ILS VOYAGÈRENT VERS DES PAYS PERDUS

de Jean-Marie Rouart

Éditions Albin Michel
336 pages
21,90 euros

En dédiant à Jean d’Ormesson les pages d’une histoire alternative, une uchronie, Jean-Marie Rouart lance un clin d’œil jubilatoire à son ami et ancien confrère de l’Académie française qui définissait le roman comme « une histoire qui aurait pu exister ». L’Histoire étant, selon Jean d’Ormesson « le roman de ce qui a été ».

Jean-Marie Rouart, donc, s’offre le luxe d’une fantaisie en réinventant le passé, imaginant que le 10 novembre 1942, le maréchal Pétain aurait décidé de rejoindre les alliés en Afrique du Nord. Dès lors, les alliances se retournent : le général de Gaulle et Winston Churchill sont pris à contre-pieds. Pétain n’est plus l’homme du renoncement, le général de Gaulle n’est plus celui du recours.

L’exercice d’imagination n’est pas nouveau. Depuis Tite-Live qui, dans son « Histoire de Rome depuis sa fondation » revisitait le destin d’Alexandre Le Grand attaquant Rome plutôt que la Perse jusqu’à Eric-Emmanuel Schmitt envisageant qu’Hitler ait réussi le concours de l’Ecole des Beaux-Arts de Vienne (« La part de l’autre ») et en passant par Simon Leys (« La mort de Napoléon »)  qui embarque l’empereur sur un brick depuis l’île de Sainte-Hélène dont il s’est échappé, la littérature ne manque pas de tentatives plus ou moins réussies de raconter l’impossible.

La plume de Jean-Marie Rouart excelle dans la description du désarroi qui s’abat alors dans le camp gaulliste où se côtoient dans l’enfermement propre à tout exil, des personnalités aux talents et aux objectifs les plus variés. L’auteur s’amuse à entourer Joseph Kessel, Gaston Palewski, Maurice Druon, Raymond Aron, de personnages fictifs que seule la personnalité du Général parvient à souder dans l’épreuve.

Un navire que l’académicien dénomme malicieusement « Destiny », et qui s’apparente davantage à un rafiot aux tôles rongées qu’à un confortable paquebot, quitte donc les côtes anglaises sous le regard soulagé de Winston Churchill. A son bord, le général de Gaulle et ses plus proches soutiens voguent vers le nord pour une destination inconnue y compris du commandant de bord. Le général de Gaulle lit « Les mémoires d’outre-tombe » tandis que dans cette arche de Noé improbable se multiplient les intrigues les plus inattendues. Laissons à Jean-Marie Rouart le plaisir d’imaginer ces instants de péril, ces heures folles qui n’ont pas existé.

Dans « Ces amis qui enchantent la vie », l’académicien a consacré un chapitre au général de Gaulle. « Sa légende aurait pu ne pas trouver d’échos, constate-t-il : notre époque pouvait ne pas faire forcément bon accueil à cette noble figure austère au beau milieu des fêtes frivoles ». « D’où vient, interroge-t-il, que de Gaulle, l’homme qui a vécu au milieu des discordes, parvient à la fin des fins à faire l’unanimité ? ». Et il énumère les écrivains qui ont perçu en lui « l’homme qui a sauvé les principes » : Mauriac, Claudel, Montherlant, Valery, Gide, Malraux, Gary. « Il se produit autour de de Gaulle, grâce à sa personnalité hautement littéraire, une sorte de communion posthume. Il est rejoint par la France de toujours, cette cathédrale construite avec les Français, mais imaginée par les écrivains et les poètes ». Rouart, dans cet ouvrage, illustre le style de chaque écrivain d’un de ses textes. Pour de Gaulle, qu’il surnomme « le commandeur des Lettres », il choisit un passage des « Mémoires de guerre » consacré à Staline : « Staline était possédé de la volonté de puissance… ».

Or c’est précisément vers l’URSS et Staline que vogue le Destiny, dans ce roman picaresque…

Philippe Langénieux-Villard

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