« RAYMOND ARON, DE GAULLE, DE L’UNION SOVIÉTIQUE À LA RUSSIE »

par Alain Juppé

Ancien Premier ministre
Membre du Conseil constitutionnel
Membre de la Convention de la Fondation Charles de Gaulle

En ces temps de menaces multiples et graves contre nos libertés – état d’urgence sanitaire ; crise de la démocratie représentative et retour en grâce des régimes autoritaires ; exacerbation des fanatismes politico-religieux à commencer par l’Islam radical ; invasion des TIC (technologies de l’information et de la communication) et de l’IA (intelligence artificielle) dans nos vies quotidiennes hors de tout contrôle… – il est utile de se tourner vers les grands auteurs qu’a animés la passion de la liberté.

Dans mon Panthéon personnel où figurent au premier rang Montesquieu et Tocqueville, je place aussi Raymond Aron. Je viens de relire les 750 pages de ses Mémoires qui nous font revivre et comprendre l’histoire intellectuelle et politique de tout un siècle. J’avais le souvenir de sa réaction aux événements de Mai 68, qui tranchait avec l’enthousiasme de l’intelligentsia dominante. J’ai conservé dans ma bibliothèque « La Révolution introuvable » qu’il publia au début du mois d’août. « Une brochure parlée à chaud » juge-t-il a posteriori. Il y qualifiait Mai 68 de « psychodrame », comme il l’avait fait dans les articles qu’il avait donnés au Figaro de mai à juillet où il dénonçait « la plaisante absurdité de l’idéologie de 1968 ». Absurdité résumée selon lui dans « une formule en elle-même contradictoire : Il est interdit d’interdire ». Ce qui lui valut une bordée d’injures. Sartre ne fut pas le dernier à l’insulter. Inutile de dire à quel point je partageais l’analyse de Raymond Aron. C’était pour moi un précieux antidote à l’effervescence révolutionnaire à laquelle j’essayais de résister au sein de l’Ecole Normale. J’étais rassuré de savoir qu’un intellectuel de haut niveau pût écrire : « Je n’étais pas un gaulliste inconditionnel, mais la victoire de Cohn-Bendit sur le général de Gaulle m’aurait blessé en profondeur. Je l’aurai ressentie comme une humiliation nationale ».

Aron n’était pas en effet « un gaulliste inconditionnel », c’est le moins qu’on puisse dire. Il était certes à Londres en 1940 et s’était engagé très tôt dans la Résistance. Mais la revue « La France Libre » dont il était l’animateur irritait souvent la garde rapprochée du Général par son esprit d’indépendance. Aron estime cependant qu’elle « servit mieux le gaullisme œcuménique (sic) que ne l’aurait fait une publication rédigée dans le style et le ton adoptés par les fidèles du Général ».

En 1947 ou 1948, il avait adhéré au RPF « au grand scandale, dit-il, de ceux qui se souvenaient des propos [qu’il] avait tenus à Londres ». Il s’explique, comme toujours avec franchise : « Il convenait (…) de regarder le Général comme le responsable indiscutable et provisoire du destin national ».

« Provisoire » en effet… « Journaliste et militant » (c’est le titre d’un chapitre de ses Mémoires), Raymond Aron garde toute son indépendance d’esprit pour analyser et commenter l’actualité politique nationale et internationale dans les colonnes du Figaro pendant trente ans, de 1947 à 1977. Il soutient la politique algérienne du général de Gaulle mais critique durement ce qu’il appelle son « Grand Dessein », c’est-à-dire la diplomatie gaulliste dans les années 1960. Les pages qu’il y consacre m’ont mis mal à l’aise. Certaines phrases m’ont choqué : « De Gaulle, écrit-il, excita l’anti-américanisme latent du peuple français ». Ou encore : « Il habitua les Français à se tromper d’ennemi ». Il va jusqu’à taxer le Général de « militantisme pro-soviétique ». Je peux comprendre le processus mental qui le conduisit à commettre de telles erreurs de jugement. C’est son anti-communisme viscéral qui pousse Aron à choisir le camp d’un atlantisme sans nuance (ce qui ne lui ressemble pas) alors que de Gaulle est animé par l’ambition d’échapper à la logique des blocs et de préserver la liberté de choix de la France. Raymond Aron admet « qu’à long terme le Général comptât sur le changement de l’Union soviétique. Il parlait plus volontiers de la Russie que de l’Union soviétique ». Comme souvent, c’était de Gaulle le visionnaire : Gorbatchev arrive au pouvoir à Moscou en mars 1985, 2 ans à peine après la mort de R. Aron. On connaît la suite : la perestroïka, l’effondrement de l’URSS, la renaissance de la Russie éternelle, y compris le culte de l’orthodoxie.

Je n’ai naturellement pas la prétention de traiter des relations entre de Gaulle et la Russie dans les limites de cet article. Hélène Carrère d’Encausse les a magistralement analysées dans son livre éponyme.

Quelques points de repère seulement :

Le 24 juin, deux jours après l’attaque d’Hitler contre l’URSS, de Gaulle qui est à Damas envoie ses instructions à Londres : « Sans accepter de discuter actuellement des vices et même des crimes du régime soviétique, nous devons proclamer comme Churchill que nous sommes franchement avec les Russes puisqu’ils combattent les Allemands ». Réalisme d’abord.

Début décembre 1944, de Gaulle accompagné de G. Bidault se rend à Moscou pour négocier un pacte d’alliance avec Staline. Mais son refus inflexible de reconnaître de jure le gouvernement polonais installé à Lublin sous la protection de l’armée rouge, comme le lui demande son interlocuteur, manque faire capoter l’opération.

Cependant, en France même, on sait comment il s’emploie à prévenir toute tentative du PCF de s’approcher du pouvoir. Il accepte l’entrée de 5 ministres communistes dans le gouvernement qu’il forme en novembre 1945, après la forte progression du parti aux élections d’octobre 1945 qui excite ses ambitions. Mais il leur refuse les postes clefs des Affaires étrangères, des Armées et de l’Intérieur. En juillet 1947, il a quitté le pouvoir, il prononce à Rennes un discours violemment anti-communiste et dénonce « sur notre sol, au milieu de nous, des hommes [qui] ont fait vœu d’obéissance aux ordres d’une entreprise de domination dirigée par les maîtres d’une grande puissance slave ». On ne peut être plus explicite.

En 1947/48, quand Staline organise le blocus de Berlin, le Général ne se trompe pas d’ennemi et reste pleinement solidaire des Alliés occidentaux.

Je saute les décennies : du 23 mars au 3 avril 1960, de Gaulle, à l’Elysée, reçoit en fanfare Khrouchtchev et sa famille, première visite d’un chef d’Etat russe depuis un demi-siècle. Mais quand deux ans plus tard, le même Khrouchtchev s’apprête à installer des missiles soviétiques à Cuba, de Gaulle encore une fois reste fidèle à nos alliances et soutient Kennedy.

Lorsque, en 1966, la France, sur décision du Général, se désengage du commandement militaire intégré de l’OTAN, elle reste membre de l’Alliance atlantique.

Je garde mon admiration à Aron. Il a courageusement lutté contre l’aveuglement d’une grande partie de l’intelligentsia française qui a mis tant de temps à ouvrir les yeux sur les réalités du stalinisme ; il a sans relâche dénoncé les mensonges et les crimes du régime soviétique ; j’aime bien la question un peu insolente qu’il lance à la cantonade : « Est-il si difficile, pour de grands intellectuels, d’accepter que 2 et 2 font 4 et que le goulag, ce n’est pas la démocratie ? »

Le Général, lui, était aux affaires et c’est le réalisme qui le guidait dans la défense des intérêts de la France, sans rien céder sur l’essentiel.

L’Histoire se répète, jamais tout à fait la même, jamais tout à fait une autre. La question de savoir quelle doit être l’attitude de la France, de l’Union européenne, des démocraties libérales envers la Russie est à nouveau en débat. Le Président des Etats-Unis récemment élu dont on pensait qu’il ramènerait un peu de sérénité sur la scène internationale traite le Président russe de « tueur » ; et l’on reparle de guerre froide. Le chemin de crête entre la fidélité à nos valeurs et nos principes d’un côté, la Realpolitik et la défense de nos intérêts de l’autre est plus étroit et escarpé que jamais.

Je me garderai bien, aussi, de l’exercice vain qui consisterait à imaginer ce que ferait le général de Gaulle en pareilles circonstances. Tout simplement parce que le monde a changé. Même s’il a pressenti son avènement, de Gaulle n’a pas connu le monde post-soviétique. Et quand Alain Peyrefitte parlait de l’éveil de la Chine en 1973, c’était encore au futur.

Je me bornerai à esquisser deux lignes d’action.

D’un côté, nous ne pouvons pas rompre les ponts avec la Russie. C’est un immense pays, au sens littéral du terme : 17 millions de km2, presque deux fois plus que la Chine, les Etats-Unis ou le Canada. Un voisin riche en ressources naturelles qu’il n’a sans doute pas su exploiter pour construire une économie solide. Un partenaire qui tout au long de son histoire a balancé entre son désir de s’ouvrir sur l’Europe et sa tentation slavophile qui le poussait au repli sur soi. Une Nation de riche culture, fière de ses traditions, toujours habitée de son rêve impérial. Une puissance de grande influence sur la scène mondiale, membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies où elle sait exercer son droit de veto, forte d’une armée à laquelle elle consacre de généreux moyens.

De l’autre côté, instruit par l’histoire, notamment celle du dernier siècle, nous devons nous garder d’accepter l’inacceptable. On sait où conduit la faiblesse des démocraties. Or la liste de nos griefs contre la Russie de Poutine est longue et lourde : annexion de la Crimée en violation du droit international et l’histoire n’efface pas le droit ;  soutien aux séparatistes du Donbass en Ukraine qui entretient une véritable guerre civile ; jeu trouble au Haut-Karabakh qui marginalise le « groupe de Minsk » où la France tenait sa place; aide militaire massive au régime de Bachar el-Assad qui a détruit son pays et le laisse sans perspective d’avenir ;  cyberattaques  contre nos démocraties et  ingérences dans nos processus électoraux ; acte de décès du libéralisme décrété « obsolète » par V. Poutine qui défie ainsi les valeurs de nos démocraties libérales; tentatives d’assassinat avérées contre les opposants (Navalny) et répression de tous les mouvements de contestation, qu’il s’agisse des médias ou des partis politiques etc.

A la décharge du pouvoir russe, nous n’avons pas toujours fait preuve d’une grande habileté à son égard. Alors que son empire s’effondrait et qu’il perdait ses repères et ses dépendances, nous avons pris le risque de l’inquiéter en lui donnant le sentiment que nous voulions l’encercler pour le soumettre. Prenons garde de ne pas pousser la Russie dans les bras de la Chine où elle chercherait alliance face à l’agressivité supposée de « l’Occident ».

La France tente de relancer un « dialogue stratégique » avec la Russie dans l’idée de mettre toutes les questions sur la table avec « franchise », comme on dit en langage diplomatique. Ses chances de succès sont minces si les Européens y vont en ordre dispersé. Or, au sein de l’Union européenne, on tire à hue et à dia. Les Etats membres de la frontière orientale n’ont pas oublié d’où ils viennent et privilégient leur sécurité qu’ils imaginent garantie par le partenaire américain au sein de l’OTAN. L’Allemagne a besoin du gaz russe pour se passer du charbon et ne semble pas prête à renoncer à l’oléoduc Nord Stream 2. Bref, « l’Union » comme à l’habitude.

Ce n’est pas une raison pour changer de cap. Pour une fois, je trouve mon ami Hubert Védrine relativement optimiste dans son Dictionnaire amoureux de la géopolitique et la conclusion de l’article qu’il y consacre à la Russie : « Il y a certainement, écrit-il, un moyen de gérer plus intelligemment ce voisinage, tout en restant vigilant ». Soit !

Si l’on peut malgré tout chercher inspiration dans la pensée et l’action du général de Gaulle, c’est sans doute dans son opiniâtreté à maintenir le difficile équilibre entre l’esprit d’ouverture et de dialogue d’un côté, et, de l’autre côté, le refus de tout abaissement et de toute compromission sur l’essentiel. Nous savons ce qu’il ne faut pas faire : ni enclencher une spirale d’affrontement qui pourrait nous conduire au pire ; ni faire preuve de lâcheté et prendre le chemin de la vassalité. Nous pressentons ce qu’il faut faire : nous mettre en position de force, ensemble avec nos partenaires européens, ou du moins ceux qui le souhaitent, pour dialoguer d’égal à égal. Aurons-nous la volonté de le faire ?

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