L’HOMME DES TEMPÊTES
Par Maurice Schumann
Texte publié dans La Revue des Deux Mondes, décembre 1970
Charles de Gaulle a subi la tentation de la solitude, qui tantôt combat et tantôt nourrit en lui celle de la grandeur. Mais son vrai visage ne serait pas à sa place dans la galerie des portraits jansénistes. J’ai noté qu’il relisait Pascal, et Ie citait rarement, peut-être parce qu’il aimait le penseur beaucoup plus qu’il n’épousait les Pensées. Est-il rien de plus gaulliste et de moins pascalien que de subordonner les sentiments à l’accomplissement d’une fin délibérément choisie ? Si Pierre Nicole, le grand Arnauld et leur plus illustre disciple avaient entendu le message du 18 juin, sans doute y auraient-ils décelé cette « suprême indépendance intime » qu’ils mettaient tant d’ardeur à combattre.
Mais sa vie aurait-elle été « une pensée de la jeunesse exécutée par l’âge mûr », si le fils du professeur de Gaulle, entré en 1910 à l’Ecole militaire de Saint-Cyr, n’avait été naguère un jeune homme de son temps ? Il n’est pas besoin d’un poète pour le chanter, puisqu’il y a eu Péguy, ni moins encore d’un biographe, puisqu’il y a eu Bergson. Le soir même où j’appris à Londres la mort de l’auteur des Deux Sources, cette filiation m’apparut clairement. Il me suffit d’une citation pour l’établir : « Quelque chose est survenu, avait écrit Bergson en 1932, quelque chose qui aurait pu ne pas être, qui n’aurait pas été sans certaines circonstances, sans certains hommes, sans un certain homme peut-être. » Le Général était alors en Afrique. Mais il entendit mon allocution, et m’en parla dès que je le revis, ce qu’il faisait rarement. Théoricien de l’armée des machines, qui lui avait inspiré d’abord une doctrine, puis un « Appel » assez fort pour ramener un peuple à son histoire, Charles de Gaulle connaissait sa dette envers le philosophe qui avait tiré de la mécanique l’exigence d’une mystique, en allant jusqu’à dire : « Elle ne trouvera sa direction vraie que si l’humanité, qu’elle a courbée davantage encore vers la terre, arrive par elle à se redresser et à regarder le ciel. » Nous avons appris après la guerre, par le poète Georges Cattaui, que Bergson avait lu les livres du colonel de Gaulle et qu’il le tenait pour le seul homme capable de remettre debout notre armée. Mais, avant de le découvrir, il avait deviné, décrit et défini : « A quel signe — demande-t-il en effet au début de la Conscience et la Vie — reconnaissons-nous d’ordinaire l’homme d’action, celui qui laisse sa marque sur les événements auxquels la fortune le mêle ? N’est-ce pas à ce qu’il embrasse une succession plus ou moins longue dans une vision instantanée ? Plus grande est la portion du passé qui tient dans son présent, plus lourde est la masse qu’il pousse dans l’avenir pour presser contre les éventualités qui se préparent : son action, semblable à une flèche, se décoche avec d’autant plus de force en avant que sa représentation était plus tendue vers l’arrière. »
Cette phrase, qui ne fut écrite pour personne mais dont chaque nuance s’applique à lui, rend à merveille l’équilibre entre l’histoire et l’action, entre la tradition et le choix, entre la détermination et la liberté, qui confère à Charles de Gaulle sa vertu la plus méconnue : il est impossible d’avoir été son familier sans admirer en lui la mesure plus encore que la fermeté.
Il avait coutume, pendant les premiers temps de la France Libre, de citer à tout propos le mot fameux de Talleyrand, sans le dénaturer mais en le modifiant légèrement, comme pour lui donner un tour plus laconique : « Vous savez bien, disait-il dès qu’on risquait devant lui la moindre allusion à la bataille de France —que ce qui est exagéré ne compte pas. » Car il lui paraissait, selon son expression même, « offensant pour le bon sens que trois semaines pussent effacer un pays nécessaire de la carte du monde ». Je songeais alors que ce protestataire était le contraire d’un révolté. Quoi de plus étranger à cette tête classique que l’attitude des « Réprouvés » décrits par Ernst von Salomon ? Ceux-ci ne se souciaient que de choisir un beau destin ; celui-là n’avait jamais cessé de raisonner sa passion. Le 24 mars 1942, j’allai même jusqu’à me demander s’il ne la dominait pas trop bien.
A sa manière, il posait le problème qui, depuis César, tourmente les commentateurs des Gaules : « Les Français sont-ils, ou seront-ils jamais gouvernables ? » Mais, au lieu de broder les variations ordinaires sur ce thème ressassé, il l’appliquait à l’histoire future, celle que, depuis bientôt deux ans, il avait entrepris de modeler : « On peut, disait-il, changer le destin d’un peuple dans la perspective d’une guerre. Mais peut-on le changer dans la perspective d’un siècle ? » Il s’était gardé d’employer la première personne. Visiblement, sa propre question le faisait souffrir. Savait-il que Clemenceau s’était interrogé, presque dans les mêmes termes, au soir de sa pensée ? Ainsi donc, il n’attendait pas la victoire pour mesurer ses limites et pressentir sa fragilité. Mais l’inquiétude n’est pas l’incertitude.
La répudiation non seulement du fascisme, mais du bonapartisme, formait la toile de fond devant laquelle ses pensées politiques s’affrontaient comme les personnages d’un drame. « Napoléon — avait-il écrit dans La France et son armée — a laissé la France écrasée, envahie, vidée de sang et de courage, plus petite qu’il ne l’avait prise, condamnée à de mauvaises frontières dont le vice n’est point redressé, exposée à la méfiance de l’Europe, dont, après plus d’un siècle, elle porte encore le poids. » Mais, à la fin de cette soirée du 24 mars 1942, il songeait davantage aux causes de Waterloo qu’à ses conséquences. « Les Bonaparte, dit-il, ont toujours déshonoré le plébiscite. » Cette maxime avait la valeur d’un engagement envers lui-même : jamais il ne céderait à la tentation d’utiliser son propre mythe pour établir son pouvoir personnel.
Est-ce à dire qu’il fut un démocrate comme les autres ? Pas plus qu’il ne fut un homme comme les autres. Car il est rare, et presque singulier, qu’un caractère trempé dans une lame de fond se discipline par la crainte des « tragiques revanches de la mesure », du « juste courroux de la raison ». La phrase la plus révélatrice qu’il ait jamais dite devant moi est sans doute cette définition de Bismarck : Un grand homme malgré tout, parce qu’il a su s’arrêter. La République est assez vieille en France pour avoir conquis les têtes classiques après avoir séduit les cœurs romantiques. A l’homme du 18 juin, soucieux de contenir son élan et, plus encore, la fougue de ses compagnons, elle apparut, dès l’origine, comme l’expression politique de la pondération.
Fallait-il renier pour autant la moindre parcelle d’un patrimoine indivisible ? Le jour où j’entendis le général de Gaulle déclarer : La monarchie n’était pas infaillible mais elle a toujours joué le jeu de la nation, ai-je eu tort d’accueillir son propos, non comme une profession de foi, mais comme un hommage à la continuité de la France ?
Il y avait certes, quelque chose de monarchique dans ce « chef de guerre », au sens plein où l’entendait Péguy, qui surplombe la droite et la gauche parce que, me disait-il dès 1941, la gauche est contre l’Etat et la droite contre la nation. Il est même possible que, dans le rôle auquel l’éleva sa volonté, il ait, sans se l’avouer, transposé sur sa personne les prérogatives dont sa tradition familiale avait longtemps investi la figure du monarque. Mais il n’en serait que plus frappant qu’il ait si aisément résisté à la tentation du bonapartisme.
L’image du roi de France telle qu’elle était déposée dans sa mémoire n’était pas celle d’un demi-dieu, mais du premier des soldats qui mesurent « la quantité de terre où un peuple ne meurt pas ».
Ainsi, jusque dans les tourments de la conscience, l’image de l’homme des tempêtes était le recours des meilleurs. Rehaussé par « ce je ne sais quoi d’achevé que les malheurs ajoutent aux grandes vertus », la légende préfigurait l’histoire. Bergson ne s’était pas trompé : « Quelque chose était survenu qui n’aurait pas été sans un certain homme peut-être. » Mais nul ne ressemblait moins que lui aux fragiles dictateurs, ces centaures qui ajoutaient un buste d’homme à la masse animale de leurs peuples…
La seule faute que le destin ne pardonne pas aux peuples, c’est de mépriser les rêves.