« COMMANDANT HUBERT FAURE
MAÎTRE PRINCIPAL DE LA MARINE LE 6 JUIN 1944″

Propos recueillis par Catherine Trouiller
Directrice des publications de la Fondation Charles de Gaulle
Rédactrice en chef de la revue Espoir

Extrait de la revue Espoir n°96

Le 6 juin 1944, 180 Français du com­mando Kieffer étaient lancés à l’assaut des positions allemandes de la plage de Riva-Bella, dans le sous-secteur bri­tannique Sword, à l’extrémité est du dispositif Overlord. Comment avez-vous rejoint l’Angle­terre et le commando Kieffer ?

Le 23 juin 1940, pour un militaire fran­çais traumatisé par la défaite, enfermé der­rière les barbelés d’un camp de prisonniers, répondre à l’appel du général de Gaulle et rejoindre les FFL en Angleterre était un rêve que beaucoup ont fait, mais que peu ont réa­lisé.

En effet, que d’obstacles à franchir avant de signer son engagement dans les FFL à Londres !

Pour aller au bout de cette gageure, il fal­lait être jeune avec peu d’attaches familiales, être patriote et donner sa confiance au géné­ral de Gaulle qui incarnait alors l’honneur de la France.

Je réunissais toutes ces conditions. Le général de Gaulle n’était pas un inconnu pour moi. Je possédais ses livres Vers l’armée de métier, Le Fil de l’épée. D’ailleurs, avant la guerre, sous-officier de cavalerie, alors que je préparais les EOA et Saumur, un de nos ins­tructeurs, le lieutenant de Pazzis (futur géné­ral) nous faisait de très intéressants amphis sur ses doctrines d’avant-garde.

Les hasards de la guerre firent que, vers le 25 mai 1940, mon régiment vint à partager son cantonnement avec la division cuirassée du colonel de Gaulle, après la bataille de Montcornet. Le colonel de Gaulle venait d’être nommé sous-secrétaire d’Etat à la Guerre et promu général. Les officiers de sa division nous racontèrent les péripéties de la bataille et nous dirent leur confiance pour leur général dans sa nouvelle tâche.

Après le 25 mai, mon régiment fut déployé en position défensive sur la ligne Rethel-Vou­ziers jusqu’au 10 juin 1940, date à laquelle les Allemands percèrent notre front ; du reste, après Dunkerque, la manœuvre générale ennemie avait tendu à chercher l’encercle­ment total de toutes les armées de l’Est-ce qui fut obtenu le 17 juin.

Pour nous, chaque jour, c’était des com­bats retardateurs des encerclements succes­sifs suivis de replis. Souvent avec mon pelo­ton, nous étions les derniers soldats à abandonner des villes ou villages avec l’ennemi sur nos talons. Notre effectif rétré­cissait aussi : de vingt-cinq hommes le 10 juin, il m’en restait douze le 23 juin. Dans le même temps, mes véhicules passaient de quinze motos à une camionnette.

Je passais chaque jour au PC du régiment, et j’en profitais pour glaner des nouvelles générales. Depuis la chute de Paris, notre camion radio émetteur-récepteur était bran­ché sur la BBC ou la radio suisse. C’est ainsi qu’après le 18 juin, j’eus la chance d’entendre sur la BBC, un des appels du général de Gaulle qui fut retransmis à plusieurs reprises. Cet appel fut pour beaucoup un rayon de soleil ; il regonfla notre moral, mais il était difficile d’y répondre car les combats continuaient, malgré l’armistice qui n’entra en vigueur que le 25 juin. Malgré tout, le 21 juin, avec un moral revigoré, ayant reçu pour mission de protéger la destruction d’un pont sur la Meuse, je réussis avec mes douze hommes armés de douze fusils mitrailleurs, à tendre une embuscade à l’ennemi, à lui détruire deux half-tracks, à mettre leurs ser­vants hors de combat et à récupérer leurs armes.

Malheureusement, après ce sursaut, la poche où nous nous trouvions se rétrécissait de plus en plus. Le lendemain, nous étions faits prisonniers près de la colline de Sion en Meurthe-et-Moselle, avec le général Condé, son Etat-major et sept généraux. Nous étions le dernier carré des troupes de l’est.

Sur toutes les routes de Lorraine, mar­chaient les colonnes de prisonniers en route vers l’est, sans nourriture et sans boisson. Nous traversâmes Nancy ; à chaque carrefour les colonnes se télescopaient. La nôtre, enca­drée par des gardes SS s’arrêta. Une grande et belle jeune fille d’une vingtaine d’années se glissa parmi nous, collectant les bidons qu’elle allait remplir dans un entrepôt voisin, avant de revenir nous les rapporter. Lors d’un de ses retours, un garde SS vint menacer sa tête de la crosse de son fusil et lui intimer l’ordre de partir. La jeune fille le regarda fixe­ment, haussa les épaules et continua son manège. Nous serrions les poings mais le SS n’insista pas. Nous venions d’assister à l’un des premiers actes de résistance, resté inconnu, mais que je n’ai jamais oublié : sûr qu’avec de telles filles, la France renaîtrait ! Cette action a influencé tout le reste de mon parcours jusqu’en 1945.

Après plus d’un mois passé en captivité à Nancy puis à Toul, je réussis à m’évader non sans mal, le 4 août 1940. A pieds, je parvins à rejoindre la zone non occupée. Les trains y avaient été remis en route et je pus rentrer dans ma famille en Dordogne le 21 août.

En août 1940, les troupes françaises — ou ce qu’il en restait — étaient encore nom­breuses et en cours de démobilisation. Dans ma petite ville, j’eus la surprise de retrouver le 1er Régiment de dragons portés, duquel j’avais été détaché en septembre 1939 pour encadrer une unité en formation. Je connais­sais la plupart des officiers qui me contèrent que le 10 mai 1940, avec la 2e Division légère mécanique, dont ils faisaient partie, ils étaient entrés en Belgique, et que des pointes avaient été poussées jusqu’à Breda, en Hol­lande. Mais, à la suite de la percée allemande à Sedan, couplée avec la mort du général Billotte, commandant en chef des troupes du Nord, ils avaient fait route jusqu’à Dun­kerque, détruit leur matériel et étaient passés en Angleterre. D’Angleterre, les restes de la 2e DLM avaient été amenés par mer à Cher­bourg, début juin 1940. Rééquipés de neuf, ils avaient formé le corps de cavalerie qui, sous les ordres du général de La Laurencie, avait protégé le repli de ce qu’il restait de l’armée française jusqu’à Bordeaux. Le régi­ment venait de recevoir de la commission d’armistice l’ordre de remettre son matériel et ses armes. Comme parmi ces armes, certaines — d’origine suisse ou suédoise — étaient encore inédites, beaucoup d’officiers cher­chaient à les soustraire à l’ennemi. Pour eux, j’étais providentiel. Enfant du pays, je connaissais toutes les possibilités de camou­flages, grottes, châteaux, forêts, carrières sou­terraines, etc.

L’état d’esprit de ces officiers étaient encore belliqueux, malgré la défaite. Presque tous pensaient que la guerre n’était pas termi­née et que le matériel pourrait resservir. Aussi, aidé de la brigade de gendarmerie, nous réussîmes à distraire une partie non négligeable de l’armement et à le camoufler. Presque aussitôt, l’organisation du général Frère se mit en place et nos dépôts clandes­tins d’armes et matériels s’étoffèrent. Il y eut bientôt de quoi armer et équiper plusieurs milliers d’hommes dans notre secteur. Ce matériel était gardé et entretenu par des équipes spéciales, le tout avec la collabora­tion des brigades de gendarmerie, car le res­ponsable départemental de la Gendarmerie était le commandant Clech, un Alsacien, plus tard déporté et disparu à Buchenwald.

Tout se passa bien jusqu’au 11 novembre 1942, jour de l’occupation de la zone libre par les Allemands. A la suite de dénoncia­tions, beaucoup de dépôts furent découverts et pris. Une partie resta et servit malgré tout à équiper la Résistance en 1943 et 1944. Il y eut des arrestations dans notre groupe mais, début 1943, les Allemands les faisaient encore faire par la police ou la gendarmerie. De ce fait, beaucoup furent avertis et sauvés. Ce fut mon cas.

Je passais en Espagne. Arrêté et interné, je réussis à m’évader sous les balles des carabi­niers et à gagner à pied le Portugal, d’où il était facile de gagner immédiatement l’Angle­terre. J’y arrivais fin juin 1943. Après un pas­sage obligatoire à Patriotic School, je signai début juillet mon engagement dans les FFL.

Affecté au camp de Camberley, j’y retrou­vai avec joie et surprise un jeune capitaine, Alain de Rothschild, dont j’avais été l’instruc­teur à la préparation militaire supérieure de la région de Paris en 1937-1938. Je fus nommé adjudant-chef et j’occupais les fonc­tions délicates d’adjudant de tout le camp. Il fallait faire régner l’ordre et la discipline sur un effectif de plus de 2 000 hommes, dont les parachutistes SAS — FFL du colonel Bourgoin. Lourde tâche!

Mais je n’étais pas venu en Angleterre pour rester dans un camp. Comme beau­coup, je voulais me battre. Nous formâmes, de concert avec le lieutenant Amaury, un groupe de volontaires pour rejoindre les commandos et nous partîmes dans les écoles britanniques de commandos en octobre 1943. A la fin de l’année, ceux qui avaient réussi à surmonter les difficultés de l’entraî­nement intensif reçurent leur brevet de com­mando et purent rejoindre le 1er Bataillon de fusiliers marins commandos du commandant Kieffer, à Eastbourne, dans le sud de l’Angle­terre.

  • D’où provenaient les fusiliers marins du commando Kieffer ?
  • On y trouvait quelques-uns des pre­miers FNFL de juillet 1940. Certains de la Marine de Guerre avaient fait les convois, même ceux de Mourmansk, avant de rejoindre les commandos. Une partie venait de l’Armée de Terre et avait été mutée à la Marine. On y trouvait des prisonniers évadés, des évadés de France via l’Espagne ; d’autres venaient d’Afrique du Nord. Toutes les pro­vinces françaises étaient représentées : Alsaciens, Basques, Catalans, un large contingent de Bretons venus par la mer, au péril de leur vie. Chacune de ces évasions pouvait être citée en exemple

 

  • Tous étaient donc volontaires ?

Oui, ils étaient tous volontaires ; et volontaires deux fois : d’abord pour les FFL, puis pour les commandos, où ils n’étaient incorporés qu’après avoir passé les barrages d’un entraînement inhumain. Ensuite, il fal­lait maintenir son aptitude physique et son endurance. Par exemple, il fallait, deux fois par semaine, subir l’épreuve du 7 miles (11,5 km) à parcourir avec 30 kg de matériel en moins de cinquante minutes sous peine d’exclusion de l’unité.

  • Comment s’est effectuée la mise sur pied du commando Kieffer ? Avait-il participé à d’autres opérations auparavant ? Comment était constitué le commando et sous quelle auto­rité militaire était-il placé ?
  • Le Commando Kieffer avait été formé en 1941 en tant que ler Bataillon de fusiliers marins commandos et basés dans différentes villes des côtes sud et est de l’Angleterre. Il faisait partie du n°10 commandos, dit «commando international» qui comprenait, outre les troupes françaises, des troupes belges, polonaises, hollandaises et norvégiennes.

Pendant les années 1942 et 1943, le Com­mando Kieffer a participé à de nombreuses opérations et missions sur les côtes occupées de la France, de la Hollande, des îles de Jersey et de Sark. Des éléments ont égale­ment participé au raid de Dieppe. Je suis arrivé aux commandos alors que ces raids se terminaient en janvier 1944 et nous portions encore les écussons du. n° 10 Commandos. Mais fin janvier 1944, le 1″ BFM Commando fut attaché au n° 4 Commandos britannique, commandé par le colonel Dawson . Le n° 4 Commandos faisait partie de la lère Special Service Brigade sous les ordres du brigadier général Lord Lovat. Nous étions très heureux de ce changement car nous savions que le n° 4 Commandos et la lère Special Service Brigade devaient être l’un des fers de lance du débarquement allié.

Le 1 BFM Commandos, sous les ordres du Commandant Kieffer, comprenait deux troupes : la troupe n° 1 sous les ordres du lieutenant Guy Vourc’h, la troupe n° 8 du lieutenant Lofi et une section de mitrailleuses à tir rapide dite K-guns sous les ordres du lieutenant Amaury. Soit, avec le service médical du capitaine Lion et l’aumô­nier, le capitaine de Naurois, environ 180 hommes.

  • Quels furent les préparatifs durant les semaines précédant le débarquement ?
  • Vers le 25 mai 1944, on nous a rééquipés entièrement de neuf. On nous a donné les munitions et de quoi amorcer les gre­nades, ce qui, dans l’armée anglaise ne se fait que juste avant les opérations. De même, nous avons touché un lance-flammes tout équipé pour chaque section. Nous savions donc que le jour « J » était imminent.

Le lendemain, nous avons été transférés jusqu’à Southampton où nous avons été can­tonnés. Nous nous sommes installés dans le camp et, après une tournée dans les pubs, nous nous réveillâmes le lendemain matin dans un camp retranché, entouré de barbelés et gardé par de nombreuses sentinelles qui patrouillaient à l’extérieur. Nous fûmes avisés que nos gardes avaient pour consignes de ne pas hésiter à tirer sur ceux qui se risqueraient à essayer de sortir.

Nous avons eu le premier briefing des offi­ciers auquel, bien que maître principal, j’ai participé en tant que chef de section. On nous montra les salles de conférences où étaient placées les maquettes du secteur où nous devions opérer, des photos aériennes, des dossiers où étaient consignés les rapports de l’Intelligence Service avec tous les rensei­gnements concernant les troupes ennemies que nous aurions à affronter.

L’emploi du temps jusqu’au jour du débar­quement fut invariable. Le matin, briefing des officiers et chefs de section, l’après-midi briefing du personnel sous leurs ordres par les officiers sur les programmes du jour.

Tous les noms concernant notre secteur étaient codés. Heureusement, le lieutenant Bagot était hydrographe de la Marine et il a percé facilement le secret. Nous avons donc su où se ferait le débarquement dès cette date.

Les briefings successifs précisèrent les objectifs de chaque unité dans les moindres détails. Pour notre troupe, il s’agissait de prendre le casino de Riva-Bella, mais il fallait auparavant prendre les plages.

Après deux semaines de cette instruction intensive, nous connaissions parfaitement bien Ouistreham. Nous commencions à trou­ver le temps long. Enfin, le jour tant attendu arriva. Après un report de 24 heures dû au mauvais temps, le jour J fut fixé au 6 juin. L’heure « H » variait en fonction de l’heure de la marée dans les zones considérées. Pour nous, c’était H=7h21. Quelques minutes avant de quitter le camp, le brigadier général Lovat réunit tous les Commandos. Il fit un discours en anglais qu’il termina en français en se tournant vers nous : « Je dis à mes amis français. Demain matin, les Boches, on les aura ».

  • avez-vous embarqué et comment s’est déroulé la traversée ?
  • Des camions nous conduisirent le 5 juin à 19 heures à notre port d’embarque­ment à quelques kilomètres de Southampton. Nous passâmes devant une équipe de contrôle qui prenait nos noms et à qui nous déclarions en guise d’adieu «un aller simple sans retour». Nous avons été embarqués sur un Landing Craft Infantry qui comprenait, outre la troupe n° 1, le groupe de commande­ment du commandant Kieffer, soit près de cent personnes. Nous avons passé la nuit dans une petite carré pour les officiers (Kieffer, Vourc’h, le second maître Hattu qui était un neveu de Bernanos, l’officier des équi­pages Pinelli, commandant la 2′ section, le lieutenant Mazéas…). Les hommes étaient dans la cale surchauffée. La troupe 8 et les K guns avaient été embarqués sur un autre LCI.

Nous nous sommes engagés dans le che­nal longeant l’île de Wight et Portsmouth. Ce chenal était couvert de milliers de bateaux de tout tonnage, de toute nationalité. Sur ces bateaux, des soldats avaient été embarqués déjà depuis trois ou quatre jours. Lorsqu’ils nous virent passer avec nos bérets de com­mandos, ils comprirent que cela allait com­mencer et nous firent des ovations formi­dables. Toute cette force, tous ces bateaux nous faisaient penser à l’allocution du géné­ral de Gaulle : « Il est de par le monde des forces immenses qui n’ont pas encore donné ; un jour elles se lèveront et écraseront l’ennemi ». C’était cela ; c’était arrivé. Nous sommes sortis du chenal, avons franchi le filet anti-sous-marins, puis suivi des balises et nous sommes partis vers la haute mer. Au fur et à mesure de notre progression, nous entendions les escadrilles innombrables en route pour le continent et nous commen­cions à percevoir les sourdes explosions des bombes sur le littoral. Vers 4 heures du matin, nous entendîmes et virent passer à basse altitude les avions et les planeurs emmenant le bataillon de parachutistes de la 6e Airborne à laquelle nous étions rattachés et qui devaient s’emparer des ponts de Bénouville et préparer le terrain pour les lar­gages prévus quelques heures plus tard.

Le jour se levant, nous aperçûmes devant nous une quantité insoupçonnée de bateaux de guerre. Enfin, nous arrivâmes à proximité immédiate de la côte et fûmes sous le feu de l’artillerie ennemie. Chez nous tout ce qui pouvait tirer tirait. L’aviation faisait un tapis de bombes sur la ligne de blockhaus en bor­dure des plages.

  • Comment le débarquement du commando Kieffer s’est-il effectué ? Comment avez-vous pris les blockhaus du mur de l’Atlantique ?
  • Avant nous, sur la plage de Colleville, avait débarqué le génie d’assaut britannique, l’East Yorkshire Regiment, qui était équipé avec des chars spéciaux pour faire sauter les mines et tracer des couloirs dans les champs de mines sur la plage pour que nous puis­sions atteindre les blockhaus. Ils devaient prendre les blockhaus en face de nous. Ils ont été débarqués cinq minutes avant nous.

Les écrans de fumée formés par les avions passant en rase-motte le long des plages et les obus fumigènes envoyés par les canons de Marine nous ont permis de débarquer. Quand nous sommes arrivés, les bateaux n’ont pas pu approcher de la limite de la marée car il y avait dans la mer des chevaux de frise et des mines. Une partie d’entre nous a sauté dans l’eau avec 40 kg de matériel et d’équipement. Les lance-flammes furent alors endommagés par l’eau de mer. Certains ont été tués sur les rampes par lesquelles nous devions descendre. Le commandant du bateau a vu qu’il n’y avait pas moyen de débarquer et il a été déposer le reste des troupes un peu plus loin. Au fur et à mesure que nous avancions, il y avait eu beaucoup de pertes. La troupe 1 fut la plus éprouvée. Dans ma section, j’avais perdu la moitié de mes gars. Vourc’h et Pinelli furent touchés sur la plage. Nous avons tiré dans les meur­trières du blockhaus et pendant ce temps des hommes du Yorkshire Regiment sont passés derrière le blockhaus ; ils ont plaqué des mines spéciales sur les portes et ont fait sau­ter le blockhaus. Mais il y avait encore huit blockhaus sans compter le casino qui était notre objectif.

La plage passée, nous nous sommes regroupés dans une ancienne colonie de vacances. Nous y avons déposé nos sacs et nous sommes partis vers le casino. Sur les trois officiers de la compagnie, deux étaient hors de combat, dont le chef de troupe, Vourc’h. Mazéas était encore là. Je faisais fonction d’officier. Nous sommes donc partis avec le colonel Dawson et le commandant Kieffer. Le premier carrefour, point de pas­sage obligé, était battu par les mortiers alle­mands. Le colonel, le commandant et Mazéas sont allés en reconnaissance et ils se sont faits blesser tous les trois. J’ai essayé de contourner par un jardin mais c’était un champ de mines. Le temps de ressortir et la densité des tirs ennemis avait nettement décru. Nous avons alors traversé le carre­four. A chaque intersection, nous étions pris sous le feu des armes individuelles alle­mandes qui pouvaient tirer sur l’arrière du blockhaus. Nous avons enfin trouvé les pre­miers abris avec des civils qui nous ont bien accueillis. Ils étaient surpris car ils atten­daient des Anglais. Nous sommes arrivés rue Pasteur. Chaque fois que nous rencontrions des civils, je demandais où étaient les Alle­mands. La plupart n’en savait rien. J’ai même rencontré un homme qui travaillait dans l’Organisation Todt ; il était catastrophé d’avoir perdu son travail… Nous avons ensuite trouvé un vieux monsieur, Monsieur Lefèvre, ancien combattant de la guerre de 14 qui nous a guidé et qui nous a fait gagner beaucoup de temps. Je l’ai renvoyé car il ris­quait sa vie, mais il a voulu rester dans le sec­teur. Par la suite, le commandant Kieffer lui fit décerner une médaille militaire bien méri­tée.

Nous sommes arrivés au casino, sur le toit duquel était installé un canon de 37. A 30 mètres de nous et nous surplombant, il y avait une tour de DCA avec des mitrailleuses lourdes jumelées de 13,2. Les Allemands n’étaient pas à leur poste quand nous sommes arrivés, et nous avons pu les empê­cher de monter. Après plusieurs tentatives, nous n’avons pas réussi à neutraliser le canon de 37. J’envoyais régulièrement des messages à Kieffer pour le tenir au courant de l’évolu­tion de la situation. Kieffer, qui avait pu faire panser sa blessure à la cuisse par des bonnes sœurs, arriva et nous envisageâmes ensemble les possibilités d’assaut. Une solution s’imposa rapidement : pouvoir disposer d’un char Centaur en appui. Kieffer repartit et quelques minutes plus tard, nous vîmes apparaître un char Centaur avec sur sa plate-forme arrière le commandant Kieffer. Il diri­gea lui-même le tir qui parvint à détruire le canon de 37. Le casino était inoffensif et nous pouvions considérer notre mission comme terminée.

Pendant ce temps, la troupe 8 de Lofi pre­nait les blockhaus de la plage et une autre mission emmenée par le second maître Lardenois reconnaissait l’état des écluses de Ouistreham.

Au moment où nous achevions de neutra­liser le casino, le Commandant a reçu l’ordre de rappel de tout le personnel en vue de la phase suivante. A «H+4», comme prévu, nous commençâmes notre progression vers les ponts sur l’Orne à Bénouville. A Bénouville, nous trouvâmes des éléments amenés par planeurs qui avaient pris les positions allemandes, détruit les champs de mines et qui étaient en train de retirer les «asperges de Rommel» — des pieux fichés en terre pour empêcher les atterrissages. Tout cela était effectué tout en ripostant aux Allemands. Lorsque vers 19 h, ce 6 juin, une nuée de planeurs amenant le gros de la 6e Airborne britannique se présenta et atterrit sur ce ter­rain ainsi débarrassé de ces obstacles. Pen­dant la manœuvre, nous pûmes mesurer la puissance de la DCA et de l’artillerie alle­mandes massées autour de notre tête de pont. L’atterrissage se fit sous un déluge de feu ennemi. Mais les planeurs atterrirent non sans perte, imbriqués les uns dans les autres sur cet étroit terrain. L’artillerie arrivée par planeur commença aussitôt débarquée à faire des tirs de contre-batteries. Notre tête de pont sur la rive droite de l’Orne passa ainsi de quelques centaines à plusieurs milliers de combattants d’élite.

— Quelles étaient vos relations avec les sol­dats anglo-saxons ?

  • Nous étions comme des frères avec les Anglais. C’était une équipe. C’était formi­dable.
  • Sur les 180 fusiliers du commando Kieffer, les pertes s’élevèrent pour la seule campagne de Normandie à 114, dont 21 tués. C’est une proportion considérable mais peut-être aussi l’expression d’un fort esprit de sacrifice.
  • Nous étions tous prêts à faire le sacri­fice de notre vie. Nous savions qu’il y aurait au moins 50 % de pertes. Le moral était excellent. Il fallait être jeune bien sûr, et la plupart d’entre nous n’avait aucune attache familiale, nous n’étions pas mariés.

Nous avons eu beaucoup de pertes. Sur­tout, parce que beaucoup d’entre nous n’avaient jamais été au feu, ils manquaient d’expérience et prenaient des risques, ceci d’autant que, dès le débarquement, la plupart des cadres ont été fauchés par le feu ennemi.

  • Quelle était la personnalité du comman­dant Kieffer ?
  • Kieffer avait fait ses études à Jersey. Il parlait donc parfaitement anglais. Après une carrière dans la banque, il s’était retrouvé en 1940 sur le Courbet, officier de liaison. Après avoir été muté à terre, il n’a eu de cesse de former cette unité de commandos. Il avait une volonté, une énergie remarquable. Quand il était là, on n’avait pas peur : c’est le signe du chef.

D’autre part, je veux évoquer ici deux autres personnalités du Commando qui m’ont beaucoup marqué.

Le père de Naurois était notre aumônier. C’était un savant, professeur à l’Institut catholique, après la guerre, il est devenu chercheur au CNRS. Le père de Naurois avait fait plusieurs séjours en Allemagne avant la guerre. Il parle parfaitement l’allemand. Il était officier d’artillerie et a été volontaire pour les commandos. A la Brigade, il y avait cinq aumôniers de différentes confessions. Le père de Naurois était l’aumônier des com­mandos français. Il avait une grande autorité morale sur les fusiliers marins, dont quelques-uns, avant de rejoindre les com­mandos, avaient été un peu … sans foi, ni loi. Le 6 juin, les quatre autres aumôniers ont été mis hors de combat. Le père de Naurois a donc assisté tout le monde, de toutes les reli­gions, de toutes les nationalités — même les Allemands mêlés à nous sur le champ de bataille.

Le médecin capitaine Lion venait du Maroc. C’était un très bon chirurgien qui avait rejoint les commandos. Il s’est fait tuer le jour du débarquement en voulant porter secours au plus jeune de ma section qui venait de recevoir une balle dans la tête.

  • Etiez-vous au courant de la progression de l’opération Overlord dans les autres secteurs plus à l’ouest ?
  • Tous les soirs, à 6 heures, nous avions un briefing au PC du Colonel, où on nous fai­sait le compte rendu de ce qui se passait.
  • Quelle a été l’activité des commandos après le débarquement ?

Le 12 juin, lundi de Pentecôte, nous avons été attaqués par la 21′ SS-Panzerdivision. Bréville est à 6 km à peu près des côtes. Comme nous savions qu’ils allaient attaquer, il y avait au large, le Nelson et le Rodney, les deux cuirassés les plus puissants de la Flotte anglaise à ce moment-là. Il y avait avec nous à l’Etat-major de la Brigade un officier d’observation détaché des bateaux anglais qui coordonnait leurs tirs. La 21′ SS-Panzer a attaqué. Nous savions que c’était pour nous rejeter à la mer.

Une division de SS-Panzer, ce sont 300 chars Tigres plus l’artillerie. Ils ont attaqué à l’aube. A la fin de la journée du 12, il ne res­tait qu’une trentaine de chars. Cela a été très dur. Les blindés restaient à la limite de portée de nos engins anti-chars. Ils nous tiraient dessus au canon. Nous avons eu beaucoup de pertes. Ils essayaient également de s’infiltrer et de nous encercler à partir d’un blockhaus à l’embouchure de l’Orne que nous n’avions pas pris car il ne nous gênait pas. Le colonel Menday, remplaçant le colonel Dawson, blessé, m’avait envoyé pour empêcher cette tentative d’encerclement et nous avons réussi à les repousser.

  • Avez-vous eu l’impression que l’ennemi était déterminé ou désemparé, que son moral se modifiait au fur et à mesure de la bataille ?
  • Ceux que nous avons pris les premiers jours étaient très démoralisés, mais la 21′ SS-Panzer, c’était autre chose. Ils étaient gonflés à mort. Le 7 ou 8 juin, la 21′ était déjà parve­nue à couper la tête de pont « Sword » au niveau de Colleville. Mais les Allemands n’ont pas pu se maintenir sous les coups de l’artillerie de Marine alliée.

J’ai eu des échos de la journée du 12 juin par le maire de Falaise. Pour écrire un ouvrage sur la poche de Falaise, il a rencon­tré le général Mayer qui commandait la 21e SS-Panzer et lui a demandé: «A quel moment avez su que vous perdiez la guerre ?» Le général Mayer a répondu : « Le 12 juin, quand nous avons attaqué pour reje­ter les commandos à la mer et que j’ai perdu pratiquement ma division ». Plus tard, ce sont leurs survivants qui ont fait l’attaque sur les Ardennes.

— Quels furent les rapports des commandos avec les Normands ?

  • La Résistance n’était pas facile dans la région en particulier du fait de la densité de troupes allemandes. Je pense que, pour l’essentiel, les résistants faisaient dans la région du renseignement. Cela nous fut pré­cieux lors du débarquement et de sa prépara­tion. Le seul résistant actif que j’ai vu, fut M. Lefèvre dont nous avons déjà parlé. Mais il y a dû, certainement, y avoir d’autres résistants dans le secteur.
  • Le commando Kieffer a été engagé dans la bataille de Normandie. Quelles opérations a­il menées dans cette guerre du bocage ?
  • Je suis resté en Normandie jusqu’au 9 juillet à la suite de quoi, j’ai été évacué en Angleterre car j’avais été blessé au moment du débarquement par l’onde de choc d’un obus explosant dans l’eau. Je n’ai réintégré l’unité que le 15 août 1944. A cette date, celle-ci était restée sur les mêmes positions. En revanche, le n° 4 commandos avait reçu des renforts. Le colonel Dawson était de retour, ainsi que le commandant Kieffer, le lieutenant Guy Vourc’h et beaucoup de bles­sés qui avaient pu être récupérés. Le com­mandant Kieffer avait réarticulé son unité. Il voulait créer une sorte de corps franc sous son autorité directe pour lui confier certaines missions spéciales et il me demanda d’en être le chef.

Au point de vue militaire, nous savions que les Américains avaient effectué la percée d’Avranches et réussi une vaste manœuvre d’encerclement ayant abouti à créer la fameuse poche de Falaise. Les troupes anglo-canadiennes formaient la partie nord de la tenaille. La tête de pont que nous tenions sur la rive droite de l’Orne était restée assez calme. Le soir de mon arrivée, au briefing du colonel, il fut indiqué qu’à partir du lende­main, toutes les troupes de notre tête de pont commenceraient une manœuvre pour libérer le territoire depuis l’Orne jusqu’à la Seine. 11 fallait déjà traverser la forêt de Bavent qui nous séparait des positions allemandes de Bavent, puis prendre la ville dont la population civile avait été évacuée par les Alle­mands. C’était l’objectif de la journée à venir.

Vers 11 heures du soir, nous nous mîmes en route. La forêt de Bavent avait été minée aussi bien par les Allemands que par nos propres sapeurs. La progression était très lente. Pour créer des couloirs de passage bali­sés, il fallait d’abord avancer avec les démi­neurs équipés de détecteurs avant de faire passer le gros des troupes. Cela se fit assez rapidement malgré tout, puisqu’au lever du jour, vers 5 heures, nous avions traversé la forêt sans ennui et que nous nous trouvions aux lisières de la ville. Les premiers éléments n’avaient rien détecté de suspect mais le Commandant craignait un piège ennemi. En effet, jusqu’à ce jour Bavent avait été la base allemande principale.

D’après les ordres d’opérations donnés lors du briefing de la veille, la Marine alliée devait effectuer à 7 h. 30 un bombardement intensif pendant une demi-heure jusqu’à 8 heures, heure à laquelle tous les commandos devaient donner l’assaut pour s’en emparer. Devant le manque de réaction de l’ennemi, le colonel Dawson, le commandant Kieffer et l’officier de liaison de la Marine de Guerre me convo­quèrent avec une patrouille de 10 hommes dans la première maison de Bavent.

Les consignes que je reçus furent de faire une reconnaissance de la ville, de tâter les défenses sans nous laisser accrocher et en cas d’opposition de nous retirer. Dans cette éven­tualité, le processus initial prévu se mettrait en marche : bombardement et assaut.

Il était près de 6 heures et nous avions jusqu’à 7 heures pour accomplir la mission. Nous rentrâmes dans la ville avec circonspec­tion, tous nos sens en alerte. Aucun mouve­ment suspect. A ‘un moment, Jacques Guyader qui était en tête entendant du bruit dans une maison, ouvrit une porte et un gros chien loup se jeta sur lui ; nous dûmes l’abattre. Ce fut notre seul coup de feu. Des bruits suspects dans une grange s’avérèrent provenir d’un veau famélique resté là on ne sait comment. On voyait aux ordures sur place et aux indices à l’intérieur des maisons que de nombreux ennemis avaient séjourné là récemment. Nous découvrîmes des positions de tirs de batterie et de mortiers avec de nombreuses douilles d’obus, mais d’ennemis, point ! Nous arrivâmes à l’église entourée de son cimetière, dont les tombes étaient sou­vent éventrées. Cette église surplombe la val­lée de la Dives qui coule deux cents mètres plus bas. De là, nous fûmes salués par des tirs très fournis d’éléments retranchés de l’autre côté de la rivière.

Notre mission était terminée. Je retrouvais le Colonel et le commandant Kieffer au point où je les avais laissés et leur rendit compte. Le Colonel fit aussitôt annuler le bombarde­ment devenu sans objet. C’est ainsi que s’est faite la prise de Bavent et son sauvetage.

Le terrain sur une vingtaine de kilomètres vers l’est et la Seine était constitué par des marécages avec des ruisseaux peu profonds impropres à une progression d’engins ou de véhicules. C’était un terrain idéal pour les combats retardateurs effectués par les Alle­mands.

C’est donc dans ces conditions que je fus désigné avec une forte section sélectionnée pour constituer la patrouille de tête, avant-garde de toute la brigade.

Il s’agissait pour nous, profitant de l’obs­curité, de nous infiltrer derrière les lignes allemandes, d’y enfoncer. Un coin et ensuite d’élargir cette percée. Aussi, mes consignes étaient d’éviter de nous laisser accrocher, de contourner les points de résistance, sans s’arrêter, même pour faire des prisonniers, tâche de nos suivants. J’avais avec moi de nombreux agents de liaison que j’envoyais à chaque incident de parcours au commandant Kieffer. Nous traversâmes la Dives vers 10 heures du soir et commençâmes l’avance. Au début, nous entendions parler allemand. J’avais avec moi Scherer, un Alsacien qui me traduisait à mesure. Le moral ennemi sem­blait assez bas. On entendait des bruits de troupes ennemies en repli, des chuchote­ments, quelques coups de feu. Nous avan­cions assez rapidement malgré le terrain marécageux.

Le jour se leva rapidement alors que notre patrouille de tête arrivait au village de l’Epine. Le jour, notre progression était aléa­toire. Nous dépassâmes une petite colonne de chariots allemands chargés de mortiers. Les servants étaient invisibles. Comme les premiers éléments de troupes françaises arri­vaient, nous les laissâmes pour régler le pro­blème et nous continuâmes notre progres­sion. Un peu plus loin, nous dépassâmes trois soldats allemands occupés à faire du ter­rassement. Nous ne pouvions nous en occu­per, il fallait foncer. C’est là que notre ami Dorfsman, étant alors l’homme de tête, se trouva pris sous les feux de mitrailleuses. Je lui dis de continuer. Devant l’impossibilité que je constatais, nous essayâmes de contourner mais nous retombâmes sur d’autres mitrailleuses. Nous avions trouvé la ligne de résistance et ce fut ce jour-là la fin de notre avance. Elle avait permis de passer les marais et de déboucher dans un terrain plus propice aux évolutions.

Nous nous installâmes en position défen­sive pendant que les troupes françaises enle­vaient cette position de l’Epine. Le lieutenant Lofi s’illustra particulièrement lors de cet épi­sode.

Ce fut un de nos derniers combats, mises à part quelques difficultés à Pont-L’Evêque. Grâce à l’appui de la Brigade belge Piron qui combattait avec nous et grâce à leurs engins blindés qui trouvaient enfin un terrain pro­pice à leur manœuvre, nous arrivâmes à la Seine qui était le dernier objectif de la Bri­gade avant son transfert en Angleterre, où elle devait être rééquipée et préparée pour les phases suivantes de la guerre.

Nous restâmes quelques jours à Beuzeville, goûtant un repos bien gagné. Vers le 27 août, après la libération de Paris, comme nous étions au repos, le commandant Kieffer obtint pour nous l’honneur de venir défiler à l’Arc de Triomphe. Après quoi nous partîmes pour Angleterre. Nous eûmes droit à une permission en France ; pour certains, la pre­mière depuis 1940.

Enfin, vers le 15 octobre, toujours avec le n° 4 commandos britanniques, nous fûmes transférés en Belgique pour préparer la prise des îles de Walcheren, qui empêchaient la mise en service du port d’Anvers, déjà libéré. Ces opérations eurent lieu le 1″ novembre 1944 et furent un grand succès. Mais ceci est une autre histoire.

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