« IL NE PARAISSAIT PLUS POSSIBLE D’ATTENDRE DAVANTAGE »

Par Maurice Couve de Murville,
Ministre des Affaires étrangères du général de Gaulle

L’OTAN, telle qu’elle existait, ne pouvait donner satisfaction, notamment dans le domaine atomique, puisque les Etats-Unis décidaient seuls de tout ce qui pourrait engager totalement le destin de chacun. La proposition faite alors par Washington de mettre à la disposition des armées européennes des engins tactiques conservés sous garde américaine, utilisés le cas échéant sur décision des Etats-Unis, ne fournissait pas la réponse.

La France avait depuis longtemps engagé son programme nucléaire. Elle était décidée à le poursuivre, et pour cette raison ne pouvait envisager de souscrire à aucun accord sur l’interdiction des expériences qui ne seraient pas liées au désarmement des puissances déjà possédantes, c’est-à-dire qui ne comporteraient pas pour tous l’interdiction de fabrications nouvelles et la destruction progressive des stocks existants. Je devais moi-même confirmer cette position quelques temps après, le 24 septembre 1958, devant l’Assemblée générale des Nations Unies en ajoutant : « La bombe ou l’obus nucléaire demeurant l’élément essentiel de l’armée moderne, tous ces pays (non nucléaires) renonceraient à posséder des éléments d’une véritable défense, et par conséquent s’en remettraient entièrement aux puissances nucléaires du soin de les défendre. On voit quelles en seraient, dans cinq, dix ou vingt années les conséquences. Un pays comme la France ne pourrait l’envisager… ».

Seule une réforme fondamentale des rapports interalliés permettrait d’obtenir un changement réel. Ou bien la France serait étroitement associée aux Etats-Unis, bien entendu aussi à la Grande-Bretagne, pour ce qui touche à la sécurité, à commencer par l’emploi des armes stratégiques, ou bien elle serait conduite à reconsidérer ses positions et notamment une participation à l’OTAN qui l’engagerait en fait à suivre l’Amérique sans être ni vraiment consultée, ni, éventuellement, d’accord.

Tel était l’objet du mémorandum adressé le 17 septembre par de Gaulle au président Eisenhower et au Premier ministre MacMillan, et qui devait provoquer tant de controverses. Personne ne se faisait d’illusions sur l’accueil qu’il était susceptible de recevoir du côté de Washington, mai il annonçait clairement une politique qui, au cours des années à venir, et puisqu’il n’était pas possible de faire autrement, serait celle de la France à l’égard de l’OTAN, compte tenu des raisons profondes d’intérêt national qui la commandaient. […]

Dès 1858, de Gaulle avait lancé le mouvement par son mémorandum de septembre et dans ses entretiens avec nous alliés. Sans que jamais il pût y avoir à aucun moment de doute sur le but ultime, ce mouvement n’allait toutefois se développer que suivant une progression lente et mesurée jusqu’au dénouement. […]

Des mesures limitées mais dont chacune à sn époque fit grand bruit et souleva, notamment en France, des critiques passionnées, furent prises successivement, à mesure que les circonstances le permettaient ou le rendaient nécessaire. En mars 1959, la flotte de la Méditerranée était retirée de l’OTAN, autrement dit ne lui était plus affectée pour le temps de guerre, compte tenu de la nécessité pour la France d’assurer en toutes circonstances, et elle-même, la sécurité de ses communications avec l’Afrique du Nord.

Dans le même temps, nous nous opposions au principe, alors en discussion et vite accepté par nos voisins, d’une intégration d la défense aérienne, sans d’ailleurs refuser pour autant, bien au contraire, suivant notre règle générale, de coopérer avec la défense des autres. En 1962, lorsque commencèrent les premiers rapatriements d’Algérie, les unités ramenées en France ne furent pas réaffectées à l’OTAN, mais maintenus sous commandement national pour le temps de guerre ; en juin 1963, la flotte de l’Atlantique fut à son tour soustraite à l’intégration, ce qui entraînait quelques mois plus tard, le départ de nos officiers des états-majors navals alliés.

Le mouvement était marqué, l’intention finale bien définie, mais l’essentiel demeurait, c’est-à-dire notre participation aux grands commandements et la présence sur notre territoire de forces étrangères qui ne se trouvaient pas placées sous l’autorité française. Une année et plus passèrent encore, au cours desquelles la situation mondiale fut marquée par des changements profonds. D’une part, le mouvement de détente dans les rapports avec l’Est se manifestait toujours plus nettement et mettait un terme aux crises que l’on avait connues périodiquement en Europe. D’autre part, les Etats-Unis intervenaient de plus en plus directement au Sud-Est asiatique, y engageant sur une grande échelle leurs forces militaires. Il en résultat une tension en Asie qui ne faisait que s’aggraver et causait d’autant plus d’alarmes que Washington ne dissimulait pas son désir de voir ses alliés faire au moins moralement pour commencer, cause commune avec eux.

Dans ces conditions, il ne paraissait plus possible d’attendre davantage et notamment jusqu’en 1969, lorsqu’expirerait la période de vingt années prévue par le Pacte atlantique au terme de laquelle une révision devenait possible. Par deux fois et pour la dernière en octobre 1965, j’avais indiqué à mon collègue Rusk que, sauf imprévu – on se trouvait alors à la veille de l’élection présidentielle – la France ferait connaître sa position sur l’OTAN au printemps suivant, plus précisément sans doute dans le courant du mois de mars.

Le 21 février 1966, dans une conférence de presse, de Gaulle annonçait publiquement les intentions françaises. Le 7 mars suivant, pour marquer à la fois la solennité de l’occasion et son désir de l’informer directement et personnellement, il écrivit au président Johnson ; puis le 10, de la même manière, aux autres principaux chefs d’Etat ou de gouvernement alliés : le président de la République italienne Saragat, le chancelier Erhard et le Premier ministre Wilson. […]

Le retrait de la France de l’Organisation atlantique était l’opération la plus spectaculaire, la plus difficile aussi, qui se pouvait concevoir à l’époque où il a été procédé. Le statut de l’OTAN plus de vingt ans après la guerre maintenait la France dans une situation qui altérait les bases mêmes de sa souveraineté nationale et pouvait, avec un gouvernement moins assuré, peser lourdement sur sa politique. Concevable à la rigueur en temps de crise, comme à l’époque où il fut instauré, il se prolongeait sans que personne songeât à lui assigner une limite de temps. L’opinion y était tellement habituée qu’il paraissait en quelque sorte comme normal ; les jeunes en particulier n’en avaient jamais connu d’autre. A laisser passer le temps d’une génération, et l’on n’en était pas loin, on pouvait craindre que les Français pour la plupart ne percevraient même plus les raisons qui imposeraient de changer. L’opération devait donc intervenir dès le moment où la situation internationale ne constituerait plus à son encontre un obstacle ou alors que l’autorité et la détermination du général de Gaulle permettraient de trancher une fois pour toutes le nœud gordien.

Si elle se déroula jusqu’à son terme sans incidents, cela ne signifie pas […qu’elle ne fut pas accueillie au dehors, et d’abord aux Etats-Unis, avec un mécontentement extrême. Elle s’ajoutait, à l’époque où elle fut réalisée, à d’autres éléments qui, à eux seuls, entraînaient déjà une sérieuse détérioration des rapports franco-américains : faiblesse du dollar imputée aux machinations françaises, affaire de Saint-Domingue, affaire du Vietnam et notamment le discours du président de la République à Phnom-Penh… En d’autres termes, elle prenait sa place dans un ensemble imputé outre-Atlantique aux mauvais sentiments que nourrissait de Gaulle à l’égard de Washington. On ne parvenait pas à comprendre qu’elle n’avait d’autre objectif que de conduire, à travers bien des péripéties, à un rajustement d’ensemble de nos relations avec l’Amérique sur la base de l’indépendance retrouvée, sans qu’il y eût aucun motif de porter atteinte à l’amitié. Sans doute fallait-il que le temps s’écoulât pour qu’elle fût considérée dans ses véritables perspectives. Mais ce qui était, dès cette époque, remarquable, c’était que personne, ni en France ni ailleurs, ne paraissait avoir le sentiment que la défense, donc la sécurité du monde occidental, en fût aucunement atteinte ou compromise. En définitive, toute l’affaire était de nature politique ».

Maurice Couve de Murville, Une Politique étrangère, Plon, 1971.

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