DE GAULLE ET LA CANDIDATURE BRITANNIQUE AUX COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Par Françoise de la Serre
Directrice de recherche au Centre d’études et de recherches internationales
(Fondation nationale des sciences politiques)

Communication publiée dans De Gaulle en son siècle, tome 5, L’Europe. Institut Charles de Gaulle, Plon, La Documentation française, 1992.

Pour avoir refuser de participer, dès l’origine, à des institutions où sa présence était pourtant souhaitée, la Grande-Bretagne a longtemps vu sa politique extérieure dominée par la recherche de relations avec les Communautés européennes. Parallèlement, celles-ci ont parfois souffert, dans leur progression et leur développement, de la fixation quasi-obsessionnelle ressentie par certains Etats-membres sur l’avenir des relations entre la Communauté et le Royaume-Uni. Dans les refus successifs opposés, en 1963 puis en 1967, à l’entrée de la Grande-Bretagne dans les Communautés, le rôle joué par le général de Gaulle a été déterminant, au point de faire apparaître le problème de l’élargissement comme une affaire essentiellement franco-britannique.

Après avoir manifesté réticences et hostilité à l’égard des premières tentatives d’intégration européenne, après avoir voulu torpiller le Marché commun naissant par la proposition d’une grande zone de libre-échange, la Grande-Bretagne manifeste, en 1961, le souhait d’adhérer aux Communautés européennes. Parce qu’il est soucieux d’associer le Royaume-Uni à l’essor économique des Six et parce que la CEE peut fournir un nouveau cadre à l’influence britannique, le gouvernement conservateur de Harold Macmillan décide de demander les conditions auxquelles la Grande-Bretagne pourrait rejoindre la Communauté.

Quelles sont alors les réactions françaises ? Dans la genèse de la position du général de Gaulle, quelques repères semblent pouvoir être établis. En premier lieu (et comme l’atteste la conférence de presse du 5 septembre 1961), il semble qu’il n’y ait pas eu, de la part du Général, et contrairement à ce qui a été parfois écrit, d’opposition radicale, a priori, à l’élargissement de la Communauté au Royaume-Uni. Tout porte à croire au contraire que la doctrine française en la matière s’est élaborée progressivement et que les difficultés soulevées, en Grande-Bretagne même, par la perspective de l’adhésion ont longtemps paru suffisantes au chef d’Etat français pour rendre lointaines et improbables les chances d’un élargissement de la CEE à ce pays. Compte tenu de l’hostilité déclarée au sein des deux principaux partis, du manque d’enthousiasme de l’opinion publique, des multiples exceptions formulées par les Anglais au début de la négociation, l’entrée de la Grande-Bretagne dans le Marché commun n’es pas apparu comme un problème exigeant dès le départ, une position tranchée. Aussi la réponse française aux demandes anglaises, a-t-elle été, dans un premier temps, indirecte et articulée autour de deux éléments. Tout d’abord, une acceptation de l’ouverture des négociations (sur la base d’une interprétation de l’article 237 du traité de Rome différente de celle qui prévaudra lors de la deuxième candidature, en 1967). Ensuite, une insistance particulière mise par Paris pour obtenir que la construction européenne telle que l’envisage le gouvernement anglais ne souffre aucun retard du fait des négociations engagées avec le Royaume-Uni : ni dans ses aspects politiques, ce qui signifie la poursuite et l’accélération des conversations sur l’union politique amorcées en février 1961 (plan Fouchet) ; ni dans ses aspects économiques, ce qui implique le renforcement du Marché commun agricole par l’adoption (en janvier 1962) d’un certain nombre de règlements puis du régime financier provisoire, l’acceptation de ces textes par les Britanniques étant présenté comme le test décisif de la conversion du Royaume-Uni à l’Europe.

De Gaulle et la candidature britannique

La rencontre de Champs (2 et 3 juin 1962)

Dans cette élaboration progressive de la position du général de Gaulle, la rencontre de Champs avec le Premier ministre britannique constitue un jalon décisif. A l’issue de ses entretiens avec Harold Macmillan, il semble en effet que le Général ait été conduit à repenser sur d’autres bases le problème de la candidature britannique, compte tenu de la détermination affichée par son interlocuteur et donc de l’éventualité d’un succès des négociations de Bruxelles.

Témoignages et documents concordent en effet pour démontrer que de Gaulle a été impressionné, voire surpris, par la volonté de Macmillan de faire entrer le Royaume-Uni dans la Communauté et par le caractère éminemment politique de la démarche britannique. Le Général le dira d’ailleurs à son hôte, à l’issue de la première journée d’entretiens : « Je vous ai senti hier déterminé à participer à la construction de l’Europe. J’ai été impressionné par cette détermination ». Outre un plaidoyer d’ordre affectif (« L’Angleterre de Kipling est morte »), de solides arguments sont en effet mis en avant par le Premier ministre britannique. Ls vont d’un ralliement au plan Fouchet (pour l’organisation de l’Europe, « nous proposons plus ou moins votre propre plan ») à la démonstration que, Marché commun ou pas, l’abandon par la Grande-Bretagne de son système agricole, comme la définition de nouveaux liens avec le Commonwealth se seraient révélés inéluctables.

Ainsi confronté à une situation où la volonté et la capacité du Royaume-Uni de reprendre à son compte non seulement les acquis de la construction communautaire mais encore le projet gaulliste d’union politique passent du peu vraisemblable au plausible, le général de Gaulle est amené à resituer la démarche britannique dans la perspective globale de « l’Europe européenne ». Surgissent alors la conviction (que l’on retrouvera en permanence dans le discours de De Gaulle sur la Grande-Bretagne) que c’est une transformation radicale du système communautaire qui est en jeu au cas d’adhésion britannique, et des interrogations (maintes fois formulées) sur la possibilité d’avoir avec le Royaume-Uni (comme cela est le cas avec la République fédérale et l’Italie) une politique commune. Surgit alors aussi, et ce problème occupe une place centrale dans les conversations, la question essentielle aux yeux du Général d’une future défense européenne puisque, selon lui, « l’Europe ne peut avoir sa politique sans sa défense [1] ». Aux dires de De Gaulle, celle-ci implique que France et Grande-Bretagne s’accordent autour de quelques grands principes : que l’Europe veuille exister par elle-même et que, sans renoncer à l’Alliance atlantique, elle s’achemine vers davantage d’indépendance à l’égard des Etats-Unis pour la mise sur pied d’une défense européenne fondée sur les forces nucléaires française et britannique. Pour élaborer cette défense européenne, France et Grande-Bretagne devraient conjuguer leurs moyens et dresser des plans communs ; pour sa part, la France se prêterait volontiers à des conversations préfigurant la collaboration à venir si la Grande-Bretagne en voyait l’opportunité.

Au vu de ces échanges, on est loin, semble-t-il, des spéculations qui s’étaient fait jour, avant la rencontre, dans la presse britannique, selon lesquelles l’acquiescement français à l’adhésion du Royaume-Uni aurait pu être échangé contre une coopération franco-britannique dans le domaine nucléaire. A l’évidence, et au grand soulagement de Macmillan qui n’aurait pub répondre favorablement à une telle demande, la question ne fut pas posée par le Général. Mais peut-être le Premier ministre britannique, en se contentant d’affirmer une large identité de vues avec son hôte sur la place de l’Europe dans le monde et les relations euro-américaines [2], a-t-il sous-estimé l’importance, pour de Gaulle, du contenu politico-militaire de l’Europe future et des gages qui, de ce point de vue, étaient attendus de lui. Si, sur les perspectives à long terme et les orientations souhaitables, il y eut effectivement à Champs convergence des intentions, et selon les termes du communiqué final, « une large communauté de vues », l’impression prévaut que beaucoup des interrogations formulées par de Gaulle appelaient de la part des Britanniques un certain nombre de réponses, voire d’initiatives, pour dissiper les doutes qui subsistent alors dans l’esprit du Général. Il dira à Macmillan à la fin des entretiens : « Au total, vous nous faites l’effet d’avoir beaucoup évolué et de comprendre l’intérêt que vous auriez à faire l’Europe. Mais vous n’êtes pas encore sur le point de la faire parce que vous demeurez encore attaché au monde extra-européen et parce que l’idée de choisir entre l’Europe et l’Amérique n’est pas encore mûre dans votre esprit […]. La Grande-Bretagne est en train de venir à l’Europe mais elle n’y est pas encore venue ».

De Rambouillet à la rupture de janvier 1963

Autre jalon important dans l’affaire de la candidature britannique, les entretiens de Gaulle-Macmillan à la mi-décembre 1962 se situent dans un contexte profondément modifié. Sur le plan interne, après les incertitudes de l’été, tant le référendum que les élections de novembre ont conforté la position du Général qui, par ailleurs, une fois levée l’hypothèque algérienne, peut à nouveau se consacrer à l’élaboration d’une grande politique étrangère.

Au niveau européen, l’échec des conversations sur l’organisation politique de l’Europe (plan Fouchet) a entraîné un repli sur la coopération franco-allemande qui, à vrai dire, a toujours été au cœur des intentions du Général [3].Par ailleurs, du strict point de vue des négociations en cours, les désaccords entre les Cinq et la Grande-Bretagne se sont cristallisés sur l’agriculture, le sort à réserver aux produits du Commonwealth, les problèmes posés par les partenaires de l’AELE. A la fermeté française correspond une rigidité britannique qu’expliquent en partie les critiques et les mises en garde formulées par les pays du Commonwealth et l’attitude anti-européenne manifestée par le parti travailliste lors de son Congrès.

Mais surtout, trois événements touchant aux relations euro-américaines pèsent de manière décisive sur les nouveaux entretiens. En premier lieu, la crise de Cuba qui confirme le Général dans son analyse déjà ancienne de la politique américaine et dans ses doutes concernant l’engagement nucléaire américain pour la défense de l’Europe. En deuxième lieu, le discours prononcé, le 4 juillet 1962, par le président Kennedy dans lequel il propose aux Européens un partnership atlantique qui constitue objectivement un défi à « l’Europe européenne ». Enfin, l’annonce par les Etats-Unis de l’abandon des fusées Skybolt sur lesquelles Londres comptait pour équiper sa force de dissuasion, décision qui justifie la tenue à Nassau, au lendemain des entretiens de Rambouillet, d’une « sommet » anglo-américain.

Sans doute Macmillan est-il conscient de ce que représentent ces évolutions pour le sort qui sera réservé à la candidature britannique puisque c’est lui cette fois qui, dès l’ouverture des entretiens, prend l’initiative d’un exposé sur les problèmes de défense. Il y insiste à la fois sur la nécessité (déjà reconnue à Champs) de maintenir les forces nucléaires sous contrôle national même si, dans le cas du Royaume-Uni, compte tenu des accords existants, cette force ne peut être créée qu’avec le concours des Américains. A cet égard, l’acceptation des fusées Polaris en remplacement des Skybolt, décision qu’il annonce à de Gaulle, ne lui paraît pas devoir remettre en cause ni l’indépendance de la force nucléaire nationale ni les perspectives d’une coopération franco-britannique, ni enfin, une fois réglé le problème de l’adhésion britannique, l’objectif d’une défense européenne. A ce discours, qui ne s’éloigne guère, sur le fonds, des considérations échangées à Champs sur les problèmes de défense, le Général répond en élargissant le débat et en le concentrant sur le manque d’indépendance des Européens en général, et du Royaume-Uni en particulier, envers les Etats-Unis. Expliquant l’échec du plan Fouchet par cette absence de volonté d’indépendance des Cinq à l’égard de Washington, il ne paraît pas disposé à accepter de la Grande-Bretagne ce qu’il est contraint de tolérer de l’Allemagne fédérale (et que le Bundestag lui rappellera dans le préambule ajouté au traité franco-allemand). L’insistance mise à souligner les liens transatlantiques du Royaume-Uni frappe par son caractère abrupt et répétitif : « Même en matière de défense, la Grande-Bretagne ne donne pas vraiment l’impression d’être européenne [….]. La force nucléaire dont dispose le Royaume-Uni n’est pas purement britannique et est intimement liée aux Etats-Unis ».

C’est donc essentiellement l’échec de l’Europe politique par manque d’indépendance à l’égard des Etats-Unis qui conduit le général de Gaulle à vouloir préserver la Communauté et à en différer l’élargissement à la Grande-Bretagne. En effet, s’il n’exclut pas que, dans l’avenir, « les choses finiront par s’arranger par l’établissement d’un autre Marché commun », il considère que, dans l’immédiat, le Royaume-Uni « ne peut accepter le Marché commun tel qu’il est » et se refuse à entreprendre la négociation du nouveau système que l’adhésion britannique rend à ses yeux inéluctable. Confronté à cette réponse, Macmillan se dit « stupéfait et profondément blessé » par les propos du Général et par une attitude qui revient à poser des questions de principe que l’on avait pu croire résolues du fait de l’ouverture des négociations.

Bien que cette rencontre de Rambouillet ait donné lieu à des interprétations divergentes, un certain nombre de points paraissent aujourd’hui à peu près clairs. En premier lieu, le contenu même de la négociation de Bruxelles et l’état d’avancement ont pesé d’un poids relatif sur la décision du Général de s’opposer à l’adhésion britannique. Si l’on ne peut douter de l’attachement de De Gaulle à l’acquis communautaire et en particulier à la politique agricole commune (à laquelle il fait fréquemment référence), l’enlisement des négociations ne peut évidemment à lui seul expliquer l’attitude finalement adoptée. D’autant que les analyses diffèrent sur ce point et que certains auteurs prétendent que, si le Général a mis fin aux négociations, c’est précisément parce qu’elles étaient sur le point d’aboutir [4]. En deuxième lieu, il est difficile de croire que « les Britanniques, après Rambouillet, aient été laissés dans l’incertitude sur les intentions exactes du Général au sujet du Marché commun [5] » et que c’est l’accord de Nassau [6] qui a provoqué le veto prononcé lors de la conférence du 14 janvier 1963. Il paraît plutôt vraisemblable que l’annonce de l’accord anglo-américain a confirmé de Gaulle dans une décision qui était déjà prise, fourni le prétexte à la rupture et permis la démonstration de ce qui « sépare l’Europe européenne de l’Europe atlantique ». Enfin, il est désormais acquis que le fameux deal, coopération nucléaire contre acquiescement français à l’adhésion britannique, n’a été explicitement et formellement proposé ni d’un côté ni de l’autre, la place occupée par les discussions sur la défense européenne démontre que là se trouvait bien le nœud du problème. Peut-être peut-on formuler l’hypothèse qu’au milieu de l’année 1962 ; seul un rapprochement des politiques de défense française et britannique (par une prise de distance de Londres par rapport à Washington) aurait amené le Général à entreprendre cette complète transformation du Marché commun qu’aurait exigé, selon lui, l’adhésion britannique. C’est le sens que l’on peut en tout cas donné à ce propos tenu par de Gaulle, à Rambouillet, en épitaphe au plan Fouchet : « Je n’ai pas réussi car les Six ne veulent pas tous ou ne peuvent pas tous être indépendants. La France, quant à elle, a pris le large. L’Angleterre s’achemine elle aussi vers l’indépendance. Tout l’y pousse. La première chose à faire, à cette fin, est de créer une force atomique indépendante ».

Mais, alors que de Gaulle, face au « grand dessein » de l’Administration Kennedy, est pressé de définir la substance de l’ « Europe européenne », Macmillan propose le préalable, avec la Grande-Bretagne et après l’adhésion de celle-ci à la CEE, d’une « Europe des Etats » sur la base d’un plan Fouchet auquel, pourtant, le Général ne croit plus. Ce décalage entre les préoccupations des deux hommes est perceptible tout au long de la rencontre de Rambouillet. Il donne l’impression que l’argumentation du Premier ministre n’a guère évolué par rapport aux entretiens de Champs.

Quoi qu’il en soit, les propos tenus par de Gaulle à Rambouillet préfigurent assez bien le contenu de sa conférence de presse du 14 janvier et ce n’est pas un hasard si le chef de l’Etat y traite à la fois de la candidature britannique et des problèmes nucléaires. Priorité est certes donnée à la démonstration que la Grande-Bretagne n’est pas prête à accepter toutes les règles et obligations du Marché commun en raison de son caractère insulaire, de ses habitudes, de ses traditions. Mais, en dépit du long développement relatif à ces obstacles, ce n’est pas tant la capacité ou la volonté britannique d’accepter l’Europe telle qu’elle est définie par le traité de Rome qui est en cause mais plutôt le fait qu’une adhésion britannique aurait menacé « l’Europe européenne » que souhaite imposer le général de Gaulle : « Cette Communauté [élargie] verrait, dit-il, se poser à elle tous les problèmes de ses relations économiques avec une foule d’autres Etats, et d’abord avec les Etats-Unis. Il est à prévoir que la cohésion de tous ses membres […] n’y résisterait pas longtemps et qu’en définitive, il apparaîtrait une Communauté atlantique colossale sous dépendance et direction américaine et qui aurait tôt fait d’absorber la Communauté européenne. C’est une hypothèse qui peut parfaitement se justifier aux yeux de certains, mais ce n’est pas du tout ce qu’a voulu faire et ce que fait la France et qui est une construction purement européenne ». Il va sans dire que le refus opposé au cours de la même conférence aux propositions de force multilatérale s’inspire de la même volonté et des mêmes principes.

Dans une conférence de presse ultérieure, le 28 octobre 1966, le général de Gaulle évoquera encore plus explicitement es motivations françaises : « C’est ainsi qu’en 1963, nous avons été amenés à mettre un terme aux négociations engagées à Bruxelles par l’Angleterre en vue d’entrer dans l’organisation, non point certes que nous désespérions de voir jamais ce grand peuple insulaire unir vraiment son destin à celui du continent mais le fait est qu’il n’était pas alors en mesure d’appliquer les règles communes et qu’il venait, à Nassau, d’attester une allégeance extérieure à une Europe qui en serait une. Or, en se prolongeant vraiment, ces négociations empêchaient bel et bien les Six de bâtir leur Communauté ».

Fin janvier à Bruxelles, en dépit des efforts déployés par les partenaires de la France et des concessions de dernière heure offertes par la délégation britannique, la fermeté des positions françaises aboutit, contre l’avis des cinq autres membres du Marché commun, à un ajournement sine die des négociations.

Deuxième candidature et deuxième refus

La position française a-t-elle évolué lorsque le gouvernement travailliste de Harold Wilson pose à nouveau, le 10 mai 1967, la candidature de la Grande-Bretagne aux Communautés ?

Dans sa conférence de presse du 16 mai 1967, le général de Gaulle est amené à faire connaître sa position. Après avoir exprimé sa sympathie à l’égard de « l’intention manifestée et de la démarche accomplie par le gouvernement britannique », le Président français affirme de prime abord : « De notre part, il ne saurait être, d’ailleurs il n’a jamais été, question de veto. Il s’agit simplement de savoir si l’aboutissement est possible dans le cadre et dans les conditions de l’actuel Marché commun sans y porter de troubles destructeurs, ou bien dans quel autre cadre et dans quelles autres conditions il pourrait l’être : à moins qu’on ne veuille sauvegarder ce qui vient d’être bâti jusqu’à ce que, éventuellement, il apparaisse concevable d’accueillir une Angleterre qui se serait, de son côté, pour son compte, profondément transformée ».

La première de ces trois hypothèses amène le général de Gaulle à considérer les obstacles inhérents à la situation britannique et susceptibles de provoquer la destruction du Marché commun tel qu’il existe alors : système agricole, régime de circulation des capitaux, état du sterling. A la suite de cette analyse, il propose à ses partenaires trois options : l’abolition du Marché commun sous sa forme actuelle et la construction d’un nouvel édifice, du type zone de libre-échange ; l’adoption d’un régime d’association entre la CEE et les pays candidats de l’AELE ; l’attente que la Grande-Bretagne ait accompli « la très vaste et très profonde mutation » nécessaire à son entrée dans la Communauté.

Cette déclaration augure de ce que vont être à la fois la position de fond et la stratégie française dans la négociation qui s’engage alors entre les Six. Alors que ses partenaires sont désireux d’entamer des négociations avec la Grande-Bretagne afin que celle-ci puisse exprimer son point de vue, la France juge cette audition superflue dans la mesure où les positions britanniques sont bien connues. Se fondant sur l’article 237 du traité, qui n’a pas fixé la procédure régissant l’examen d’une demande d’adhésion, paris considère que les Six ne doivent entendre la Grande-Bretagne qu’près voir décidé, entre eux, à l’unanimité, s’il y a lieu ou non d’ouvrir des négociations. Selon l’argumentation française, les termes « le Conseil se prononce à l’unanimité » ont une portée générale et s’appliquent non seulement au fond de la demande d’adhésion mais à la procédure qui doit précéder la décision, c’est-à-dire l’ouverture des négociations. Les Cinq sont au contraire enclins à penser que l’article 237 ne concerne que le fond de la demande et non la procédure, et qu’en conséquence, il est possible d’ouvrir les négociations.

En dépit de l’avis rendu par la Commission, le 29 septembre 1967, qui recommande d’ouvrir des négociations avec les pays-candidats, en dépit des pressions exercées en ce sens, notamment par l’Allemagne fédérale, le gouvernement français maintient son point de vue. Il considère que, pour des raisons tenant essentiellement à la mauvaise santé de l’économie britannique, il est inopportun d’ouvrir des négociations avec la Grande-Bretagne.

Cette approche française du dossier de la candidature britannique n’est pas modifiée par la dévaluation de la livre sterling qui intervient le 18 novembre 1967. Contrairement aux Cinq (et notamment à la RFA) qui estiment que cette dévaluation transforme les données du problème, contrairement au gouvernement britannique qui présente la dévaluation comme la première phase du processus d’assainissement souhaité par la France, Paris estime qu’il n’y a pas lieu de changer sa position.

Une nouvelle conférence de presse du général de Gaulle, le 27 novembre, permet d’ailleurs de connaître sa position définitive. Après avoir passé en revue les attitudes successivement adoptées par la Grande-Bretagne à l’égard de la construction européenne, le Président français évoque les raisons qui conduisent ce pays à « découvrir un cadre, fût-il européen, […] qui lui permette de jouer encore un rôle dirigeant et qui l’allège d’une part de son fardeau ». Tout en se félicitant de cette évolution, le général de Gaulle attire l’attention sur « la transformation radicale qui s’impose à la Grande-Bretagne pour qu’elle puisse se joindre aux continentaux » et, envisageant surtout les problèmes économiques, analyse les incompatibilités existantes entre l’adhésion à la Communauté et la situation actuelle de la Grande-Bretagne. Le Marché commun est, selon lui, « incompatible avec l’état du sterling tel que l’ont mis en lumière, de nouveau, la dévaluation ainsi que les emprunts qui l’ont précédée et qui l’accompagnent ». Imposer, dans ce contexte, l’entrée de la Grande-Bretagne dans le Marché commun et « engager maintenant une négociation à cet effet, tout le monde sait de quoi il retourne, ce serait, pour les Six, donner d’avance leur accord à tous les artifices, délais et faux-semblants qui tendraient à dissimuler la destruction d’un édifice qui a été bâti au prix de tant de peines et au milieu de tant d’espoirs ». Après avoir évoqué les solutions de rechange qui pourraient se substituer à la Communauté actuelle, mais que « la France ne demande certainement pas », le Président français conclut à l’impossibilité d’ouvrir, dans l’immédiat, des négociations avec la Grande-Bretagne en vue de son adhésion, mais propose en revanche, à nouveau, une formule d’association, un « arrangement ».

Si cette déclaration du général de Gaulle ne peut constituer la réponse communautaire qu’attend le gouvernement britannique, elle ne laisse guère d’illusions à Harold Wilson sur les chances de voir s’ouvrir une négociation. A l’issue de la réunion des ministres des Affaires étrangères des Six, les 18 et 19 décembre 1967 à Bruxelles, un long communiqué est publié. Il en ressort qu’aucune objection de principe n’a été faite à l’adhésion de la Grande-Bretagne, mais que, vu la situation économique et financière du Royaume-Uni, un Etat-membre estime prématuré d’engager une négociation à cette fin.

Dans l’argumentation française, l’économique et le monétaire ont pris cette fois le pas sur le politique et le militaire mais, fondamentalement, rien n’est changé dans la manière dont le Président français apprécie les dangers que feraient peser l’élargissement sur « l’Europe européenne » à nouveau évoquée à la fin de la conférence de presse. Priorité est donnée, comme en 1963, à la consolidation du Marché commun. Mais dans le nouveau contexte européen et compte tenu notamment de l’essoufflement de la coopération franco-allemande, quelles sont, sans les Anglais, les chances de survie d’un édifice qui, avec eux, serait, selon le général de Gaulle, voué à la destruction ?

Tensions franco-britanniques : « l’affaire Soames »

L’année 1968 voit proliférer les initiatives tendant à contourner l’opposition française. Emanant tantôt de la Grande-Bretagne, tantôt des partenaires de la France, les diverses propositions ont en commun soit de vouloir développer la coopération entre la Grande-Bretagne et les Six dans des domaines non couverts par le traité (politique industrielle et technologique par exemple), soit d’établir un lien explicite entre arrangements transitoires et adhésion ultérieure. Pour sa part, la France n’est prête à accepter que des arrangements commerciaux ne débouchant pas automatiquement sur une adhésion et se voit d’ailleurs confortée dans sa position par les difficultés financières et monétaires que connaît la Grande-Bretagne. En septembre 1968, Londres a dû en effet recourir à la coopération internationale pour soutenir le sterling menacé par de massives conversions en monnaies plus fortes, et pour consolider une partie des balances sterling.

Persuadés qu’il est impossible d’aboutir à une solution du problème de l’adhésion dans le cadre communautaire, les partenaires de la France pensent alors, en février 1969, à utiliser une organisation issue des accords de Bruxelles (1948) et de Paris (1954) qui groupe les Six et la Grande-Bretagne : l’Union de l’Europe occidentale (UEO).

L’idée est de ses servir de ce second pilier de la construction européenne pour promouvoir diverses formes de coopération avec la Grande-Bretagne dans des domaines où les Communautés n’ont pas une compétence exclusive : politique extérieure, défense, monnaie, technologie. La France redoute évidemment de voir ainsi tournée, dans le cadre de l’UEO, les décisions prises au sein de la CEE, notamment en matière d’élargissement. Après de multiples péripéties et prenant prétexte d’une réunion convoquée, sans l’accord de Paris, par le secrétaire d’Etat au Foreign Office, Michael Stewart, la France fait savoir qu’elle ne participera aux travaux de l’UEO qu’une fois consacré le retour à la règle de l’unanimité. Loin d’avoir fourni à la diplomatie britannique un forum de rechange, cette tentative d’utilisation de l’UEO se solde par une sérieuse détérioration des relations franco-britanniques qui s’aggrave encore avec ce qu’il est convenu d’appeler « l’affaire Soames ».

Recevant le 4 février, sir Christopher Soames, ambassadeur de Grande-Bretagne à Paris, le général de Gaulle lui expose les conditions dans lesquelles une Europe ouverte à tous les Etats européens occidentaux, y compris la Grande-Bretagne, serait amenée à s’organiser politiquement et économiquement, et lui dit qu’il aimerait voir s’ouvrir des conversations bilatérales en vue de déterminer si les deux gouvernements peuvent résoudre leurs différences de conception. Dans leur phase exploratoire, ces conversations devraient demeurer confidentielles. Le Président français indique que, si tout le monde en était d’accord, il accepterait d’envisager une transformation profonde du Marché commun et une coopération politique plus poussée entre la France, la Grande-Bretagne, la République fédérale et l’Italie. Ainsi que le fait remarquer le 22 février Michel Debré, ministre des Affaires étrangères, à l’ORTF : « Le général de Gaulle a souhaité, dans un intérêt commun, examiner s’il était possible que la Grande-Bretagne envisage des conversations exploratoires sur les perspectives économiques et politiques de l’Europe. Offrant ces perspectives, il n’a rien indiqué, ni du point de vue économique ni du point de vue politique, qui ne soit semblable aux orientations qu’il a publiquement et constamment définies au cours des dernières années ».

Informé, par Harold Wilson, de conversations que le général de Gaulle avait pourtant souhaité sécrètes, les partenaires de la France apprécient naturellement peu ce qui leur est présenté comme un plan visant à la suppression du Marché commun au profit d’une zone de libre-échange et d’un « directoire » à quatre excluant les pays du Benelux. C’est en effet en ces termes qu’est communiqué aux partenaires de la France, et à la Chambre des Communes, le compte rendu de l’entretien de Gaulle-Soames. Paris proteste aussitôt auprès du gouvernement britannique contre l’utilisation par voie diplomatique et de presse, de l’entretien du 4 février, et indique que le général de Gaulle avait, dans sa conversation avec Soames, évoqué des thèmes de réflexion plutôt que présenté des propositions. Malgré les efforts déployés de part et d’autre pour apaiser les passions, cette nouvelle détérioration des relations entre Paris et Londres ne paraît guère de nature à lever les réserves françaises concernant l’adhésion de la Grande-Bretagne au Marché commun.

Pourtant, sans qu’il soit possible d’établir avec précision le sens et la portée exacte des perspectives ouvertes par le général de Gaulle, lors de son entretien avec Soames, la suggestion faite à la Grande-Bretagne de discuter avec elle de façon bilatérale de ce que pourrait être une Europe élargie, ne traduisait-elle pas une certaine évolution de l’attitude française à l’égard de la candidature britannique aux Communautés ?

En l’état actuel des informations disponibles, il est difficile d’en préciser l’importance, mais il paraît douteux que le général de Gaulle ait présenté à son interlocuteur un véritable « plan ». Il ne faut pas perdre de vue en effet que les propos échangés l’ont été au cours d’un déjeuner intime, avec un ambassadeur que le Général appréciait, et qui, de surcroît, était le gendre de Churchill. Parmi les proches du chef de l’Etat qui eurent des échos de cette conversation, le sentiment prévaut que de Gaulle, en évoquant devant Soames une certaine vision de l’Europe, se serait exprimé très librement et aurait même estimé, ultérieurement, avoir peut-être manqué de prudence.

S’il est évident que les propos tenus ne constituaient pas, comme le Foreign Office l’a prétendu, un plan en bonne et due forme de remplacement de la Communauté, ils traduisaient cependant un certain infléchissement de la diplomatie française. Depuis son arrivée au Quai d’Orsay, Michel Debré s’était fait l’avocat d’une amélioration des relations franco-britanniques et d’une alliance avec Londres pour bloquer toute dérive supranationale de la construction communautaire. Cette nouvelle approche militait en faveur de la réouverture d’un dialogue sur ces problèmes. Mais si des interrogations demeurent sur le degré de maturation du projet évoqué devant Soames, il est frappant de constater la remarquable continuité dont fait preuve le Général dans son appréciation du problème britannique [7]. Par rapport aux entretiens de 1962, sa conviction demeure inchangée : puisque changement de dimension de la Communauté signifie changement de nature, il sera nécessaire d’imaginer et d’organiser un nouvel édifice. Que le Général ait ou non utilisé dans sa conversation avec Soames le terme de « directoire » est dans ce contexte d’une importance secondaire. Au-delà du mot qu’il n’a peut-être pas employé lors de l’entretien de février 1969 [8], son idée était bien d’affirmer dans le domaine politique et militaire, la responsabilité des puissances européennes « principales ». A Champs, de Gaulle avait affirmé à Macmillan (qui semblait sur ce point en accord avec lui) : « Si vous entrez dans l’Europe cela changera tout. Il faudra faire quelque chose de nouveau. Il faudra, au sein de cette Europe, un Directoire. Autrement, cette Europe serait une nouvelle ONU. L’Europe avec vous serait un ensemble plus imposant, mais pourrait-elle agir en commun ? Dans cette hypothèse, je ne disconviens pas qu’il faudrait un directoire ».

[1] Voir également cette note du 17 juillet 1961 : « Il ne peut y avoir de personnalité politique de l’Europe, si l’Europe n’a pas sa personnalité au point de vue de la défense. La défense est toujours à la base de la politique […] Il faut que l’Europe ait sa personnalité dans sa propre défense ». LNC, janvier 1961-décembre 1963, p. 107.

[2] Maurice Couve de Murville, Une politique étrangère, 1958-1969, Paris, Plon, 1971, p. 104

[3] Apostille sur une note du Premier ministre à propos de la politique européenne, 27 février 1961. LNC, janvier 1961-décembre 1963, p. 48

[4] Leon Lindberg and Stuart Scheingold, Europe’s would be Policy Patterns of Change in the European Community, Englewood Cliffs, Prentice Hall, 1979, p. 234 et Miriam Camps, Britain and the European Communities, Oxford, Oxford University Press, 1964.

[5] Bernard Ledwidge, De Gaulle, Paris, Plon, 1971, p. 404

[6] L’accord de Nassau comportait deux aspects. D’une part, les Etats-Unis consentaient à livrer à la Grande-Bretagne des fusées Polaris au lieu des Skybolt promises pour équiper la force nucléaire anglaise. D’autre part, il était prévu d’intégrer les Polaris britanniques dans la force de dissuasion de l’OTAN avec possibilité de les en retirer si l’intérêt national l’exigeait. Enfin, Macmillan avait obtenu qu’une offre identique soit faite à la France.

[7] Voir notamment, Etienne Burin des Roziers, Retour aux sources. 1962, l’année décisive, Paris, Plon, 1986, p. 164.

[8] Bernard Ledwige, op. cit., pp. 392-397

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