« NOUS DÉFENDONS L’IDÉE D’UNE CHARTE DE L’ÉTHIQUE DU LIBÉRALISME ÉCRITE PAR UNE TRENTAINE DE SAGES MONDIAUX »

Entretien avec Bernard Esambert

Propos recueillis par Corinne Lhaik, L’Opinion, 28 janvier 2021

« La cupidité n’est pas réservée au libéralisme, on la trouvait dans le régime soviétique et elle existe en Chine. Mais elle est une ride du libéralisme, elle en menace la santé »

Les adversaires du libéralisme n’ont pas le monopole de sa critique. Ils sont nombreux, au cœur de la machine, à dénoncer les travers du système où ils évoluent pourtant avec aisance. Pour les corriger. Bernard Esambert, ancien conseiller de Georges Pompidou à l’Elysée, qui fut notamment PDG de la Compagnie financière Edmond de Rothschild, est de ceux-là. L’ouvrage collectif qu’il pilote, Ethique et Economie : comment sauver le libéralisme ?* est un véritable programme de gouvernement… mondial. Dans l’esprit de son promoteur, il doit servir de base à une charte, élaborée par un panel de sages mondiaux, et qui ferait autorité morale. Dans ce livre, Blanche Segrestin, professeur en sciences de gestion, analyse comment des choix dictés par la rentabilité à court terme peuvent mettre en péril l’existence même de l’entreprise. Jean Tirole, prix Nobel d’économie, planche sur les limites morales du marché : l’argent peut-il tout acheter ? Pascal Lamy, ancien directeur général de l’OMC, se met en quête d’une éthique de la globalisation. Gaël Giraud, économiste, veut mettre en lumière le rôle primordial de l’énergie dans la croissance. Narayana Murthy, président fondateur d’Infosys, souhaite que les chefs d’entreprise fassent en sorte que le respect devienne plus attrayant que l’argent et le pouvoir. Mais comme le dit Bernard Esambert, la cupidité n’est pas le propre du libéralisme, elle est celui de la nature humaine.

Comment est né cet ouvrage collectif ?

Je suis un libéral, j’ai été notamment banquier, industriel, dans des entreprises multinationales, pendant quelques décennies. Le libéralisme est un instrument extraordinairement efficace. Qui a commencé à sortir de la misère un certain nombre de peuples. Mais il souffre de nombreuses failles qui autorisent une critique virulente et souvent pertinente. Il n’est pas une journée où une banque n’est pas accusée de malversations, où des écarts de rémunérations de 1 à 1 000 ne fassent scandale, où l’on ne constate pas le rôle subalterne dans lequel les femmes sont encore confinées, où l’on ne déplore pas l’absence de promotion sociale. Il faut donc redonner ses lettres de noblesse au libéralisme.

Quelle a été votre démarche ?

Avec la Fraternité d’Abraham, une association qui s’efforce de créer un dialogue approfondi entre croyants de confession juive, chrétienne et musulmane, et Bertrand Collomb [décédé en 2019], président de l’Académie des sciences morales et politiques, nous défendons l’idée d’une charte écrite par une trentaine de sages mondiaux — des philosophes, des économistes, des prix Nobel, des personnalités de bonne volonté du monde entier. Je pense à Shirin Ebadi, Esther Duflo, Armatya Sen, Muhammad Yunus.

Pourquoi trente sages, pas plus ou moins ?

Mes différentes fonctions m’ont appris qu’au-delà, il est impossible d’émettre un avis cohérent. Et en deçà, il n’est pas possible de refléter la diversité géographique, culturelle, religieuse, etc. du monde. En attendant de mettre en place cette instance, nous avons commencé par faire plancher, à l’Institut de France, 17 personnalités. Le livre que nous publions est le résultat de leur travail. Il est accompagné d’une note que j’ai écrite ; elle servira de feuille de route aux sages. Emmanuel Macron, que j’ai rencontré à diverses reprises lors de cérémonies d’hommage à Georges Pompidou, est informé de notre démarche et semble la trouver séduisante.

Quelles sont donc ces plaies que vous voulez soigner ?

Les inégalités persistantes entre les femmes et les hommes, une erreur magistrale, et de manière plus générale tout ce qui touche à l’épanouissement des êtres humains. Il faut établir des règles sociales sur le travail des enfants, et surtout mettre à l’index ceux qui les détournent. Dans l’entreprise, la hiérarchie ne peut pas être respectée si elle est abîmée par de trop grands écarts de salaires. Aujourd’hui, ceux qui dirigent les grands groupes peuvent gagner 600 fois le Smic. Quand je suis rentré à la Compagnie financière de Rothschild, comme directeur général, je gagnais 12 fois le Smic.

« Le libéralisme ne doit pas être plus moral, mais il doit appliquer une morale, qui ne doit pas être exclusivement occidentale, d’où mon idée de sages venant de partout dans le monde »

C’est pour cela que vous citez ce propos dans votre livre : « Pour quelques privilégiés, gérer ou travailler dans une banque est plus profitable que la cambrioler. »

C’est du Mélenchon ! C’est un clin d’œil, mais c’est vrai que je pose ainsi la question des salaires des professions financières. Il y a une justification théorique à ce niveau : on rémunère grassement les gens pour leur éviter toute tentation de détournement. Mais cette explication me paraît bien légère.

En quoi ces problèmes sont-ils propres au libéralisme ?

La cupidité n’est pas réservée au libéralisme, on la trouvait dans le régime soviétique et elle existe en Chine. Mais elle est une ride du libéralisme, elle en menace la santé. Une société qui ne respecte pas la dignité de l’homme ne peut pas se perpétuer. La philanthropie existe, mais elle est encore marginale.

En fait, vous dites que le libéralisme doit être plus moral ?

Il ne doit pas être plus moral, mais il doit appliquer une morale, qui ne doit pas être exclusivement occidentale, d’où mon idée de sages venant de partout dans le monde. Du frottement de leurs tropismes, naîtraient de nouvelles « tables de la loi ».

Votre allusion au religieux est fréquente. Quelle place lui donner dans votre charte ?

Des autorités religieuses travaillent avec nous, mais elles sont un apporteur, certes important, parmi d’autres. On peut rédiger un code moral sans base religieuse, la sociabilité étant liée à l’être humain qu’il soit croyant ou pas.

Votre procès du libéralisme n’est-il pas celui du capitalisme ?

Pour moi, les deux sont très liés et convergent dans cette notion de guerre économique que j’ai analysée dans de précédents ouvrages. Le libéralisme, comme le capitalisme, repose sur une forme de combat, les entreprises se font la guerre. Leur agressivité à l’exportation fait la richesse des nations et créé de l’emploi dans leurs pays d’origine. Les Etats les poussent au combat en leur donnant des munitions, par exemple pour développer la recherche et l’innovation avec le crédit d’impôt recherche.

Cette guerre est donc efficace ?

Oui, mais elle crée des insatisfactions, de la frustration et laisse beaucoup de monde dans la misère. Le capitalisme, c’est l’émulation contre le voisin et cela marche parce que notre esprit est ainsi fait qu’il réagit à l’émulation. Mais le capitalisme, comme le libéralisme, doit prendre une dimension plus humaine s’il veut se perpétuer et susciter l’adhésion. Nous éviterions ainsi une crise grave dont ses défauts sont porteurs.

Dans le livre, vous abordez des concepts, justice, dignité, fraternité, solidarité. Qui peut être contre ?

J’essaie d’en donner une définition contemporaine. Les trente sages auront à en préciser le contenu pour que ces concepts ne soient pas seulement des mots gravés sur le fronton de nos monuments.

Vous abordez la question de la protection des ressources naturelles, un sujet de mise en accusation du libéralisme.

Sur l’effet de serre, j’ai une interrogation. Tout le monde raisonne en termes de limitation de la production de CO2. Pourquoi ne pas s’attaquer à cette molécule elle-même ? Si j’étais le chef du monde, je donnerais 1 000 milliards d’euros aux 100 meilleurs chimistes de la planète en leur demandant de faire des recherches fondamentales pour tenter de détruire cette molécule et d’en extraire le carbone d’un côté, l’oxygène de l’autre.

Comment le monde des affaires réagit-il à vos propositions ?

« Ah ! Esambert est un rêveur, laissons le rêver. » Je caricature, mais il y a un peu de ça dans ce que j’entends. Je ne parle pas de Bertrand Collomb, ni de ceux qui sont venus plancher. Vous remarquerez que je n’envisage pas de solliciter des politiques ou des chefs d’entreprise parmi les sages : je ne veux pas édulcorer les tables de la loi.

Vous voulez créer une sorte de constitution mondiale. Mais il n’y a pas de gouvernement mondial.

Je souhaite voir apparaître un code de gouvernement, une régulation mondiale. Ensuite, il revient à chaque pays de respecter ce code, d’y adhérer ou pas, mais globalement on aura fait un pas en avant. Un texte, symboliquement fort, aura le mérite d’exister, les citoyens pourront s’en revendiquer, faire pression sur leur gouvernement, c’est une forme de soft power.

Quel délai vous fixez-vous pour mettre en place cette charte ?

Je ne me suis pas fixé de délai. Mais je voudrais voir le résultat avant de disparaître. L’idée peut être reprise par d’autres, sous une forme différente, mais si l’esprit est le même, je serai aux anges.

*Éthique et Économie : comment sauver le libéralisme ? Les Ozalids d’Humensis, 368 p., 17,99 euros. Bernard Esambert, polytechnicien, a connu une carrière à facettes multiples, dans la politique auprès de Georges Pompidou — dont il fut le conseiller industriel et scientifique —, dans l’entreprise, industrielle (groupe Bolloré) ou financière (Crédit Lyonnais, Compagnie financière Edmond de Rothschild). Il est l’auteur de plusieurs ouvrages dont Pompidou, capitaine d’industries, Odile Jacob, ou La guerre économique mondiale, Olivier Orban.

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