« NAFISSA SID CARA, PIONNIÈRE DE L’ISLAM RÉPUBLICAIN »

Par Philippe Goulliaud

Janvier 1959. La Ve République se met en place. Élu président de la République le 21 décembre 1958, le général de Gaulle prend officiellement ses fonctions le 8 janvier et s’installe à l’Elysée. Le même jour, il fait connaître le nom du Premier ministre qu’il a choisi : Michel Debré, le père de la Constitution. Le 10 janvier, sur la photo officielle du gouvernement Debré, parmi les ténors qui entourent la haute stature du chef de la France libre – André Malraux, Félix Houphouët-Boigny, Antoine Pinay, Roger Frey, Jacques Soustelle, Edmond Michelet ou Maurice Couve de Murville -, on remarque une seule femme. Frêle silhouette coiffée d’un petit chapeau clair, Nafissa Sid Cara figure au deuxième rang, entre Bernard Cornut-Gentille et Max Fléchet, qui la sépare de Valéry Giscard d’Estaing, jeune secrétaire d’Etat aux Finances promis à un brillant avenir.

Nafissa Sid Cara est indiscutablement une pionnière. Mais une pionnière méconnue, qui a toujours préféré la fidélité, la loyauté et la discrétion à la surexposition médiatique. Première femme musulmane nommée à un poste ministériel en France, elle est aussi, en 1959, la première femme membre d’un gouvernement sous la Ve République. A ce titre, elle est un symbole de l’intégration républicaine, un pur produit de l’école de la République.

Née le 18 avril 1910 à Saint-Arnaud, aujourd’hui El Eulma, près de Sétif, issue d’une famille d’origine turque, Nafissa Sid Cara est la cinquième d’une fratrie de sept enfants. Son père instituteur est attaché à la modernisation de l’Algérie, comme le soulignent Jean-Louis Debré et Valérie Bochenek dans leur livre « Ces Femmes qui ont réveillé la France » (éditions Fayard, 2013). Ils citent un extrait du discours de Nafissa Sid Cara lorsque la Légion d’honneur lui fut remise, le 30 novembre 1994 : « Une fille, dans le lieu même de sa naissance, le lieu où sa famille était connue et respectée, devait, élevée dans la spiritualité de l’islam, se construire dans la culture française, au grand jour et à découvert. Un matin, mon grand-père me prit dans ses bras, m’enveloppa des deux pans de son burnous blanc et me déposa dans la cour de l’école maternelle. »

Bonne élève puis brillante étudiante, diplômée de l’École normale d’instituteurs de Constantine, la jeune femme commence sa carrière comme institutrice, avant d’enseigner le français dans un cours élémentaire de la casbah d’Alger. Devenue responsable du Comité central d’action sociale et de solidarité féminine, elle se lance en politique, comme avant elle son frère Chérif Sid Cara, éphémère secrétaire d’Etat dans les gouvernements de Maurice Bourgès-Maunoury et Félix Gaillard, sous la IVe République finissante. Le 30 novembre 1958, elle est élue députée d’Alger à l’Assemblée nationale avant d’être appelée quelques semaines plus tard au gouvernement, où elle siègera un peu plus de trois ans.

Dans « Gouverner », le tome III de ses Mémoires, Michel Debré raconte la formation de son équipe ministérielle et explique son choix de Nafissa Sid Cara : « J’évoque devant le Général ma volonté d’inclure au moins une femme dans le gouvernement. Le Général ne dit ni oui ni non et me demande laquelle. J’ai réfléchi et je propose Nafissa Sid Cara. Elle est la sœur d’un député de l’Algérie dont la IVe République a fait un ministre. Elle vient elle-même d’être élue député d’Alger banlieue. Elle sera le symbole d’une transformation et d’une promotion que nous souhaitons pour la société algérienne. Le Général estime curieuse mon initiative mais n’insiste pas. “ Si vous me la proposez, j’accepterai “. »

L’aventure commence pour cette nouvelle venue en politique. Au sein du gouvernement, elle est chargée de suivre « les questions sociales posées par les conditions de vie dans les départements d’Algérie, des Oasis et de la Saoura, ainsi que les problèmes d’évolution du statut personnel du droit musulman. Elle doit faire en ces domaines toutes propositions utiles au Premier ministre et, s’il y a lieu, au ministre chargé du Sahara », selon le décret d’attributions du 23 janvier 1959.

La grande affaire de sa vie, son grand combat, c’est la situation des femmes algériennes et leur émancipation. Représentante d’une Algérie moderne, elle s’emploie à corriger les blocages d’une société encore « archaïque » où le taux de scolarisation des jeunes filles est très faible. Et où celles qui font des études sont souvent en butte aux préjugés hostiles de leur famille et de leur voisinage, conjugués aux réticences des populations européennes. Ces jeunes filles, souligne Nafissa Sid Cara citée dans leur livre par Jean-Louis Debré et Valérie Bochenek, « ont souffert d’avoir en somme rompu avec le milieu familial et d’un autre côté, de ne pas se sentir à l’aise avec le milieu européen ». Au gouvernement, « la politique de transformation de la condition des femmes algériennes qu’elle a initiée s’intègre dans un renouveau de la politique de promotion sociale voulue par le Premier ministre pour la France, écrivent Jean-Louis Debré et Valérie Bochenek. Il s’agissait, pour l’Algérie, de favoriser l’émergence d’une classe moyenne, notamment par l’ouverture des portes de l’enseignement aux jeunes filles ».

Le 4 février 1959, elle cosigne avec Michel Debré une très importante ordonnance sur la condition de la femme musulmane, qui stipule que les mariages en Algérie ne seront valables que s’il y a « consentement verbal et libre des deux époux » et que « la répudiation unilatérale de la femme par le mari est interdite et le divorce judiciaire instauré ».  Dans la tourmente algérienne, cette ordonnance est violemment dénoncée par la frange la plus dure du FLN, pour qui elle porte atteinte aux préceptes du Coran.

Lorsqu’elle accompagne Michel Debré dans ses nombreux voyages en Algérie où elle fait bénéficier le Premier ministre de ses contacts sur le terrain, sa présence ne passe pas inaperçue. « Déjà difficile à comprendre à Alger, le rôle d’une femme musulmane ministre de la République, cela ne s’imaginait sûrement pas dans le bled algérien », se souvient en 2010 son ancien chef de cabinet, le préfet Roger Benmebarek, qui raconte que, dans la foule, certains lui demandaient « si elle était Madame de Gaulle ».

Favorable à l’Algérie française, la secrétaire d’Etat voit se profiler l’indépendance de son pays natal, non sans tristesse ni inquiétude. Le 21 février 1962, se tient à l’Elysée un Conseil des ministres historique. Il doit approuver les conclusions des pourparlers menés aux Rousses (Jura) entre la France et le FLN et qui sont le prélude à la signature des Accords d’Evian, le 18 mars 1962. Chaque ministre est invité à donner son avis dans une atmosphère « solennelle » et particulièrement « grave », raconte Michel Debré dans ses Mémoires. « Nafissa Sid Cara est si émue en évoquant l’abandon des musulmans qui ont pris parti pour la France que le Général lui répond aussitôt », écrit-il. « Croyez-vous vraiment, Mademoiselle, que sauf les exceptions dont nous avons le devoir de nous occuper aujourd’hui, dont nous devons nous préoccuper demain, la grande majorité des musulmans ne soit pas favorable à l’indépendance, qu’elle ne leur apparaisse pas comme la solution inévitable ? », lui dit le chef de l’Etat.

Le 14 avril 1962, Nafissa Sid Cara quitte le gouvernement lorsque Michel Debré est remplacé à Matignon par Georges Pompidou. Elle est nommée à l’Inspection générale de l’Action sociale, qu’elle quittera en 1975. Et c’est à la cause de ces musulmans ayant choisi la France, les harkis, qu’elle consacrera une large partie de son action après son départ du gouvernement. A compter de 1979, elle est membre de la Commission nationale chargée de l’étude des problèmes des Français musulmans. Indéfectiblement attachée au général de Gaulle et à Michel Debré, elle est restée fidèle à la famille gaulliste, apportant à Jacques Chirac son expérience sur les questions d’indemnisation des rapatriés. En 1992, elle fit partie du comité de soutien à Alain Juppé, candidat RPR à la présidence de la région Ile-de-France.

Commandeur de la Légion d’honneur, Nafissa Sid Cara est décédée le 1er janvier 2002 à son domicile parisien. Le nom de cette femme digne et discrète a été donné à un passage dans le XIXe arrondissement de Paris. Militante de la promotion sociale, elle a toute sa vie incarné un islam républicain compatible avec les lois de la République. Un message qui reste d’actualité.

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