« JE ME SOUVIENS… »

Par Nafissa Sid Cara,
Ancien ministre

Au cours de l’entretien que j’ai eu avec lui à la fin du Gouvernement où j’ai siégé, tout d’un coup, le général de Gaulle, absorbé subitement par une profonde réflexion, oublia ma présence. Ce fut un instant d’une intensité rare. Je savais que je devais rester là, que je devais attendre sans bouger. Enfin, il me regarda quelques secondes pour me dire ensuite “gardez le contact avec Michel Debré, Michel Debré reviendra”. Avec le ton : il ne peut pas en être autrement. Il me semble que le général de Gaulle voyait en lui son successeur, le sachant capable, s’il avait le pouvoir de décision, de dynamiser les gaullistes et de maintenir la France sur les hauteurs.

L’entretien rapidement achevé, le Général me raccompagna à la porte et là, il reprit “Michel Debré reviendra” d’une voix telle que j’ai senti non pas un point final à sa réflexion, mais une légère suspension. Et, sans rapport apparent, me tendant la main, il me fit une promesse me concernant personnellement : “moi vivant…”

J’ai rapporté à Michel Debré l’affirmation le concernant, ce dont j’étais en toute logique convaincue ; mais il ne m’est pas venu à l’esprit de lui dire l’importance de l’instant que je venais de connaître : je le regrette ; j’étais trop bouleversée.

Michel Debré ! Je vais l’évoquer à une séance de l’Assemblée nationale et à un Conseil des ministres : deux temps forts qui comptent beaucoup pour moi.

Dès le début du Gouvernement que Michel Debré dirigeait, M. Deloncle, de la tribune de l’Assemblée nationale, me posa une question en apparence innocente, mais en apparence seulement :

“Melle Sid Cara peut-elle nous dire le sort réservé aux Juifs d’Algérie ? J’étais stupéfaite. Il n’y avait pas de problème de Juifs en Algérie.

Me tournant vers Michel Debré, je lui ai lancé à voix basse un appel : “Michel !” Très pâle, mais calmement, il me dit : “C’est moi qui vais lui répondre…”

Et on entendit alors un discours où il se sublima. Une grande émotion remuait l’Assemblée, toutes tendances confondues, dans un silence impressionnant.

Quand Michel Debré reprit sa place au banc des ministres, le Président de l’Assemblée nationale, Jacques Chaban-Delmas, annonça une suspension de séance.

Le jour où à 20h se termina le Conseil des ministres concernant les dernières ordonnances, on entendit : “Mon Général”. Michel Debré allait parler. Un grand silence se fit sentir. S’adressant au général de Gaulle, qui le regardait, Michel Debré rappela qu’une ordonnance sur la condition de la femme musulmane en Algérie avait été retirée de l’ordre du jour en fin de matinée à la suite d’une information officielle relative à la gravité des conséquences du texte envisagé.

Il précisa que l’auteur de l’ordonnance – Mademoiselle Sid Cara – avait un point de vue tout à fait opposé et qu’elle désirait l’exposer. Une seconde après, le général de Gaulle me donna la parole. Malgré mon émotion, du mieux que j’ai pu, j’ai souligné l’intérêt de cette ordonnance, j’ai dit combien elle était attendue et j’ai assuré le général de Gaulle et le gouvernement que s’il y avait eu le moindre danger, je ne me serais pas permis de présenter cette ordonnance.

Le général de Gaulle interrogea le gouvernement. J’ai répondu à MM. Soustelle et Couve de Murville qui demandèrent la parole. Le général de Gaulle promena son regard sur les ministres et, comme la parole ne fut plus demandée, à mon grand soulagement, je l’entendis dire : “Bien, revoyez demain matin, avec le Premier ministre, les points qui viennent d’être soulevés.” L’ordonnance était acceptée.

Le lendemain, j’étais à 8 h 00 à Matignon. Dans le salon d’attente, M. Pinay, qui sortait du bureau du Premier ministre se précipita, pour ainsi dire, vers moi pour me dire : “Mademoiselle, comme je regrette d’être parti avant ! Il paraît que c’était extraordinaire”. J’étais à la fois heureuse de cette nouvelle et étonnée par l’enthousiasme de Pinay, lui habituellement si calme. “Oui, oui” a-t-il- ajouté quand on est venu pour m’introduire dans le bureau de Michel Debré “J’ai félicité le Premier ministre”.

Le jour même, en fin de matinée, je rencontrai Malraux dans son bureau.

J’ai su combien il avait apprécié Michel Debré “homme de devoir” et j’ai senti dans son regard, qu‘il se reconnaissait dans son courage. Il me félicita et aussitôt ajouta : “vous avez gravi hier soir un échelon, mais souvenez-vous : les échelons se gravissent un à un”. Puis, il me conduisit à la fenêtre et de là, par sa voix, par son regard, par ses gestes, il m’introduisit à son côté dans l’Histoire du Palais-Royal. J’étais transportée. Je dois ce moment de bonheur à Michel Debré.

Peu de temps après la signature de l’ordonnance, j’ai accompagné Michel Debré en voyage officiel à Constantine, l’une des villes les plus dures pendant la Guerre d’Algérie. J’ai pu voir l’accueil chaleureux que lui réservèrent la population et les autorités musulmanes. Michel Debré était heureux.

Après notre retour, Paul Delouvrier, délégué général en Algérie, est venu s’excuser auprès de Michel Debré, avant de venir me “demander pardon”. Tout à l’honneur de Michel Debré.

Je précise que cette ordonnance est toujours en vigueur en Algérie.

Cela m’a été précisé, dans un premier temps, par des avocats en voyage en France, lors de rencontres circonstancielles non prévues ; cela m’a été précisé plus tard par l’ancien Recteur de la Mosquée de Paris. Récemment, en 1992, un avocat venu en mission dans une banque parisienne a souhaité me rencontrer au sujet de l’ordonnance. La rencontre n’a pas eu lieu, ni par sa faute, ni par la mienne mais je sais donc qu’elle est encore en vigueur.

Dans le drame que vit actuellement l’Algérie, si les femmes, l’âme et le cœur tenaillés jour et nuit par la peur, continuent à se tenir debout face à la mort atroce qui les surprendra n’importe quand, n’importe où, n’importe comment, c’est qu’elles ne veulent pas céder sur ce bien précieux que le général de Gaulle, après leur avoir donné le droit de vote en 1958, leur a reconnu en 1959, en son nom et au nom de la France : la dignité.

Et si Michel Debré n’avait pas sollicité la réouverture du Conseil des ministres qui se termina à 20h00 ?…

Oui, j’ai bien senti dans le regard de Malraux qu’il s’était reconnu ce jour-là dans la décision courageuse de Michel Debré.

Il me faut maintenant témoigner au sujet de la guerre d’Algérie.

Michel Debré s’est trouvé face à un incontournable et dramatique barrage dressé par des adversaires aveuglés par leur passion qui l’ont empêché de faire entendre la seule et véritable solution qui convenait à l’Algérie, à la France, aux Pieds Noirs.

Le général de Gaulle pensait que l’Algérie devait aller progressivement à l’indépendance. Un gouvernement composé de personnalités de valeur et compétentes choisies parmi les habitants d’Algérie – Algériens et Pieds Noirs – aurait été assisté par des élites envoyées par la France. Ces élites auraient eu pour mission de familiariser gouvernement et population avec les rouages de la démocratie. Elles se seraient retirées le moment venu pour laisser Algériens et Pieds Noirs vivre ensemble la démocratie, dans un climat d’amitié avec la France. “L’Algérie aura une place de choix” avait dit le général de Gaulle dans son discours d’investiture en 1959.

J’évoque, à ce sujet, deux souvenirs plus récents, qui me permettent de penser que la population n’était pas au courant.

Le premier : A la suite d’une assemblée générale des Médecins rapatriés, me trouvant pour le repas à côté du Président, le Professeur Goinard, j’ai évoqué la solution préconisée par le Général de Gaulle et Michel Debré. Fort étonné, il m’a dit ne pas en avoir entendu parler : il a posé la question aux médecins présents à sa table qui, eux aussi, furent étonnés.

Le second : Au cours d’un dîner présidé par M. Roger Romani, nous nous trouvions, le Général Jouhaud et moi-même, de chaque côté du Ministre. J’ai évoqué encore une fois cette solution. Le Général Jouhaud m’a écoutée, ému, sans rien dire. Au moment de nous quitter, à la fin de la soirée, il m’a dit avec émotion “je vous embrasse” et il m’a embrassée. Il y a longtemps qu’il avait mis un terme à ce geste d’amitié.

Une dernière évocation.

Au cours de l’une de ses réceptions, Michel Poniatowski, proche collaborateur du Président Giscard d’Estaing me dit qu’il s’était rendu à Alger pour remettre à l’Algérie le fanion de l’Émir Abd El Kader.

J’étais triste. Je pensais que cela eut été vraiment beau si la solution envisagée par le général de Gaulle et Michel Debré avait été acceptée. Elle répondait à ce que l’Emir avait souhaité. Il savait que seule la France pouvait faire de l’Algérie une véritable Nation dans une situation privilégiée par les liens qui les unissaient l’une et l’autre.

Un érudit algérien m’a rapporté qu’à la veille de la guerre de 1870, des ambassadeurs allemands s’étaient rendus chez l’Emir Abd El Kader pour lui proposer tout l’armement qui lui permettrait de reconquérir l’Algérie. “Je reviens” leur dit-il. Il s’est retiré un instant pour revenir vers eux. Alors, écartant les pans de son burnous, l’Émir laissa apparaître sur sa poitrine les insignes de Grand Croix de la légion d’Honneur : “Ma réponse est là”.

J’en reviens à Michel Debré, sans l’avoir quitté par la pensée ; c’est en connaissance de cause et en toute conscience qu’il m’a choisie pour être secrétaire d’Etat auprès du Premier ministre. Si certains s’interrogèrent au début quant à ce choix, ils ont très vite constaté que c’était sérieux.

D’une grande simplicité, d’une délicatesse extrême, Michel Debré était toujours disponible. Son autorité n’en souffrait pas. Il s’imposait partout. Il m’a donné sa confiance et son amitié.

Il m’a fait connaître sa famille et un grand nombre de ses amis. C’était un homme délicieux. Nous l’aimions. Je l’aimais.

Avant de nous quitter, ce “pur gaulliste” a pu voir les valeurs révélées par le Gaullisme ancrées au cœur d’un grand nombre d’hommes politiques et, il faut l’espérer, pour des générations.

Michel Debré nous a quittés dans l’espoir.

Nafissa Sid Cara,
Ancien ministre

Texte publié dans Une passion pour la France. Hommage à Michel Debré. Association des Amis de Michel Debré, 1997.

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