« LES ROCHAMBELLES »

Témoignage de Suzanne Torrès

Nul Chef de guerre ne fut jamais moins enclin que le général Leclerc à accepter dans les rangs de ses soldats des femmes.

Héritier d’une tradition qui voue le sexe faible aux seules œuvres du foyer et le sou­haite « modeste et réservé », il vit arriver, sans essayer de cacher son manque d’enthousiasme, cette section d’ambulan­cières que lui imposait la pénurie de conduc­teurs dont souffrait sa Division en Afrique. Par la suite, il plaisantait, avec complaisance, sa méfiance du début et avouait joyeusement que, sans les 19 ambulances que nous lui apportions en dot, jamais il n’aurait permis à la 2e DB de nous recevoir dans son sein. Pourtant, nul Chef, jamais, ne traita ses femmes soldats avec plus d’aisance et ne sut plus facilement s’en faire aimer jusqu’au dévouement total.

Je me souviens de son inspection de notre premier cantonnement, la fameuse « péniche » sur le Bou’greg. Ni galant, ni bru­tal, sans affecter à notre égard d’inutiles attentions, sans manifester à notre encontre aucune prévention, merveilleusement iden­tique à lui-même, il visita, des cuisines au dortoir et jusqu’à l’intérieur des sacs marins, ce PC féminin.

Il nous questionna de sa voix brève, fit manœuvrer sur le quai trois ou quatre d’entre nous avec leur ambulance. Puis il nous réunit autour de lui et nous dit en quelques phrases ce qu’il attendait de nous un intérim impeccable jusqu’à ce que sa Division dans un Paris libéré, put trouver des chauffeurs-hommes qui lui manquaient alors. Au garde-à-vous, raidies par le respect et l’émotion, nous le vîmes s’éloigner, avec le fidèle Girard, dans sa jeep. Il laissait devant le pont-levis un petit groupe d’amazones prêtes à tout pour lui complaire et mériter sa confiance.

Lorsque à Bagatelle, en août 1944, il revint inspecter ma section, il me demanda de lui présenter une à une mes « Rochambelles » en lui précisant d’une phrase qu’elle avait été sa tâche au cours de la campagne de Normandie. Il ajouta un mot à chacun de mes commentaires, qui nous prouva à quel point il était renseigné et la fidélité de sa mémoire et nous dit : Vous savez que votre rôle se termine à Paris. Je ne veux rien vous dire de plus que ceci : si vous voulez continuer, moi, j’en serai très content. Le voulez-vous ?

Mes timides, mes impressionnées retrou­vèrent leur plus belle voix pour hurler : Oui, mon Général ! et je revois son bon sourire heureux en quittant 36 femmes mieux récompensées par cette simple phrase que par les plus élogieux compliments.

Au hasard de la campagne de France et d’Allemagne, nos ambulances croisaient sou­vent sa jeep. Parfois, dans l’exercice de nos fonctions, qui consistaient à ramasser et soi­gner les hommes qui tombaient, il surgissait près de nous. Il savait interroger le blessé, le réconforter, lui faire sentir que « cela valait la peine ». Je me rappelle qu’un jour je pansais rapidement les mains brûlées d’un chasseur du 501, le Général passe :

Comment t’es-tu brûlé ainsi ?

– En éteignant mon char allumé par un Panther

– Tu l’as sauvé ton char ? demande anxieu­sement le Général.

– Oui, mon Général, répond fièrement le garçon.

C’est bien ! dit simplement le Général et il s’en va.

Le petit chasseur ne souffrait plus, il trou­vait évidemment qu’il n’avait pas payé trop cher cette approbation.

Hommes et femmes de sa Division, nous éprouvions tous ce charme d’une âme sans détour, qui savait trouver avec aisance le che­min des cœurs les plus simples comme des esprits les plus subtils.

A la direction de cette Maison des Anciens qu’il m’a confiée quelques mois avant sa mort, je vois personnellement des camarades de tous les coins de France, de tous les milieux, de toutes les formations. Mais pour me parler du « Patron », ces hommes revêtent soudain un étrange air de famille.

D’innombrables journalistes, de nom­breux écrivains ont épilogué et épilogueront encore sur les raisons de cette étonnante emprise du général Leclerc sur tous ceux qui l’ont approché. Pour ceux qui ont vécu un peu ou long­temps sous la lumière de son regard pur et sans hésitation, le problème est depuis long­temps résolu : ils savent que pour avoir existé tel qu’il était, il a donné, à ceux qui pouvaient la sentir chanceler à notre déce­vante époque, la Foi en l’Humanité.

Les ambulancières du groupe Rochambeau à bord du « Liberty Ship » en route vers la France, le 31 juillet 1944 (DR : Mémorial du Maréchal Leclerc et Musée Jean Moulin-Ville de Paris).

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