MON GÉNÉRAL À MOI
LE VOYAGE DU GÉNÉRAL DE GAULLE À LYON LE 24 MARS 1968
par Bruno Clerc
Lyon entrait dans ce qui allait devenir et rester comme le « printemps 1968 »… J’avais presque dix ans. Entouré de parents aimants et attentifs, je grandissais dans l’atmosphère feutrée et chaleureuse de la petite bourgeoisie lyonnaise, catholique, patriote et un brin monarchiste. J’étais bercé depuis ma tendre enfance d’histoires de personnages célèbres, de Clovis à Saint-Louis, de Du Guesclin à Napoléon, de Jeanne d’Arc à De Gaulle et de récits de bataille, de victoires bien sûr, de Bouvines à Fontenoy, de Rocroi à Verdun, d’Arcole à la Marne. Dès mes plus jeunes années, j’étais initié aux choses de la vie publique. Aussi loin que je m’en souvienne, mon plus vieux souvenir politique remonte à la campagne électorale de 1965. Je revois encore les affiches des candidats qui s’opposaient au président de Gaulle. Lecanuet, Tixier-Vignancourt, Mitterrand… Comment osaient-ils affronter le grand homme ? pensais-je alors du haut de mon esprit en culotte courte. Oui, déjà mon cœur penchait pour le Général qui présidait alors, et depuis ma naissance, aux destinées de la France.
C’était la fin mars. En vérifiant les archives, le dimanche 24 mars 1968, pour être précis. Pour la quatrième fois, le général de Gaulle venait visiter Lyon. Il venait inaugurer la Foire internationale de Lyon qui fêtait son cinquantième anniversaire. Il était arrivé la veille et logeait à la préfecture du Rhône. Le matin, il avait assisté à la messe à la primatiale Saint-Jean où il avait été accueilli par le cardinal Renard, primat des Gaules. Un déjeuner officiel était organisé à la préfecture. Connaissant mon père, qui détestait être en retard et du coup était toujours très en avance, nous étions certainement arrivés tôt devant les grilles du bâtiment. J’ai en effet le vague souvenir d’une longue attente, debout contre la barrière métallique de protection chargée de maintenir la foule. Je me rappelle aussi que nous étions bien placés, non loin du portail de la préfecture, puisque nous étions parmi les premiers arrivés bien sûr, merci Papa.
La foule s’était rassemblée peu à peu. Badauds et partisans sans doute. Quelques policiers veillaient, coiffés de leurs képis bleu-nuit. En fin de matinée, le cortège arriva. Le Général se tenait debout, dans sa voiture découverte. Image d’un autre temps où les chefs d’Etat pouvaient encore se mêler à leurs peuples. Image d’Epinal aussi. Le Général, tel un preux chevalier sur son fier destrier, entrait dans son fief. J’entends encore mon père me dire « Voilà le Général ! ». La voiture avait ralenti avant de franchir la grille en fer forgée de la préfecture. La berline décapotable roulait devant nous suffisamment lentement pour que je puisse bien voir le grand homme. Tout enfant que j’étais, j’avais le sentiment diffus que l’Histoire avec un grand H passait devant moi. On m’avait tellement parlé de lui, de la guerre, de la débâcle, des privations, des camps de prisonniers, de la résistance, de la libération. Une sœur de mon père, jeune infirmière pendant la guerre, était partie aider les FTP communistes en septembre 1944, dans les environs de Lyon. Ses aventures épiques et périlleuses animaient les veillées, comme celles d’autres proches parents. Nos soirées de famille étaient peuplées de récits sur la dernière guerre que deux générations avaient vécue.
L’image du Général debout dans sa voiture est gravée dans ma mémoire. Je n’ai pas le souvenir d’avoir marmonné contre mon père qui m’avait emmené à la préfecture et contraint à attendre des heures pour quelques secondes fugaces. La flamme brulait sans doute déjà en moi… Je lui suis aujourd’hui reconnaissant pour ce moment qui me fit croiser de loin celui qui sauva l’honneur aux heures sombres de la défaite. Je ne peux pas dire que, ce jour de mars 1968, je sois devenu gaulliste mais je peux certainement écrire que mon « aventure » personnelle avec le général de Gaulle a débuté à Lyon, sur les bords du Rhône, le premier dimanche du « printemps 1968 ».
Dès les semaines suivantes, mon inclination enfantine était mise à l’épreuve mais elle allait se renforcer au rythme des événements qui allaient secouer la France en mai et juin. Elle allait ensuite grandir au cours de mes années de jeunesse pour devenir une conviction profonde qui ne s’effacerait plus.
Oui, tout a vraiment commencé avec la Foire de Lyon.
Paris, 18 juin 2020