Sous-titré « L’homme qui a conduit Hitler au pouvoir », le dernier livre de Jean-Paul Bled comble un vide étonnant (en langue française) sur un personnage central de l’histoire allemande des années 1914 à 1934. Mort plus jeune, comme on a pu le dire d’autres vieillards, son rôle et sa mémoire eussent été bien différents. Mais les maréchaux hors d’âge, avec ou sans casque à pointe et médaille Pour le Mérite, ne sont pas nécessairement la Providence de leur patrie… En l’occurrence, Paul von Hindenburg fut plutôt le fossoyeur de la monarchie des Hohenzollern (dont il révérait l’idée mais pas le titulaire, le fragile et inconstant Guillaume II) et de la République de Weimar (qu’il méprisait en tant que telle quand bien même il en occupa la magistrature suprême). Ce qui dessine finalement un homme dont les paradoxes dépassaient les préjugés dès lors qu’il s’agissait de la très haute estime qu’il avait de lui même et du rôle qu’il s’assignait à tenir.

Hindenburg (1847/1934), comme tant de fils et petits-fils de junker prussiens, épousa la carrière militaire et en parcourut tous les échelons. Lieutenant à la bataille de Sadowa contre l’Autriche-Hongrie en 1866 puis lors des combats contre l’armée de Napoléon III en 1870, il enchaîna ensuite garnisons et galons pour prendre une retraite de général en 1914. Studieux, rigoureux, grand amateur d’histoire militaire et de kriegspiel : rien, finalement, ne le distinguait de ses contemporains étoilés enfermés dans leur étroite culture professionnelle. La Première Guerre mondiale vint le chercher chez lui, et encore quand il s’avéra qu’on n’avait personne d’autre sous la main pour le front de l’Est. Commença alors la double décennie Hindenburg à laquelle Jean-Paul Bled consacre naturellement la plus grande part de son ouvrage.

Sachant s’entourer et déléguer, pouvant mettre sa démission dans la balance pour conserver un subordonné mais tout autant capable de le lâcher en rase campagne afin de sauver sa réputation, Hindenburg fit preuve d’un peu de talent militaire et de beaucoup d’opportunisme. Le duo qu’il constitua avec Ludendorff – Jean-Paul Bled les surnomme les Dioscures – s’imposa facilement à l’opinion par la victoire de Tannenberg (25-31 août 1914) mais plus difficilement auprès de l’Etat-Major et du Kaiser. Promu Feldmarschal, Hindenburg posa au sauveur du pays alors qu’il fut tout au plus un carnassier politique alignant les trophées (son prédécesseur Falkenhayn, le chancelier Bethmann-Hollweg, Matthias Erzberger, Ludendorff lui-même, et, plus discrètement, Guillaume II), illustrant par là même la fameuse « discorde chez l’ennemi » gaullienne (citée page 54), que d’ailleurs on pourra (re)lire en parallèle avec profit. Quasi dictateur d’un Reich affamé en 1917 et 1918, général en chef d’une armée vaincue, il sut sortir indemne des désastres nationaux que furent le 11 novembre 1918 et le 28 juin 1919, qui, comme beaucoup finirent par le croire, étaient de la faute des civils, des bolcheviks, des francs-maçons et des Juifs qui avaient poignardé l’armée dans le dos. Hindenburg popularisa lui-même cette thèse qui fut le cancer de la République de Weimar. En revanche, il se garda bien d’écrire dans ses mémoires parues en 1920 qu’en laissant se développer la guerre sous-marine à outrance, il avait contribué à l’entrée en guerre des Etats-Unis en avril 1917…

Elu par surprise président de la République en 1925, véritable Ersatzkaiser (page 151) de par une constitution qui permettait bien autre chose que « d’inaugurer les chrysanthèmes », il ne fut pas la marionnette que ses supporters naturels de droite avaient cru pouvoir manipuler car lui-même avait usé des chausses trappes qu’on lui destinait. Il laissa s’accomplir l’éphémère normalisation des relations internationales sous les auspices de la SDN malgré sa haine du Diktat de Versailles. Il aurait même pu finir son mandat, moyennant son obsession de gouverner « à droite toute », en devenant pour la postérité une sorte de Bismarck sans Kaiser (il n’envisagea jamais de restaurer la monarchie). Sauf que la « crise de 29 » survint et qu’elle provoqua en Allemagne le séisme politique que l’on connaît.

C’est finalement là que réside le bilan d’Hindenburg, qui s’illusionna totalement en croyant se jouer du nazisme et de son Führer qu’il propulsa aux commandes d’un pays qui comptait 6 millions de chômeurs et qui espérait un sursaut, un miracle ou un sauveur. Bref, rien que ne puisse lui offrir l’octogénaire luthérien né avant l’unité allemande et qui ne supportait pas d’avoir été réélu en 1932 par des catholiques et des socialistes qu’il exécrait. Les derniers chapitres de l’ouvrage constituent à cet égard un incontestable temps fort. Hindenburg fit d’Hitler son chancelier le 30 janvier 1933 dès lors que « le caporal bohémien » comprit qu’il fallait jouer profil bas devant le vieux monsieur pas encore mort. Un vain avertissement crépusculaire lui arriva sous la forme d’une lettre inattendue de Ludendorff, datée du 2 février 1933 : Vous avez, par la nomination d’Hitler à la chancellerie, livré notre sainte patrie allemande au plus grand démagogue de tous les temps. Je vous prophétise solennellement que cet homme funeste plongera notre Reich dans l’abîme, apportera à notre nation des malheurs incommensurables (cité page 278). Et l’historien de trancher si oui ou non Hindenburg eut sa part de responsabilité dans le naufrage allemand des années 1933-45 : il est impossible de ne pas répondre par l’affirmative (page 317).

On trouvera dans cette biographie passionnante toutes les qualités connues de Jean-Paul Bled : la clarté du récit, la précision de l’information, une démonstration fluide, une conclusion implacable ; le tout servi par une langue sobre et efficace. Ce nouvel opus s’inscrit dans une production historiographique de haut vol, dont certains titres sont désormais des classiques (pensons à son François Joseph). Il trouvera une place de choix dans toute bibliothèque digne de ce nom.

Franck Roubeau

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