LE GÉNÉRAL DE GAULLE, L’ENA ET LA QUESTION DU LEADERSHIP…
Réformer l’ENA, supprimer l’ENA, l’éternel retour de ces questions dans le débat public en fait une passion française, dans laquelle s’incarnent un certains nombre de traits profonds du caractère national, de la passion de l’égalité définie par Tocqueville, qui se mue en ces temps de crise en une défiance accrue envers les « élites », au rapport de fascination/défiance envers l’État qui anime chaque français. Si la Fondation Charles de Gaulle n’a pas, à proprement parler, à prendre parti dans le débat actuel concernant le maintien, la suppression ou la mutation de l’École nationale d’administration, il lui revient en revanche de rappeler certaines évidences, liées à la pensée et à l’héritage de Charles de Gaulle (et non à la vision fantasmée qui en est souvent donnée), qui concernent plus généralement l’enjeu de la formation des élites.
Il faut tout d’abord rappeler que si l’ENA « sortie toute armée du cerveau et des travaux » de Michel Debré, a été portée sur les fonds baptismaux, c’est par la volonté du général de Gaulle, et parce qu’elle s’inscrivait dans sa vision de ce que devait être l’État français qui allait, selon les termes du Général, « bâtir la puissance nationale », et assurer la reconstruction du pays. Dans le contexte de 1945, marqué par la faillite des élites traditionnelles en 1940, de Gaulle pose deux principes fondateurs. D’abord, celui du concours unique. Avant 1945, les grands corps disposaient de concours de recrutement propres, lesquels n’étaient nullement la garantie d’un renouvellement des élites. Dans le contexte de 1945, le concours est à la fois un instrument de diversification sociale de la haute fonction publique et une garantie contre sa politisation. Le second principe est de rendre « rationnels et homogènes » le recrutement et la formation de cette élite : De Gaulle a alors conscience que la haute fonction publique sera le bras armé de la reconstruction, qu’elle sera dévolue à « la fonction la plus importante et la plus noble qui soit », le service de l’État.
Si l’avènement de la Ve République coïncide avec un retour de la volonté politique face aux contre-pouvoirs administratifs qui s’étaient déployés sous la IVe République (souvent du fait du vide créé par l’instabilité gouvernementale), De Gaulle ne déclare pas la guerre à la haute administration, mais lui fixe des objectifs clairs, et surtout entend remobiliser ses compétences au services de son projet de redressement national. Certaines réussites, comme le redressement financier ou la mise en place de la dissuasion, naissent de la capacité du pouvoir gaulliste à faire cohabiter certaines compétences et différentes cultures techniciennes présentes au sein de la haute administration. On retrouve ici le désir d’une homogénéité des élites d’État, d’un décloisonnement entre les grands corps présent dans son discours devant les élèves de l’ENA du 17 novembre 1959 (à lire ci-après). Cette homogénéité assure aussi le principe de continuité de l’État, de transmission de ce sens et de cette technique du service public de génération en génération.
Cependant, homogénéité ne signifie pas, dans le langage de De Gaulle, « formatage ». Le grand serviteur de l’État ne saurait être qu’un simple exécutant. Au contraire, ses écrits des années 1930, et en particulier le Fil de l’Épée, Charles de Gaulle insiste sur la nécessité, pour de hauts responsables, de se défier des schémas prédéfinis et de « l’illusion de pouvoir maîtriser le mystère de l’inconnu ». Bien au contraire, il fait l’éloge de responsables porteurs d’une éthique de service (tout le contraire, donc, d’une noblesse d’État), capables de prendre leurs responsabilités en situation de crise, voire de désobéir à des ordres si ceux-ci leur semblent inadaptés à la réalité du terrain. La fidélité, le sens du service relèvent d’une adhésion au projet global dessiné par le chef, et d’une mobilisation de toutes ses capacités pour le servir au mieux à son niveau, l’obéissance aveugle aux ordres n’étant pas toujours la meilleure des voies. Ce schéma, élaboré avec pour principal point d’observation les militaires, nourrit une véritable réflexion gaullienne sur le leadership, développée dans de nombreuses conférences des années 1920 et 1930, puis dans l’ultime chapitre de Vers l’Armée de métier (1934). La culture générale qui nourrit une vision de long-terme, l’appréciation de situation, l’instinct, la capacité à anticiper et à trancher, le courage de déplaire, parfois, font partie des qualités propres au décideur. En ce sens, la compétence technique, si elle est indispensable, n’est qu’un préalable : le véritable chef n’en devient jamais otage, car « c’est d’intuition qu’il s’agit, et de caractère, que nul décret, nul enseignement ne saurait inspirer, mais bien le don, la réflexion et, surtout, cette ardeur latente à jouer le rôle d’où sortent les puissantes capacités » (Le Fil de l’Épée).
C’est cette réflexion que la Fondation Charles de Gaulle tente de porter, notamment en présentant cette vision gaullienne à l’étranger, dans le cadre de sessions de formations de futurs décideurs, en Chine ou au Liban. C’est peut-être également la contribution qu’elle peut apporter à ce débat : dans la vision gaullienne, l’ENA sert à créer un langage commun entre ceux qui doivent constituer le bras armé de l’État. C’est ensuite qu’il revient à celles et ceux à qui échoit l’honneur de servir la Nation de trouver les ressources pour s’élever au-dessus d’eux-mêmes.
Pour la Fondation Charles de Gaulle,
Frédéric Fogacci
Directeur des études et de la recherche
Pour en apprendre davantage sur la création de l’École nationale d’administration (ENA) et la vision du général de Gaulle, retrouvez ci-après :
- L’article « Le général de Gaulle et la création de l’ENA » rédigé par Arnaud Teyssier, président du Conseil scientifique de la Fondation Charles de Gaulle, et publié dans la revue Espoir n°103 (1995)
- L’allocution prononcée par le général de Gaulle, en visite à l’ENA, du 17 novembre 1959