LA CAMPAGNE PRÉSIDENTIELLE VUE DEPUIS L’ORTF

Débat entre Gérard Carreyrou, Claude Contamine, Jean-Louis Guillaud, Claude Estier et Roland Cayrol

Texte extrait de la revue Espoir n°145 (décembre 2005)

Gérard Carreyrou :

La campagne présidentielle de 1965 est marquée par l’irruption fracassante d’un nouveau média, la télévision, dans le processus politique. Cette irruption s’était déjà produite dans d’autres pays, notamment aux Etats-Unis, et tout le monde avait alors comme référence ce qui s’était passé lors de la campagne électorale américaine de 1960 avec les fameux débats Kennedy-Nixon et la victoire de Kennedy. Cela n’a pas été sans répercussions dans la campagne française. C’était quelque chose de nouveau. Avant de parler de la campagne proprement dite, il faudrait tenter de voir ce qu’était la télévision française en 1965.

Mes quatre invités vont nous y aider : tout d’abord deux personnalités qui ont joué chacune un grand rôle à la télévision, à l’époque et depuis : Claude Contamine, directeur de cabinet d’Alain Peyrefitte, ministre de l’Information, entre 1962 et 1964. Au moment de la campagne, il est directeur de la télévision, poste qu’il a occupé jusqu’en 1967. Jean-Louis Guillaud, journaliste, à l’époque rédacteur en chef de l’actualité télévisée (1963-1968). Il sera plus tard président de la première chaîne. Ensuite, Claude Estier, jeune journaliste de presse écrite, rédacteur en chef de l’ancien Libération, fut un des hommes clés du dispositif, si tant est qu’on puisse parler de dispositif, qui encadrait François Mitterrand lors de la campagne de 1965. Et enfin, Roland Cayrol, grand politologue, déjà politologue à l’époque puisqu’il travailla successivement à la RTF puis à Sciences po comme chargé de recherches, qui pourra nous éclairer par ailleurs sur l’autre grand phénomène de cette campagne, l’irruption des sondages.

Que représente la télévision en 1965 ? 5 à 6 millions de postes pour 48,5 millions d’habitants, une seule chaîne, ce n’est pas beaucoup ?

Claude Contamine :

Je crois qu’en 1962, il y avait 500 à 800 000 postes. La progression de l’équipement des ménages a été considérable à partir de 1960. Nous n’étions pas arrivés à 100% comme aujourd’hui, mais le parc des récepteurs s’était considérablement étendu. Il existait déjà une deuxième chaîne qui ne diffusait pas de programmes d’actualités ; elle était encore expérimentale.

Gérard Carreyrou :

Jean-Louis Guillaud, vous qui étiez à l’Information de cette chaîne, y avait-il véritablement un impact de l’information télévisée avant même la campagne ?

Jean-Louis Guillaud :

Il y avait un impact de l’information télévisée certain, une très grande fidélité des téléspectateurs, la popularité des présentateurs était en train d’apparaître, les émissions d’information et les éditions annexes, sportives par exemple, étaient très suivies. Avaient-elles un impact politique ? C’est difficile à savoir car en 1962, comme le disait Claude Contamine, il n’y avait que 500 000 postes de télévision. 1965 a donc été une découverte mais une découverte prévisible.

Gérard Carreyrou :

Claude Contamine, est-ce que la télévision de 1965 est une télévision verrouillée par les gaullistes ? Révèle-t-elle la pensée unique ou est-elle ouverte aux autres courants de pensée, particulièrement aux courants d’opposition ?

Claude Contamine :

Il y avait incontestablement un déficit de débat à la télévision avant l’élection présidentielle de 1965. Il ne faut pas oublier que cette télévision sortait des années de la guerre d’Algérie qui avait été, qu’on le veuille ou non, une période extrêmement difficile de la vie de la France et pas seulement de la vie politique. Il y avait donc un déficit de débat et, d’ailleurs, la conséquence immédiate de la campagne de 1965 a été la création d’une émission de débats, Face à face, confiée à un très grand journaliste, Jean Farran. Il n’appartenait pas aux cadres de l’ORTF car il était à Paris-Match. Cette émission mensuelle a été incontestablement le résultat de l’élection de 1965. Je ne dis pas qu’elle a comblé le déficit mais elle a changé la nature du débat à la télévision.

Gérard Carreyrou :

Claude Estier, vous étiez un journaliste d’opposition. Comment perceviez-vous cette télévision gaulliste des années 1962-1965 ?

Claude Estier :

Ce que vient de dire Claude Contamine, c’est le minimum. « Déficit de débat », c’est presque un euphémisme. Il n’y avait aucun débat et, en ce qui concerne François Mitterrand qui, depuis 1958, était un opposant acharné au régime de De Gaulle, il n’était jamais venu à une émission de télévision avant la campagne officielle de 1965. Je crois que vraiment la télévision était verrouillée, au service du pouvoir du général de Gaulle.

Gérard Carreyrou :

Alain Peyrefitte, ministre de l’Information auprès duquel vous avez travaillé, Claude Contamine, a raconté plus tard l’existence de la fameuse ligne directe entre le bureau du ministre et la direction de la télévision. Est-ce un fait que vous avez vécu ?

Claude Contamine :

Tout d’abord, je suis tout à fait d’accord pour dire qu’il n’y avait pas de débats à la télévision avant 1965. Mais il ne faut pas oublier – et le général de Gaulle, à mon avis, ne l’avait pas oublié – qu’en 1947, le gouvernement avait interdit à la radio nationale (il n’y avait pas de télévision à l’époque) de diffuser les discours et les propos du Général. C’était une autre culture, nous en sommes tout à fait conscients aujourd’hui, mais cette culture existait.

En ce qui concerne la ligne directe, elle avait un caractère très anecdotique. Lorsque j’étais directeur de cabinet du ministre de l’Information, c’était l’époque de la RTF ; il y avait un directeur général de la RTF qui était installé avenue de Friedland au premier étage, le ministre de l’Information se trouvant à l’étage au-dessus. Cette installation remontait au lendemain de la Libération. La ligne directe ne servait jamais et les relations, c’était notoire, entre Alain Peyrefitte et Robert Bordaz n’étaient pas des plus chaleureuses. Ce n’était donc pas à ce niveau qu’il pouvait y avoir des contacts. Qu’il y ait eu des contacts avec l’information télévisée – c’est plutôt le domaine de Jean-Louis Guillaud – mais je crois qu’on fantasme un peu. On m’a dit parfois qu’il y avait un téléphone sur la table du présentateur et que ce téléphone servait à lui donner des ordres. Vous savez tous que ce téléphone est destiné à relier le présentateur à la régie. C’est de l’anecdote.

Gérard Carreyrou :

Je suis d’accord avec vous. Je crois que ce n’était pas la culture de l’époque. La culture de l’époque – et cela au-delà des gaullistes – n’était pas véritablement à la liberté de l’information et des chaînes telle qu’elle s’est peu à peu élaborée depuis. Simplement, ce qui est intéressant, c’est de voir que c’était une télévision relativement peu ouverte au débat et aux autres expressions et que, tout d’un coup, par la décision du Général et la volonté de donner un temps de parole égal à chacun des candidats, elle va se révéler grande ouverte à tous les courants. Le choc de la campagne va probablement dériver de cela.

Roland Cayrol :

Je ne suis absolument pas d’accord avec l’idée selon laquelle ce n’était pas dans la culture de l’époque de réclamer de la liberté d’information à la télévision. Je ne voudrais pas que nos amis gaullistes qui sont ici nous fassent une narration de l’histoire qui nous ferait prendre certaines vessies pour des lanternes. Ils savent parfaitement comment cela se passait. En 1963, le présentateur vedette du JT, Léon Zitrone, doit annoncer la nouvelle formule du journal télévisé. Il apparaît en gros plan à l’écran et explique qu’on inaugure une nouvelle formule du journal et, pour expliquer et présenter les raisons techniques et le nouveau dispositif, il annonce qu’il a invité Alain Peyrefitte, qui est le ministre de l’Information.

Quant à la ligne directe que je crois bien avoir vue personnellement dans le bureau de plusieurs directeurs successifs de l’actualité télévisée, Alain Peyrefitte a écrit qu’il l’avait supprimée. Il a donc fallu qu’elle existât. A ce propos, je signale aux étudiants qui aiment bien aller faire des recherches que plusieurs ministres de l’Information qui ont succédé à Alain Peyrefitte ont écrit les uns et les autres que leur premier geste, en arrivant au Ministère, avait été de supprimer la ligne directe. Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il existe un mystère non seulement sur l’existence mais sur la date de suppression de cette ligne directe.

J’ajoute que ce contrôle, absolument permanent et sourcilleux, de l’ensemble du contenu de la télévision a été théorisé comme une nécessité démocratique. Une conférence qu’avait tenue Alain Peyrefitte et qui a été publiée, expliquait que, la presse écrite étant ce qu’elle était, c’est-à-dire jugée massivement antigaulliste, il était normal d’équilibrer par la télévision l’ensemble des moyens d’information. Ce n’était que justice puisque le gaullisme était minoré dans la presse écrite que d’avoir cet accès. C’était évidemment extrêmement décrié dans toutes les autres formations politiques. Il y avait une demande très forte et beaucoup de sociologues écrivaient à l’époque que la situation française était tout à fait exceptionnelle par rapport à ce qui existait ailleurs.

Je m’empresse d’ajouter que c’est en même temps le moment où un certain changement dans le système commence à se faire jour dont Alain Peyrefitte a été lui-même l’instrument. La loi de 1964, premier statut donné à la radio-télévision française est un pas démocratique en avant. Je me souviens que j’étais à l’époque secrétaire d’un petit organisme de réflexion et de lobbying démocratique qui s’appelait le Club Jean Moulin. Nous avons eu des contacts extrêmement étroits avec Alain Peyrefitte au moment de l’élaboration de la loi de 1964. Nous étions très favorables à l’élection du président de la République au suffrage universel et je crois que c’est aussi de ce côté-là qu’est venue la pression pour qu’il y ait un temps de parole égal pour tous les candidats à cette élection, ce qui a été une révolution.

Gérard Carreyrou :

Un mot de Jean-Louis Guillaud pour une rectification ?

Jean-Louis Guillaud :

Juste pour dire que je n’étais pas directeur de l’actualité télévisée en 1963 mais rédacteur en chef, je suis arrivé le 1er novembre 1963. La réforme du journal télévisé présentée par le ministre de l’Information Alain Peyrefitte date du mois d’avril 1963. Les deux événements n’ont donc pas de corrélation.

Par ailleurs, je peux donner quelques précisions sur l’élaboration du journal télévisé. En ce qui me concerne, il n’y avait pas de ligne directe. Le téléphone marche aussi, il a toujours marché, il marche toujours. Il est totalement anecdotique de savoir si la ligne est directe ou pas directe. La partie politique du journal télévisé était essentiellement faite de reportages et de chroniques de spécialistes. IL y avait deux spécialistes politiques, Danièle Breem et Jean Bénédetti. Il y avait des reportages essentiellement à l’occasion des congrès de partis politiques. Il n’y avait pas, ou à peu près pas dans ces journaux-là, d’interviews. Je regrettais déjà à l’époque qu’il n’y ait pas de structures de programme pour accueillir des interviews et des débats.

Gérard Carreyrou :

Claude Contamine, sur l’organisation de la campagne. Il est assez étonnant, dans ce contexte de 1965, que les dirigeants, le conseil des ministres, décident que dans la campagne qui va s’ouvrir le 19 novembre à la radio et à la télévision, chaque candidat disposerait de 4 fois 14 minutes, 2 fois 28 minutes et une fois 8 minutes, tous à égalité, et que, dans le même temps, ils annoncent que le général de Gaulle ne se servira pratiquement pas de son temps de parole. Etait-ce de l’inconscience ou une mauvaise analyse de ce que seraient les possibilités des uns et des autres ?

Claude Contamine :

Je crois que ce n’était ni l’un ni l’autre. Le souvenir que j’en ai, c’est que beaucoup de gens dans le gouvernement ou autour du général de Gaulle pensaient qu’il était impossible de faire parler autant tous les candidats au premier tour. Le deuxième tour était plus facile à gérer puisqu’il n’y avait que deux candidats. Je crois, j’en suis même sûr parce qu’il me l’a dit, que c’est le Général lui-même qui a imposé les deux heures. C’était un temps très important, d’ailleurs il n’a pas changé depuis. Il souhaitait alors qu’il y ait un débat. Que lui n’ait pas utilisé ce temps, c’était sa décision, je n’y reviens pas.

Gérard Carreyrou :

Tout de même, pensait-il vraiment que les autres candidats ne seraient pas à la hauteur ?

Claude Contamine :

Non. Je ne le crois pas du tout, je ne l’ai jamais senti. On entre là dans des considérations psychologiques pour lesquelles je n’ai pas d’éléments particuliers. Nous n’avons pas eu l’impression que c’était parce qu’il était assuré de sa réélection ; il l’espérait bien entendu, mais déjà des sondages étaient apparus dans les mois précédents qui montraient bien qu’il y avait une baisse du Général. Non, je crois qu’il avait certainement une vue sur la valeur de chacun de ses compétiteurs, mais je suis sûr que la durée de la campagne a été fixée par lui contre l’avis d’un certain nombre de personnes qui l’entouraient.

La deuxième chose dont je voudrais parler à trait à ce que Michel Rocard dénonce dans le film : le cadrage fixe. Sur le plan technique, il est certain que les choses ont considérablement évoluées. Il ne faut pas oublier que le débat Nixon-Kennedy auquel vous avez fait allusion tout à l’heure, n’était pas un débat en réalité. C’était très cadré, avec des plans fixes et pas d’échanges directs entre les deux candidats. On était là aussi dans une technique assez figée.

Gérard Carreyrou :

Claude Estier, on connaissait le talent du général de Gaulle pour s’exprimer à la télévision, il était rompu à l’exercice. Les autres, et notamment François Mitterrand dont vous vous occupiez, étaient totalement vierges en matière d’expérience télévisuelle.

Claude Estier :

Très peu d’expérience, c’est le moins qu’on puisse dire. Comme je l’ai rappelé tout à l’heure, François Mitterrand, quand il se présente comme candidat en 1965 et qu’il arrive devant la télévision, n’a jamais eu l’occasion de s’exprimer devant les caméras. Dans le film, on titre « Un communicant mal à l’aise », je crois d’abord que le mot communiquant ne s’applique pas très bien à 1965 dans la mesure où on ne savait pas très bien ce qu’était la communication, mais mal à l’aise, oui. Je peux en témoigner, il était mal à l’aise. Il faut quand même décrire d’une manière plus précise les conditions dans lesquelles se déroulait cette campagne télévisée officielle : c’était un studio, une table nue sans aucun objet. Je me souviens qu’un jour nous avions demandé à mettre un pot de fleurs sur la table et que cela nous avait été refusé. I y avait une caméra unique, un trou noir et je me souviens de Mitterrand me disant : « A qui je parle quand je suis face à ce trou noir ? ». Effectivement, ses premières prestations en 1965 étaient vraiment de qualité médiocre. Cela s’est amélioré par la suite et déjà au deuxième tour.

Gérard Carreyrou :

On peut dire, selon les critères d’aujourd’hui, qu’il était franchement mauvais. En revanche, celui qui, tout de suite, donne le sentiment d’exploser, c’est Jean Lecanuet. Pourtant, il n’est pas davantage préparé à l’exercice que Mitterrand.

Roland Cayrol :

Deux mots d’abord pour relayer ce qui vient de dire Claude Estier sur Mitterrand. J’ai suivi pour Sciences po la campagne de Mitterrand. C’est là que j’ai connu Claude Estier, qui m’a permis d’assister à tout sans aucune restriction. Ce qui m’a frappé, c’est non seulement le sentiment de mal-être de Mitterrand face à la télévision, mais surtout de déplaisir très profond à se livrer à cet exercice alors que, des années après, il y prenait un réel plaisir. Ce déplaisir était dû, je crois, à la nouveauté d’utiliser cet instrument qu’il n’avait jamais manié et au climat entretenu autour de lui, qui tendait à lui faire croire que cet instrument était mauvais pour lui, qu’il ne se prêtait pas bien à sa personnalité et à sa forme d’éloquence et qu’il était manié par des techniciens qui, probablement, ne le regardaient pas avec sympathie et utilisaient l’instrument lui-même de façon peu critique et en tout cas peu contrôlable.

Pour ce qui est de Jean Lecanuet, il ne faut pas exagérer son « marketing » politique. Il y avait en effet dans son équipe un spécialiste de marketing politique, Michel Bongrand. Mais il était davantage là pour donner l’image qu’on était modernes et qu’on faisait du marketing politique. Chaque fois que Bongrand ouvrait la bouche pour proposer quelque chose, c’était l’horreur et la stupéfaction sur les traits de Lecanuet et de ses amis. En général, on ne suivait pas les conseils de Bongrand, mais on était très contents de dire aux journalistes : « On a Bongrand avec nous » parce que c’était celui qui avait accompagné la sortie en France de James Bond. On ne pouvait pas faire plus moderne ! En réalité, je ne crois pas qu’il y ait eu plus de training, de capacité à réfléchir à la communication chez Lecanuet, mais il y a eu simplement le fait que l’homme a aimé cela tout de suite, qu’il a su le faire, qu’il état servi par un physique plutôt avantageux et qu’il a su trouver une posture devant la caméra. C’est très amusant car, à l’époque, ça a marché immédiatement. Il y a eu des articles et des retours de presse immédiatement favorables, mais ça l’a poursuivi pendant toute sa carrière. On n’a pas arrêté de l’accuser d’être quelqu’un qui avait voulu se vendre comme une savonnette, d’ironiser sur son sourire, ses dents blanches… Cette campagne, qui a été le début de ce qui aurait pu être une grande carrière, est probablement ce qui a joué ensuite de la manière la plus négative sur l’image de Lecanuet.

Gérard Carreyrou :

Quelles ont été, du côté du général de Gaulle, les personnalités qui l’ont conseillé au cours de la campagne ?

Claude Contamine :

A l’Elysée même, je crois qu’Etienne Burin des Roziers (qui était secrétaire général de l’Elysée) a joué un rôle tout à fait important, notamment lorsqu’il s’agit de convaincre le Général de réaliser les entretiens avec Michel Droit entre les deux tours. Le Général n’était pas homme à aller consulter les spécialistes. On a fait allusion à un sociétaire de la Comédie française, mais cela concernait une période bien antérieure à 1965. Je crois qu’il avait été sensible, en 1958-1959 à une remarque que lui avait faite Jacques Aujubault qui était alors chargé à la RTF de ce genre d’émissions et qui lui avait dit après un enregistrement qu’il n’était pas bon. Il fallait pouvoir le dire ! Le Général en avait tiré ses propres conclusions, on a vu le résultat.

Il y a eu quelques problèmes techniques. Par exemple, lors de la déclaration du premier tour, l’éclairage de la salle des fêtes de l’Elysée était mal réglé, le Général paraissait très blanc à l’image. Immédiatement, Jacques Manier, directeur de la photographie a changé l’éclairage. Je crois qu’en ce qui concerne les réalisateurs qui ont aidé les candidats – je pense à Lorenzi mais aussi à Melville en 1974 ou à Moati par la suite – ils ont dû expliquer aux candidats qu’il fallait avant tout être naturel à la télévision. Il ne s’agit pas de construire quelque chose, mais d’être naturel. Je ne crois pas d’ailleurs que cela ait eu une grande importance. C’est ce qui s’est passé pour Jean Lecanuet. Au fond, à partir du moment où un candidat apparaissait incarnant le courant MRP au premier tour, il devait prendre ce que Lecanuet lui-même a appelé « la pesanteur sociologique », qui a joué ensuite dans le fait qu’une partie de son électorat se reporte en faveur du Général.

Gérard Carreyrou :

Il me semble qu’il faut insister sur l’engouement populaire qu’a suscité cette campagne. Je me souviens qu’il y avait des groupes de quartiers, d’immeubles qui regardaient collectivement la télévision. Depuis le couronnement de la reine d’Angleterre, on n’avait plus vu cela. On pouvait mesurer l’écoute ?

Jean-Louis Guillaud :

Il y avait des mesures sur la première chaîne, mais les parts de marché étaient forcément très importantes puisqu’il n’y avait qu’une seule chaîne (la deuxième était expérimentale). Cela ne voulait pas dire grand-chose mais le point (1%) correspondait au nombre de téléspectateurs.

Je voudrais poser une question à Roland Cayrol : vous dites que Mitterrand était mauvais et que Lecanuet était bon ; or, c’est le mauvais qui obtient le plus de voix. Cela veut donc dire qu’il faut bien qu’il y ait autre chose que la télévision, elle ne peut pas être seule responsable des résultats électoraux.

Roland Cayrol :

Je ne crois pas que la télévision fasse l’élection mais elle y contribue. Il y avait à l’époque un seul institut de sondages en France, l’IFOP, société privée dirigée par Roland Sadoun. L’IFOP publiait des résultats mais personne de savait, puisque c’était la première fois que nous disposions de ce matériau, si les sondages fonctionneraient bien. Il se trouve qu’ils ont très bien marché. Le Général tombe à 45% début décembre. Ce qu’on voit, si on regarde cette courbe, c’est que l’événement de la campagne, en termes de changement, c’est Lecanuet qui le provoque. Mitterrand, dès l’instant qu’il est accepté par l’ensemble des familles de gauche qui le soutiennent, va vers son électorat naturel assez vite (autour de 32%=. C’est un succès pour lui, qui n’était pas à la tête d’un grand parti politique, d’arriver à conforter tous ces électeurs autour de lui, mais il fait un score qui n’est pas exceptionnel par rapport au total normal des voix de gauche. Ce qui n’existait pas, en revanche, c’est que la famille MRP se compte toute seule contre le Général. Là, on voit que progressivement, Lecanuet, qui n’existe pas dans les sondages au début, monte à 5, 7, 8 pour terminer à 15. C’est donc tout de même à cause, ou grâce, à Lecanuet qu’il y a un ballottage. Les voix qui sont prises à de Gaulle, c’est Lecanuet qui les prend et, d’une certaine façon, c’est à cause de lui qu’il y a un deuxième tour.

Claude Estier

Bien sûr, la télévision à elle seule ne fait pas l’élection. François Mitterrand, mauvais communicant ou mal à l’aise avant le premier tour, est le représentant de l’ensemble de la gauche. Mais qu’est-ce que la gauche à ce moment-là ? C’est le parti communiste qui fait autour de 20%, c’est la gauche non communiste, la FGDS, dont on ne savait pas très bien ce qu’elle représentait car depuis 1958, il faut bien le dire, la gauche était absente. François Mitterrand part dans cette campagne et on ne sait pas combien il va faire. Je me souviens que Jean-Jacques Servan-Schreiber avait écrit qu’il aurait le plus faible résultat que la gauche ait jamais obtenu en France, on lui donnait autour de 20-22%. Mitterrand lui-même ne pensait pas qu’il obtiendrait 32% ; il disait que s’il dépassait 25% ce serait déjà un résultat. Ce n’est que petit à petit, malgré cette campagne plutôt médiocre, que la progression s’est faite parce qu’il y avait un intérêt dans l’opinion publique pour un candidat unique de la gauche qui bouleversait les données politiques existantes depuis 1958.

Gérard Carreyrou :

Concernant les autres candidats, il y a eu la campagne de Tixier-Vignancourt, qui finit par faire un score important (presque 6%) et celle de Marcilhacy, politicien classique de la IVe République, et de Barbu, ne représentant que lui-même, qui sont pratiquement écartés dès le premier tour. Pourquoi ?

Jean-Louis Guillaud :

Je crois que Tixier-Vignancourt n’était pas un candidat négligeable même s’il ne pouvait gagner l’élection. Il faut se souvenir qu’en 1965, on était à trois ans de la fin de la guerre d’Algérie et de l’attentat du Petit-Clamart, où il avait pu jouer un rôle. Le voir à la télévision avec son éloquence de cour d’assises a réé un choc. Il a fait plus de 5% ce qui montrait d’une certaine façon que l’affaire algérienne était digérée et cela n’était pas évident.

Roland Cayrol :

C’est vrai que c’est la première fois que l’extrême droite passe des scores habituels de 1 ou 1,5% à plus de 5%. Elle fait ce saut limité grâce au vote pied-noir. Les pieds-noirs du sud de la France viennent en renfort de l’électorat traditionnel de Tixier. Cela retombera ensuite.

A propos des sondages, je voudrais ajouter qu’il n’y avait pas, à la télévision, d’estimations de résultats. Il y en a eu sur Europe 1 et à l’AFP. Ce sont les premières opérations estimations. Elles marchent bien. Sur Europe 1, à 20h 17, on annonce une fourchette donnant le score du général entre 35et 55% ; à 21h 30, entre 43 et 48% et à 22h 35, on donne le Général entre 42 et 45%. Le résultat final est communiqué à 22h 50. C’était un extraordinaire suspense. L’idée que le Général puisse être mis en ballottage au premier tour n’était pas répandue au-delà, peut-être, de ceux qui avaient connaissance des chiffres des sondages. L’opinion n’était pas du tout convaincue du ballottage.

Jean-Louis Guillaud :

C’est certain. D’ailleurs, le Général lui-même n’était pas convaincu du ballottage, semble-t-il. Il faut bien voir que ces travaux d’analyse à partir des sondages préélectoraux étaient encore très récents et n’avaient pas encore fait leurs preuves. Il y a même des pays où ils n’ont toujours pas fait la preuve de leur fiabilité. La France est, de ce point de vue, assez favorisée. Beaucoup de gens n’étaient pas informés et ont donc été surpris. D’autre part, le suspense était plus grand quand il n’y avait pas de sortie des urnes fiable au point qu’une chaîne américaine, il y a quelques années, avait décidé de ne pas utiliser le sondage sortie des urnes pour revenir à l’ancienne méthode d’annonce progressive des résultats créant ainsi le suspense. Maintenant, nous avons des résultats fiables dès 20 heures. C’est beaucoup moins intéressant que ça ne l’était auparavant.

Claude Estier :

Ala fin de la campagne du premier tour, nous étions avec François Mitterrand à Arras. Nous étions invités par Guy Mollet. Au milieu du dîner, il s’est saisi d’un paquet de cigarettes sur lequel il a écrit des chiffres dont il résultait qu’il y avait un ballottage. Mitterrand n’a pas voulu le croire. Je crois que Michèle Cotta, ici présente, a longtemps gardé le paquet de cigarettes.

Gérard Carreyrou :

Il me semble qu’il existait, à cette époque, une réelle appétence pour le débat politique. Evidemment, il n’a pas eu lieu à la télévision mais il a eu lieu sur toutes les radios – Claude Estier en avait fait un avec André Fanton, Le Pen avait rencontré Sanguinetti et il y avait eu surtout les trois grands débats Mendès France-Debré qui avaient eu un écho extraordinaire. Nous sommes donc face à la surprise de voir surgir de nouvelles têtes à la télévision et au besoin de débats politiques d’un pays qui n’a pas encore l’habitude de les pratiquer.

Concernant le deuxième tour de la campagne, peut-on dire que la campagne du général de Gaulle est une bonne campagne, une campagne positive ?

Jean-Louis Guillaud :

Elle a été tout à fait bonne, comme le prouve la caricature de Faizant montrant la petite Marianne disant au Général : « Eh bien, tu vois, gros bêta, tu m’aurais parlé comme ça plus tôt… ». C’est une grande réussite. Je regrette d’ailleurs, pour l’histoire de la télévision, qu’on n’ait pas eu dans le film que nous venons de voir, un épisode des entretiens avec Michel Droit comportant les questions et les réponses. Les questions de Michel Droit étaient extrêmement fûtées. Ce n’était pas très facile de poser des questions désagréables au général de Gaulle, qu’on soit gaulliste ou pas. Il a posé de très bonnes questions. Qui pourrait dire ce qu’aurait été le résultat sans les entretiens avec Michel Droit ? Je n’en sais rien. Ce qu’on peut dire c’est que c’était une erreur de ne pas parler au premier tour. La « chaise vide » peut marcher à Bruxelles, pas aux élections.

Gérard Carreyrou :

Est-ce que François Mitterrand a imaginé, fort de ses 32% du premier tour, avec le fait que Lecanuet ne donne pas de consignes en faveur du général de Gaulle pour le deuxième tour et que Tixier-Vignancourt allait plutôt dans son sens, qu’il pouvait gagner ?

Claude Estier :

Non. Je suis très clair là-dessus. Et j’ajoute même qu’à mon sens, il n’y a pas eu de suspense entre les deux tours. Je ne sais pas si l’apparition du général de Gaulle a facilité les choses mais je me souviens d’un numéro de France-Soir qui doit dater du mardi suivant le premier tour et qui annonce : « De Gaulle, 55% – Mitterrand, 45% ». Donc, 48 heures après le premier tour, on savait à peu près ce que serait le résultat final. Probablement, l’apparition de De Gaulle et ses débats avec Michel Droit ont conforté ceux qui étaient déjà décidés à voter pour lui, mais je ne pense pas que cela ait changé considérablement les choses, compte tenu de l’addition des voix de la gauche, d’une moitié de celles de Lecanuet et des voix de Tixier-Vignancourt qui l’ont fait monter à 45%.

Claude Contamine :

En réalité, il y avait quand même un enjeu qui était de savoir ce que feraient les électeurs de Lecanuet. Lecanuet a utilisé cette expression de « pesanteur sociologique », ce qui signifiait qu’il se rendait bien compte qu’une majorité de ses électeurs iraient vers le général de Gaulle.

Gérard Carreyrou :

Il leur a quand même demandé de ne pas voter pour le Général.

Claude Contamine :

Tout à fait. Il l’a fait mais il savait que la majorité de ses électeurs iraient vers le Général. Concernant les entretiens avec Michel Droit, il y a eu un impact car, en termes de spectacle – pour utiliser un mot mal venu en politique, mais qui existe lorsqu’il s’agit de télévision – c’était quelque chose d’assez frappant. Le Général s’en rendait bien compte puisqu’il a accepté, selon l’avis de ses conseillers, de couper un passage de ses enregistrements, lorsqu’il parle des enfants de chœur qui ont bu le vin des burettes, faisant référence au MRP. Il était très conscient du fait qu’il y avait là une partie importante à jouer.

Gérard Carreyrou :

Il manque, à cette époque, une pièce importante dans le dispositif des campagnes télévisées, c’est le grand débat du deuxième tour. Peut-on imaginer ce qu’aurait pu être un débat entre le général de Gaulle et François Mitterrand, comme on a vu pour la première fois en 1974, Mitterrand face à Giscard d’Estaing ?

Claude Estier :

Je crois que le général de Gaulle ne se serait pas prêté à un débat face à François Mitterrand, pour lequel il me semble qu’il avait – à tort sans doute – un grand mépris. Je crois d’autre part que personne ne l’avait suggéré.

Roland Cayrol :

Je voudrais vous lire un extrait des Mémoires d’espoir dans lequel on comprend bien comment le Général a apprivoisé la télévision et comment il ne pouvait pas se prêter à un exercice de type campagne électorale ou débat télévisé, parce que la télévision était pour lui une façon de dialogue particulier avec le peuple qui ne se prêtait pas à d’autres cadres.

« Voici que la combinaison du micro et de l’écran s’offre à moi au moment où l’innovation connaît son foudroyant développement. Pour être présent partout, c’est là soudain un moyen sans égal. A condition toutefois que je réussisse dans mes apparitions. Pour moi, le risque n’est pas le premier, ni le seul, mais il est grand. […] Les téléspectateurs regardent de Gaulle sur l’écran en l’entendant sur les ondes. Pour être fidèle à mon personnage, il me faut m’adresser à eux comme si c’était les yeux dans les yeux, sans papier, sans lunettes. Cependant, mes allocutions à la nation étant prononcées ex cathedra, et destinées à toutes sortes d’analyses et d’exégèses, je les écris avec soin, quitte à fournir ensuite le grand effort nécessaire pour ne dire devant les caméras que ce que j’ai d’avance préparé. Pour ce septuagénaire, assis seul derrière une table sous d’implacables lumières, il s’agit qu’il paraisse assez animé et spontané pour saisir et retenir l’attention sans se commettre en gestes excessifs ou en mimiques déplacées.

Maintes fois, en ces quatre ans, les Français par million et par million, rencontrent ainsi le général de Gaulle. Toujours, je leur parle beaucoup moins d’eux-mêmes que de la France […] cela dure vingt minutes environ. Le soir, le spectacle paraît sur la scène universelle sans que murmures ni applaudissements me fassent savoir ce qu’en pense l’immense et mystérieuse assistance. Mais ensuite, dans les milieux de l’information, s’élève à côté du chœur modeste des voix favorables, le bruyant concert du doute, de la critique et du persiflage stigmatisant mon « autosatisfaction ». Par contre, il se découvre que, dans les profondeurs nationales, l’impression produite est que : « C’est du sérieux ! », que « De Gaulle est bien toujours pareil », que « Ah ! tout de même ! la France c’est quelque chose ! » L’effet voulu est donc atteint puisque le peuple a levé la tête et regardé vers les sommets. » (Mémoires d’espoir, tome 1, pp. 301-303).

Ce texte assez extraordinaire montre bien que l’utilisation de la télévision par de Gaulle ne pouvait se réduire à cette banalisation électorale.

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