« LA FRANCE ET L’OTAN, DE DE GAULLE À AUJOURD’HUI »

par Frédéric Fogacci,
Directeur des études et de la recherche à la Fondation Charles de Gaulle

et le Contre-amiral (2s) Jérôme Erulin,
 Directeur de la Fondation Charles de Gaulle
A
ncien adjoint opérations du représentant français au SHAPE (QG opérationnel de l’OTAN)

C’était il y a quatre ans, et cela pourrait tout autant dater du siècle dernier, tant l’évolution du contexte géostratégique s’est depuis accélérée. Notre pays qui avait retrouvé le commandement intégré de l’OTAN depuis huit années vivait une pré-campagne présidentielle de toutes les surprises. De timides appels à une relance du projet de défense européenne se faisaient entendre alors que Donald Trump s’installait à la Maison Blanche et que le Brexit acté par référendum en juin 2016, suscitait incrédulité et perplexité. Bref, le contexte était à l’incertitude, et la Fondation Charles de Gaulle organisait un séminaire destiné à confronter les acteurs de notre défense à des historiens tentant de définir l’héritage du Général en la matière.

Mais précisément, à l’image du débat médiatique de ces toutes dernières semaines de 2021, consécutif au nouveau basculement politique des Etats-Unis, ce contexte d’incertitude était en 2017 l’occasion de remettre des questions à plat, concernant à la fois l’OTAN, la relation transatlantique, et son pendant, la défense européenne, avec en ligne de mire la coopération de défense franco-allemande. Repartir des « fondamentaux », donc des questionnements gaulliens, constituait dès lors une approche à la fois heuristique et utile. Comme souvent, se repencher sur cet héritage nécessite avant tout de comprendre sa richesse et sa complexité, sous l’apparente simplicité qui porte certains vers une trompeuse caricature.

Pour le Général, l’OTAN est une alliance, certes initialement de circonstance, liée à l’acmé de la Guerre froide, à la fin des années 1940, mais fondatrice. Mais c’est aussi une organisation, un partenariat militaire et politique, qui doit évoluer, se réformer au rythme du contexte géostratégique : il s’y attelle dès le mémorandum de 1958, et plus encore après les crises de Berlin et Cuba. Certes, l’OTAN contrecarre ses projets : l’autonomie nucléaire qu’il obtiendra, la défense européenne qui en découle et qui échouera. Mais c’est aussi pour lui une communauté de valeurs partagées, un espace de sécurité à préserver et à faire vivre. Certes, en quittant le Commandement intégré au terme d’un processus entamé dès 1959 et finalisé par la fameuse lettre du 7 mars 1966, il veut que la France « recouvre sur son territoire l’entier exercice de sa souveraineté, actuellement entamé par la présence permanente d’éléments militaires alliés ou par l’utilisation habituelle qui est faite de son ciel ». Mais il veut aussi les accords Ailleret-Lemnitzer de l’année suivante, le maintien d’une interopérabilité forte avec les armées alliées, la participation continue aux exercices et aux opérations de l’OTAN. Il ne s’agit aucunement de rompre, plutôt de retrouver des marges de manœuvre.

Les questions gaulliennes, le cadre de réflexion, à la fois stratégique et capacitaire, posé par le Général dès les débuts de la Ve République, restent d’une troublante actualité. Le retour dans le commandement intégré préserve la souveraineté pleine et entière sur notre dissuasion, sans mise à disposition de troupes permanentes dans une victoire définitive contre la Force multilatérale voulue par Kennedy avec l’aval britannique. La création du commandement « transformation » placé sous la houlette d’un général français en territoire américain s’inscrit dans cette volonté gaullienne d’être à la manœuvre, de penser l’avenir de l’OTAN : si l’Alliance demeure, par-delà l’évolution du contexte géostratégique, l’organisation se doit d’être modulable, innovante et dans l’anticipation des menaces futures.

Toutefois les contraintes structurelles, que de Gaulle avait mises en lumière, restent aussi : la relation privilégiée Londres/Washington, dont on se demande si elle sera renforcée par le Brexit, la tendance lourde de l’Allemagne à considérer l’OTAN comme l’outil prépondérant de sa politique de défense, et donc à préférer dépendre stratégiquement de Washington plutôt que de Paris ou de Bruxelles. Le contexte interallié après un demi-siècle est donc à la fois très différent (élargissement à 30 membres, dont 21 appartiennent à l’Union européenne et 14 à l’ancien bloc de l’Est) et pourtant comparable sur le fond.

Les quatre ans écoulés depuis cette table-ronde ont mis en lumière cruellement l’hésitation américaine quant à l’utilité de l’Alliance ou même la pertinence pour eux d’un engagement massif en Europe, déjà pressentie par de Gaulle. L’administration Donald Trump a privilégié le bilatéral, accentué le tournant vers l’Asie amorcé par Barack Obama et martelé sans gant l’exigence d’un réinvestissement européen dans le domaine de la défense, le vieux leitmotiv du « Burdensharing ». Mais elle a également entamé un redéploiement de forces américaines en Europe de l’Est.  S’y ajoutent les inconnues du Brexit, l’affirmation militaire croissante de la Chine et le double-jeu de la Turquie. Ces tensions, l’absence apparente de dessein commun pour l’OTAN (que le président Macron juge « en état de mort cérébrale » en novembre 2019), sont percutées par la rapide détérioration du contexte géostratégique mondial et l’affirmation de menaces comme le Cyber ou la militarisation de l’espace qui appellent justement une réponse capacitaire à l’échelle de l’Alliance. La donne de 2021 n’est pas nécessairement plus claire qu’en 2017 mais plus pressante.

Face à cette urgence, réécouter cette table-ronde, ce dialogue entre fondements historiques et réalités du XXIe siècle, c’est s’imprégner de la démarche gaullienne, se replonger dans le grand vent de l’histoire, remonter à la source des enjeux pour mieux voir se dessiner l’avenir.

X