BERGSON ET DE GAULLE

par Michel Desvignes

Texte publié dans Charles de Gaulle, L’Herne, 1973

Biographies ou exégèses, depuis qu’on écrit sur le général de Gaulle, on ne manque jamais d’émailler son propos de quelques citations de Bergson. Une si constante habitude ne s’explique pas seulement par la coïncidence chronologique, mais aussi par les traces visibles de l’influence de Bergson dans les écrits du Général : il n’est que de relire Le Fil de l’épée.

On doit noter, d’autre part, l’estime réciproque que les deux hommes ont nourrie l’un pour l’autre. Malraux rapporte dans Les Chênes qu’on abat… que les œuvres complètes de Bergson, ami de la famille du Général, figurent en bonne place dans le cabinet de travail de Colombey et Georges Cattaui a rendu publique la déclaration que lui fit Mme Bergson : « En 1940, avant la débâcle, mon mari me répétait sans cesse : « Un seul homme pourrait sauver la France : le colonel de Gaulle » 1.

Ces vérités étant reconnues, que recherchons-nous lorsque nous rap­prochons les deux noms de Bergson et de de Gaulle ? Il est d’autant moins inutile d’examiner quel est le problème posé qu’une telle recherche consti­tue le fondement même de la méthode appliquée tant par Bergson que par de Gaulle. M. Gilles Deleuze a montré2 l’importance de la catégorie philo­sophique de problème chez Bergson, puisque les racines de cette notion se situent au-delà de l’histoire, dans la vie elle-même : « la construction de l’organisme est à la fois position de problème et solution ».

La première possibilité qui s’offre consisterait à étudier quelle influence Bergson a exercé sur de Gaulle, mais on voit aussitôt les dangers d’une telle orientation. En effet, d’autres philosophes, d’autres écrivains, d’autres hommes d’action ont pu jouer un rôle important dans la formation de la pensée du général de Gaulle ; bientôt, nous serions conduits à peser ce qui est bergsonien et ce qui ne l’est pas dans l’action ou les écrits de l’Homme du 18 juin. Bergson lui-même nous met en garde contre ce type d’études, si nous voulons connaître la pensée profonde d’un homme ; et il prend l’exemple du philosophe’ : « Avec ce qu’il a lu, entendu, appris, nous pourrons sans doute recomposer la plus grande partie de ce qu’il a fait. Nous nous mettons donc à l’œuvre, nous remontons aux sources, nous pesons les influences, nous extrayons les similitudes, et nous finissons par voir distinctivement dans la doctrine ce que nous y cher­chions : une synthèse plus ou moins originale des idées au milieu des­quelles le philosophe a vécu ».

Aussi Bergson prône-t-il simplement « un contact renouvelé », une « imprégnation graduelle » pour parvenir à une bonne connaissance et il constate : « A mesure que nous cherchons davantage à nous installer dans la pensée du philosophe au lieu d’en faire le tour, nous voyons sa doctrine se transfigurer. D’abord la complication diminue. Puis les parties entrent les unes dans les autres, enfin tout se ramasse en un point unique… »

Dès ses premiers travaux, Bergson a vu dans la « durée » le phénomène fondamental ; selon lui en effet, « la durée est le plus indiscutable des faits pour celui qui c’est replacé en elle » a et il l’oppose au temps scientifique 5 : « notre durée n’est pas un instant qui remplace un instant : il n’y aurait alors jamais que du présent, pas de prolongement du passé dans l’actuel, pas d’évolution, pas de durée concrète. La durée est le progrès continu du passé qui ronge l’avenir et qui gonfle en avançant ».

On conçoit alors volontiers avec C. Brunold et J. Jacob 6 qu’il y ait incompatibilité entre le déterminisme et la durée : admettre le principe du déterminisme « sous la forme inflexible que lui donnait Laplace c’est admettre que l’avenir est donné dans le présent qui était lui-même donné dans le passé : le temps n’apporte rien de nouveau dans l’univers ; ana­logue à l’espace, il est le milieu abstrait dans lequel a lieu le déroulement des phénomènes. Mais, telle que nous la vivons, la durée, selon Bergson, est tout autre chose : elle est la force créatrice qui, en nous comme hors de nous, fait surgir à chaque instant des nouveautés imprévisibles. » Berg­son nous le confirme en un raccourci frappant : « le temps est invention ou il n’est rien du tout ».

Sans avoir mis en forme une telle théorie, de Gaulle en a appliqué les conclusions à sa philosophie de l’action : il écrit : « Ceux qui combat­tent se trouvent donc perpétuellement en face d’une situation nouvelle et, en partie au moins, imprévue. A la guerre comme à la vie, on pourrait appliquer le «  Panti rei » du philosophe grec ; ce qui eut lieu n’aura plus lieu, jamais, et l’action, quelle qu’elle soit, aurait fort bien pu ne pas être ou être autrement » 8. Ce qui importe, c’est de créer l’« événement» »9 ou, à défaut, de créer les conditions pour que renaisse « l’événement qui fut de tout temps le critérium des capitaines »10.

Mais, pour Bergson comme pour de Gaulle, la durée n’a pas seule­ment pour caractéristiques la contingence et donc, si l’on peut dire, une nouveauté toujours renouvelée, elle concilie aussi deux caractères fonda­mentaux, à savoir la continuité et l’hétérogénéité. Sans entrer dans la complexité de la pensée bergsonienne, on peut dire que Bergson identifie la mémoire avec la durée même ; on a donc une continuité par la conser­vation du passé dans le présent et, toujours en simplifiant, une hétérogé­néité par l’accumulation du passé dans le présent, c’est-à-dire par la contraction d’une multiplicité de moments.

Aussi, d’ores et déjà, la conception que le général de Gaulle se fait de la France peut-elle apparaître à bien des égards comme « bergsonienne ». Certes, la durée est d’abord expérience vécue — « Toute ma vie, je me suis fait une certaine idée de la France » 11 — mais, comme l’écrit Gilles Deleuze 12, elle est aussi expérience élargie, et même dépassée, déjà condi­tion de l’expérience. » : « La France vient du fond des âges » 13. Mais la durée ne saurait exclure le changement, puisqu’elle est elle-même le chan­gement. De Gaulle a écrit 14 : « Point d’affaire qui dure sans une incessante rénovation » et il en a tiré les conséquences, toutes les conséquences, pour son action politique : « il s’agit de transformer notre vieille France en un pays neuf, et de lui faire épouser son temps » 15. Au total 16, « La France, c’est plus que les Français du moment, la France vient de loin, elle est ce qu’elle est maintenant, et elle a l’avenir ; autrement dit, la France embrasse toutes les générations de Français et, d’abord, bien entendu, les générations vivantes ».

D’ailleurs la force créatrice de la durée ne touche pas seulement la France17 : « En effet, à mesure du temps, les nationalités s’agglomèrent plus solidement. Les institutions démocratiques, l’instruction, surtout le continuel brassage ethnique et social dû aux activités nouvelles et aux communications, leur donnent une plus profonde conscience d’elles-mêmes ». Cette conscience nationale n’est donc pas seulement une conscience « spatiale », c’est aussi, et surtout, une conscience dans le temps : une mémoire.

Comme l’a fort bien montré Gilles Deleuze, la durée bergsonienne est mémoire, elle est conscience, mais elle est aussi liberté18 c’est-à-dire indé­pendance de l’action ou encore « faculté pour un être d’échapper à la détermination des conditions dans lesquelles son action s’accomplit »19. Pour de Gaulle également, la durée est liberté20 : « Certaines sujétions matérielles et morales, qui jadis rendaient possibles les tutelles politiques, achèvent de s’effacer. Des Etats, il est vrai, gardent encore par devers eux quelques lambeaux d’autres races, mais moyennant mille embarras… Quel profit réel et durable procureraient à présent des annexions démesurées, quand on n’a plus, pour fixer les allogènes aux empires, ni droit divin, vassalité, servage, ni diètes à corrompre, clercs à effrayer, noblesse à séduire, mais seulement la violence ? ». Ces lignes, parues en 1934, éclai­rent une action politique…

Mais cette liberté, que ce soit celle de l’homme en général, celle de l’homme d’action en particulier, ou celle d’un groupe d’hommes (la nation), n’est pas absolue et ne peut l’être. Bergson écrit en conclusion à Matière et Mémoire : « qu’on l’envisage dans le temps ou dans l’espace, la liberté paraît toujours pousser dans la nécessité des racines profondes et s’orga­niser intimement avec elle. L’esprit emprunte à la matière les perceptions d’où il tire sa nourriture, et les lui rend sous forme de mouvement, où il a imprimé sa liberté » 21. Sur ce nouveau chapitre, celui de la coïncidence du corps et de l’âme dans la durée, de Gaulle rejoint encore profondément Bergson ; Jean-Marie Domenach en témoigne lorsque, après avoir noté que de Gaulle porte la marque du bergsonisme, il conclut22 : « L’esprit d’une nation et son Etat ne doivent pas plus être séparés que l’âme et le corps d’un individu. Et s’ils s’écartent, il appartient au saint et au héros de les réunir de nouveau ». Et de Gaulle ne fait pas d’autre constatation, lorsque, retraçant l’action de Napoléon en Europe, ii écrit de celui-ci23 qu’il « rend un corps à la Pologne qui n’était plus qu’une âme ».

 L’idée que le général de Gaulle se forme de la France en particulier et de la nation en général débouche-t-elle sur une philosophie de l’his­toire ? Avant de répondre à cette question, il faut constater que la même interrogation a été formulée à propos de la durée bergsonienne24 ; sans doute ni Bergson, ni de Gaulle n’ont-ils formulé à proprement parler de philosophie de l’histoire, toutefois, à ce niveau encore, plusieurs points de convergence semblent se dégager.

Au niveau de la finalité de l’histoire, il s’agit pour de Gaulle25 « d’assu­rer en définitive le triomphe de l’esprit sur la matière » ; de même, pour Bergson, l’histoire est conçue comme une lutte entre l’esprit et son complé­ment nécessaire, la matière, sans laquelle la vie n’aurait pas été possible : on connaît la phrase célèbre selon laquelle26 « le corps agrandi attend un supplément d’âme ».

Au niveau des moyens, Jean-Marie Domenach a montré que pour de Gaulle, à la suite de Bergson, « l’action consiste à regagner de la vie et de la liberté sur la retombée constante des hommes et des choses, à brancher une inspiration, une volonté sur la force créatrice au travail dans l’évolu­tion »27. L’action rencontre certes des obstacles, mais jamais il ne s’impose de nécessité aux événements humains et Bergson écrit28 : « Nous ne croyons pas à la fatalité en histoire. Il n’y a pas d’obstacle que des volon­tés suffisamment tendues ne puissent briser, si elles s’y prennent à temps. Il n’y a donc pas de loi historique inéluctable ». A ce stade, point n’est besoin de se référer aux écrits de de Gaulle, son action suffit.

Mais qui sont donc les artisans de l’histoire, sinon les individus ; héros et saints chez Bergson, hommes de caractère chez de Gaulle ? Comme l’a fort justement noté M. R. Polin29 : « Bergson se refuse à croire au rôle de l’inconscient en histoire. Contre le romantisme d’un destin immanent à l’histoire se développant en grands courants souterrains de pensée, il oppose un romantisme des êtres de génie et affirme que ce sont toujours les individus qui, entraînant les grandes masses d’hommes, font l’histoire ». Et de Gaulle a posé la question : « où voit-on qu’une grande œuvre humaine ait été jamais réalisée sans que se soit fait jour la passion d’agir par soi-même d’un homme de caractère ?30 ».

Aussi fortement animés qu’ils soient, cependant, par leur force inté­rieure, le héros et l’homme de caractère ne se dispensent pas d’une méthode d’action. La première condition à remplir pour avoir prise sur l’événement est de porter la plus grande attention aux faits eux-mêmes.

Face à la réalité, Bergson et, à sa suite, de Gaulle prônent donc l’utili­sation de l’intuition comme instrument de connaissance. Car, si l’on en croit Bergson 31, « il y a des choses que l’intelligence seule est capable de chercher, mais que, par elle-même, elle ne trouvera jamais. Ces choses, l’instinct seul les trouverait, mais il ne les cherchera jamais ». L’intuition se situe donc au-delà, en intégrant à la fois la clarté de l’intelligence et la simplicité de l’instinct. De Gaulle s’est explicitement engagé sur cette voie dans Le Fil de l’épée en écrivant32 : « Bergson a encore montré comment, pour prendre avec les réalités un contact direct, il faut que l’esprit humain en acquière l’intuition en combinant l’instinct avec l’intelligence. Si l’intel­ligence nous procure la connaissance théorique, générale, abstraite de ce qui est, c’est l’instinct qui nous en fournit le sentiment pratique, particulier, concret. Sans le concours de celle-là point d’enchainements logiques ni de jugements éclairés. Mais sans l’effort de celui-ci point de perception pro­fonde ni d’impulsion créatrice ».

 Après nous être interrogé sur la conception gaullienne de la France et ses accents bergsoniens, après avoir rapidement retracé les éléments d’une philosophie de l’histoire commune à Bergson et à de Gaulle, après avoir enfin décrit brièvement leur méthode de pensée, il reste à aborder les grands thèmes philosophiques qui leur sont communs.

C’est encore sur Le Fil de l’épée qu’une telle thématique doit s’appuyer ; on pourrait dire en effet que l’argument du livre est centré sur un groupe de trois thèmes logiquement enchaînés.

Le premier thème est celui de la contingence et, en particulier, celui de la contingence de l’action. Que la durée soit voulue (« l’événement ») ou, à plus forte raison, quelle soit subie (« les circonstances »), le poids du hasard ou de la nécessité est terriblement lourd. « Ce qui eut lieu n’aura plus lieu, jamais, et l’action, quelle qu’elle soit, aurait fort bien pu ne pas être ou être autrement » …

Que peut l’intelligence dans ces conditions ? De Gaulle répond que33 « c’est sur les contingences qu’il faut construire l’action », et il montre qu’il serait fort grave de voir l’intelligence34 « édifier des doctrines a priori et prétendre imposer à l’action, en dépit des contingences, les conclusions absolues qu’elle tire de l’abstraction ». Ce second thème est donc celui de l’impuissance relative de la raison.

Sans doute l’instinct vient-il corriger l’infirmité de l’intelligence, mais plus que l’intuition, c’est le « caractère » qui permet de dominer les contingences ; et de Gaulle énonce35 : « Face à l’événement, c’est à soi-même que recourt l’homme de caractère ». Le caractère a donc « cette pro­priété de vivifier l’entreprise » et il « implique l’énergie d’en assumer les conséquences » ; il constitue le troisième thème, qui est aussi le plus déve­loppé dans le livre.

Lorsque nous lisons Bergson, nous y trouvons déjà chacun des termes de ce triptyque : L’Essai sur les données immédiates de la conscience traite longuement des rapports entre « la durée réelle et la contingence » ; or écrit Bergson36, « le stable et l’immuable sont ce à quoi notre intelligence s’attache en vertu de sa disposition naturelle. Notre intelligence ne se représente clairement que l’immobilité ». Dès lors, l’intuition permet à l’homme non seulement de saisir l’élan vital, mais aussi de s’y associer.

Dans son Introduction aux existentialismes, Emmanuel Mounier met en évidence des thèmes analogues, puisqu’après avoir dépeint « la contingence de l’être humain », puis « l’impuissance de la raison », il décrit « le bondissement de l’être humain » et il affirme37 : « l’être humain n’est pas ce que le décret éternel et inamovible d’une essence lui a imposé d’être, il est ce qu’il a résolu d’être, autodétermination. Il ne saurait donc être pourvu d’une définition abstraite, d’une nature antérieure à son exis­tence, il est son existence, il est ce qu’il se fait ».

Toutefois, si pour Mounier38 « toute philosophie existentialiste est, par essence, une philosophie dialectique », il va de soi que ni Bergson, ni de Gaulle n’ont donné leur adhésion à la dialectique ; aussi, à défaut d’exis­tentialiste pourrait-on qualifier le triptyque « contingence-intuition-carac­tère » d’existentiel.

Autour de ce triptyque existentiel viennent se greffer des thèmes secondaires. Pour le mesurer, il suffit de reprendre un par un chacun des trois thèmes principaux.

Etroitement lié au thème de la contingence se trouve celui du retour à la réalité. De Gaulle écrit39 : « Apprécier les circonstances dans chaque cas particulier, tel est donc le rôle essentiel du chef. Du fait qu’il les cannait, qu’il les mesure, qu’il les exploite, il est vainqueur ; du fait qu’il les ignore, qu’il les juge mal, qu’il les néglige, il est vaincu. C’est sur les contingences qu’il faut construire l’action ». De même Bergson étaye-t-il sa critique de l’intellectualisme sur l’observation de la réalité ; dans un article sur Bergson, M. Jean Lacroix fait remarquer que, selon l’auteur de L’Evolution Créatrice, la vie « organise sans avoir besoin d’un principe vital quasiment intelligent, et même sans concept organisateur, ou quoi que ce soit d’analogue pouvant servir de règle ou de plan à son activité ».40 Au niveau de l’homme lui-même, Bergson montre que le déterminisme ne sau­rait expliquer telle ou telle action et que, si nous avons l’impression que tel est bien le cas, il s’agit alors d’une illusion rétrospective 41 : « Si je parcours des yeux une route tracée sur la carte rien ne m’empêche de rebrousser chemin et de chercher si elle bifurque par endroits. Mais le temps n’est pas une ligne sur laquelle on repasse. Certes, une fois qu’il est écoulé, nous avons le droit de nous en représenter les moments successifs comme exté­rieurs les uns aux autres, et de penser ainsi à une ligne qui traverse l’espace ; mais il demeurera entendu que cette ligne symbolise, non pas le temps qui s’écoule, mais le temps écoulé ».

Si nous examinons maintenant le second thème principal, celui tout à la fois de la nécessité et de l’insuffisance de l’intelligence, nous constatons que Bergson et de Gaulle font une analyse semblable. L’inaptitude de l’intelligence à saisir le mouvement, sa constante surprise devant l’événe­ment, c’est dans sa tendance à ne voir que l’ancien dans le nouveau qu’il faut les rechercher ; elle a besoin de se sentir « en pays de connaissance » et, pour comprendre la réalité, de passer par le discontinu : faits sortis de leur contexte, moments extraits de la durée, concepts dégagés de la réflexion. Aussi, n’est-il pas surprenant que « le torrent mobile et trouble des circonstances échappe à ses réseaux comme l’eau traverse le filet ».42

Nous avons déjà étudié le thème de l’intuition, longuement développé par Bergson et repris par de Gaulle ; tous deux y voient certes une « manière difficultueuse de penser », mais aussi la seule possibilité d’ap­préhender véritablement le réel.

Comme l’a bien montré Péguy 43, « la révolution de la philosophie bergsonienne n’a point consisté à opposer ni à déplacer les royaumes de la pensée et de l’être. Elle a consisté à poursuivre parallèlement dans tous les royaumes, dans tous les ordres, dans toutes les disciplines, une certaine resituation de la pensée en face de ces réalités parallèles ». La théorie de la connaissance que Bergson a élaborée repose en effet sur une critique du concept en tant qu’il est du « tout fait » : puisque la réalité est changement, devenir, ce qu’il faut, c’est procéder à un renversement qui nous fasse aller non plus du concept au devenir, mais du devenir au concept. De Gaulle cite encore Bergson dans le Fil de l’épée44 : «  Nous sentons bien qu’aucune des catégories de notre pensée ne s’applique exactement aux choses de la vie. En vain, nous poussons le vivant dans tel ou tel de nos cadres ; tous les cadres craquent ; ils sont trop étroits, trop rigides surtout pour ce que nous voudrions y mettre ».

D’une critique du concept, Bergson passe naturellement à la dénon­ciation des systèmes philosophiques dans lesquels il voit non seulement, là encore, le « tout fait », mais aussi des vues trop partielles et trop vastes à la fois ; il écrit45 : « Les systèmes philosophiques ne sont pas taillés à la mesure de la réalité où nous vivons… C’est qu’un vrai système est un ensemble de conceptions si abstraites, et par conséquent si vastes, qu’on y ferait tenir tout le possible, et même l’impossible, à côté du réel ».

De son côté, lorsque de Gaulle demande à la pensée militaire fran­çaise 46 de « résister à l’attrait séculaire de l’a-priori, de l’absolu et du dogmatisme » et qu’il oppose la « doctrine du réel » aux « doctrines d’écoles, que leur caractère spéculatif et absolu rend à la fois séduisantes et périlleuses », il préfigure sans doute possible la condamnation qu’il lancera à l’égard des idéologies politiques.

Si nous abordons enfin le troisième volet de notre triptyque, à savoir le thème de l’élan vital, du devenir individuel et collectif des hommes, c’est pour y découvrir à nouveau plusieurs thèmes secondaires associés. Si l’élan vital est ce qui fait s’acheminer l’homme vers des formes de vie et de conscience de plus en plus dégagées des servitudes matérielles, il se manifeste plus spécialement chez des individus privilégiés — ou plutôt —il se manifeste différemment chez Ies héros et les saints et chez l’homme de caractère. Et c’est ce qui fait de leur vie un appel que nous ressentons tous47 : « Vienne alors l’appel du héros : nous ne le suivrons pas tous, mais tous nous sentirons que nous devrions le faire… ».

Le héros peut changer l’histoire : évoquant le 18 juin 1940, M. Georges Cattaui dit avec Bergson48 : « Songe-t-on à ce qu’eût été l’avenir si, ce jour-là, cet homme n’eût été présent ? » et François Mauriac peut s’exclamer, dans son livre sur De Gaulle49 : « Eh oui ! tout a toujours tenu à une personne : ceux qui avaient armé Ravaillac le savaient ; et Charlotte Corday l’a cru. » Ce que le héros manifeste, c’est l’action et sa possibilité historique.

Mais l’élan vital se manifeste aussi dans chacun (le nous, c’est lui qui nous libère de l’habitude et de la passivité : si tout est mouvement, comment nous tenir immobiles ? De Gaulle décrit d’un mot notre défense nationale telle qu’elle était conçue entre les deux guerres50 : « Tout concourait à faire de la passivité le principe même de notre défense nationale… » En opposition à ces thèmes, Bergson et de Gaulle ont développé ceux de « l’effort », du « jaillissement du dynamisme » et du « renouveau ».

Sur des plans certes différents, Bergson et de Gaulle opposent également la qualité à la quantité : le premier le fait plus volontiers dans le domaine de la psychologie, le second dans celui de l’évolution sociale ; lorsque de Gaulle se prononce en faveur de l’armée de métier, c’est essentiellement sur le « système de la qualité » qu’il s’appuie et il avance la phrase de Valéry51 : « On verra se développer les entreprises de peu d’hommes choisis, agissant par équipes produisant en quelques instants, à une heure, dans un lieu imprévu, des événements écrasants ».

 Si l’on devait conclure cette étude rapide de la thématique commune à Bergson et à de Gaulle, c’est sans doute avec le thème de la liberté — ou plutôt de la libération — qu’il faudrait le faire. Opération de « résistance aux résistances », pour reprendre la formule de Bergson, mais aussi opération de « désentrave » pour reprendre celle de Péguy et, enfin, participation de l’individu à l’effort de création qui le dépasse.

Car, philosophie des réalités et de la vie, philosophie du progrès, bergsonisme et gaullisme sont aussi une philosophie de l’action conçue comme participation. Aussi, lorsqu’ils abordent le problème des structures sociales et des institutions, Bergson et de Gaulle font-ils une plus grande place au contenu qu’au contenant : lorsque de Gaulle parle de la « Constitution nouvelle »52, il déclare : « il est vrai que, concurremment avec l’esprit et avec le texte, il y a eu la pratique. Celle-ci a naturellement tenu pour une part aux hommes », et Bergson s’interroge53 : « Comment demander une définition précise de la liberté et de l’égalité, alors que l’avenir doit rester ouvert à tous les progrès, notamment à la création de conditions nouvelles où deviendront possibles des formes de liberté et d’égalité aujourd’hui irréalisables, peut-être inconcevables ? On ne peut que tracer des cadres, ils se rempliront de mieux en mieux si la fraternité y pourvoit ».

Aussi, est-ce peut-être en fin de compte par le terme de « métapratique », employé par Mounier pour qualifier la conception de la vie qui anime les personnages de Malraux, que le bergsonisme et, à coup sûr, le gaullisme sont le mieux qualifiés.

  1. « Bergson et de Gaulle », article paru dans le journal « Notre République », 18 février 1966.
  2. Gilles Deleuze, Le Bergsonisme, U.F., p. 5.
  3. Bergson, La Pensée et le Mouvant, op. cit., p. 1346.
  4. Bergson, lettre à Harald Holiffding, Ecrits et Paroles, tome III, p. 457.
  5. Bergson, L’Evolution Créatrice, P.U.F., p. 498.
  6. Brunold et J. Jacob, De Montaigne à Louis de Broglie, Belin, p. 112.
  7. Bergson, L’Evolution Créatrice, P.U.F., p. 341.
  8. de Gaulle, Le Fil de l’épée, p. 16.
  9. de Gaulle, Vers l’armée de métier, p. 98.
  10. de Gaulle, Vers l’armée de métier, p. 136.
  11. de Gaulle, Mémoires de guerre, Plon, tome 1, p. 5.
  12. Deleuze, Le Bergsonisme, P.U.F., p. 29.
  13. de Gaulle, Mémoires d’espoir, Plon, tome 1, p. 7.
  14. de Gaulle, Vers l’armée de métier, op. cit., p. 43.
  15. de Gaulle, allocution radiotélévisée, 14 juin 1960.
  16. de Gaulle, premier entretien avec Michel Droit, 13 décembre 1965.
  17. de Gaulle, Vers l’armée de métier, op. cit., p. 71.
  18. Deleuze, Le Bergsonisme, op. cit., p. 45.
  19. Husson, Les aspects méconnus de la liberté bergsonienne in Etudes Bergsoniennes, P.U.F., p. 194, vol. IV.
  20. de Gaulle, Vers l’armée de métier, op. cit., p. 71.
  21. Bergson, Matière et Mémoire, P.U.F., p. 378.
  22. M. Domenach, Un nihilisme surmonté, Revue Esprit, éditions du Seuil, n° de décembre 1970, p. 899.
  23. de Gaulle, La France et son armée, Plon, p. 133.
  24. Polin « Y a-t-il chez Bergson une philosophie de l’Histoire ? » in Etudes Bergsoniennes, P.U.F., vol. IV, p. 9.
  25. de Gaulle, discours prononcé à l’Université d’Oxford, 25 novembre 1941.
  26. Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion, P.U.F., p. 1239.
  27. M. Domenach, Un nihilisme surmonté, op. cit., p. 899.
  28. Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion, op. cit., p. 1225.
  29. Polin, Y a-t-il chez Bergson une philosophie de l’Histoire ?, op. cit., p. 25.
  30. de Gaulle, Le Fil de l’épée, op. cit., p. 58.
  31. Bergson, L’Evolution créatrice, P.U.F., p. 623.
  32. de Gaulle, Le Fil de l’épée, op. cit., p. 22.
  33. de Gaulle, Le Fil de l’épée, op. cit., p. 112.
  34. de Gaulle, Le Fil de l’épée, op. cit., p. 114.
  35. de Gaulle, Le Fil de l’épée, op. cit., p. 53.
  36. Bergson, L’Evolution créatrice, op. cit., p. 627.
  37. Mounier, Introduction aux existentialismes, Gallimard, collection Idées, p. 47.
  38. Mounier, op. cit., p. 44.
  39. de Gaulle, Le Fil de l’épée, op. cit., p. 111.
  40. Lacroix, Henri Bergson, journal Le Monde, 3 décembre 1969.
  41. Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, op. cit., p. 119.
  42. de Gaulle, Le Fil de l’épée, op. cit., p. 17.
  43. Péguy, Note sur M. Bergson, op. cit., p. 1260.
  44. de Gaulle, Le Fil de l’épée, op. cit., p. 17.
  45. Bergson, La pensée et le mouvant, op. cit., p. 1253.
  46. de Gaulle, Le Fil de l’épée, op. cit., p. 142.
  47. H. Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion, op. cit., p. 1241.
  48. G. Cattaui, Bergson et de Gaulle, op. cit.
  49. F. Mauriac, De Gaulle, Grasset, p. 82.
  50. C. de Gaulle, Mémoires de Guerre, Plon, tome I, p. 10.
  51. C. de Gaulle, Vers l’armée de métier, op. cit., p. 67.
  52. de Gaulle, conférence de presse, 31 janvier 1964.
  53. Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion, op. cit., p. 1215.
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