette élection éprouve. On le sait, beaucoup de chefs politiques, comme Guy Mollet, interprétèrent la réforme de 1962 comme un prélude à la bipolarisation du champ politique. Sans doute fut-ce même le cas de certains dirigeants gaullistes. Mais la manière dont le Général mène, ou ne mène pas campagne, démontre que tel n’est pas son cas. Son refus absolu de laisser l’UNR, son réseau et ses élus, mener la campagne de premier tour, son nihil obstat à la réactivation de l’Association de soutien à son action le démontrent. Le ton qu’il emploie dans ses déclarations d’avant premier tour, dans lesquelles il s’adresse à la Nation et évoque ses « devoirs » envers elle, en découle. Pourtant, cette élection comprend potentiellement, et même probablement deux tours. Une note de François Goguel, le lendemain du premier tour, aurait convaincu le Général de son erreur d’appréciation, tout en dédramatisant le ballottage, quasiment inévitable pour une élection de ce type dans une grande démocratie, et comparable aux « primaires » de l’élection américaine. Le 4 novembre, de Gaulle demandait aux Français de « fixer en conscience, par-dessus toutes les sollicitations des tendances partisanes, des influences étrangères et des intérêts particuliers, la route que va suivre la France ». En acceptant d’infléchir son discours, en jouant enfin le jeu de la campagne, en s’adressant directement aux Français, notamment dans les célèbres entretiens avec Michel Droit, de Gaulle consent à se conduire en candidat alors même qu’il est encore en charge des affaires de la France. En retour, la dynamique de rassemblement, par-delà le clivage droite-gauche, en sort affectée.
Il convient donc de réfléchir à la fois à cette élection en elle-même, à son déroulement à la lumière d’archives nouvelles, mais aussi à son « ombre portée » : quelle était, véritablement, la conception que le général de Gaulle se faisait de l’élection présidentielle ? Comment devait-elle se dérouler, quel ton, quel discours le candidat devait-il adopter pour s’adresser au peuple français ? Inversement, 1965 n’a-t-il pas vu naitre un contre-modèle du candidat, incarné par François Mitterrand, qui cherche avant tout à rassembler son camp plutôt que de s’adresser à l’ensemble des Français, quitte à accélérer le processus qui conduira à la bipolarisation du pays ? En outre, le déroulement de l’élection, ce scrutin de ballottage qui déstabilisa le Général ne furent-ils pas un moment de basculement dans la pratique gaullienne des institutions ?
Aujourd’hui, à l’heure où, reprenant les critiques de Pierre Mendès France, certains remettent en cause le principe même de cette élection, accusée de jouer un rôle démesuré et malsain dans le système politique français, il nous a semblé nécessaire d’opérer un retour sur cette élection, afin d’éclairer son sens dans la visée gaullienne des institutions, mais également de rappeler qu’elle fut une butte témoin dans le processus de politisation des Français : la participation record alors enregistrée (84,7% des inscrits au premier tour, 84,3% au second) montre bien que ceux-ci, qui avaient à 62% approuvé, en 1962, le principe d’élire eux-mêmes le chef de l’Etat, s’approprièrent de manière naturelle ce qu’ils perçurent immédiatement comme une échéance cruciale. Il reste à espérer que ce dossier, qui confronte témoignages et réflexions sur l’invention médiatique de la campagne présidentielle, permettra une salutaire remise en perspective.
[1] Cf. Nicolas Rousselier, La Force de Gouverner, Paris, Seuil, 2017