« LES BATAILLES OUBLIÉS DES FRANÇAIS LIBRES EN ÉRYTHRÉE DÉBUT 1941 »

par Didier Quentin
Député de la Charente-Maritime
Membre de la Commission des Affaires étrangères de l’Assemblée nationale
Membre de la Convention de la Fondation Charles de Gaulle

À l’approche du 80ème anniversaire de “la bataille décisive”, selon Pierre Messmer, de Massaouah, début avril 1941, où des Français libres et des Britanniques ont combattu victorieusement les Italiens, il semble intéressant de rappeler cet épisode de l’histoire de la seconde guerre mondiale, malheureusement un peu oublié…

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Je me suis rendu en Erythrée, en février 2019, avec une petite délégation de la Commission des Affaires étrangères de l’Assemblée nationale, conduite par sa regrettée présidente, Marielle de Sarnez.

Lors de la visite de Massaouah, ancien grand port de l’Erythrée sur la Mer Rouge, aujourd’hui ville fantôme en ruine, avec les vestiges du Palais du Négus Hailé-Sélassié et du consulat de France, notre ambassadeur nous a annoncé, tandis que nous contournions des bâtiments en triste état, une surprise… Nous découvrîmes alors une Croix de Lorraine !  Celle-ci témoigne du sacrifice des spahis de la France Libre, venus combattre dans ces sables aux côtés des Britanniques, lors des campagnes d’Afrique de l’Est.

Ce petit carré du souvenir, malheureusement mal entretenu, a suscité en nous quelques questions. Tout d’abord, qui étaient ces soldats « morts pour la France », dans cette partie du continent africain ? De même, dans quel contexte des Français sont-ils intervenus aux côtés des Britanniques dans ces campagnes de l’Afrique de l’Est ?

Celles-ci, de juin 1940 à avril 1941, ont vu les forces alliées, britanniques et françaises, déployées dans certains pays d’Afrique de l’Est, comme l’actuel Tchad, la Somalie Britannique ou Djibouti, venir attaquer des forces transalpines présentes en Somalie italienne, en Libye et en Erythrée.

Pour comprendre l’enjeu de ces évènements, il faut revenir à leur contexte global.

L’Italie, qui avait plusieurs fois vainement tenté de coloniser l’Ethiopie, avait décidé de l’envahir en 1935. Le 9 octobre de cette année, Mussolini proclame “l’Afrique orientale italienne”, réunissant l’ensemble de ses colonies africaines.

Une résistance s’est rapidement formée, prenant la forme de guérillas. Dès octobre 1935, quelques jours seulement après que l’Italie eut envahi l’Éthiopie, la résistance éthiopienne reçut une aide, depuis Djibouti. Dans le même temps, est apparu dans l’opinion publique française un mouvement pour la défense du droit et de la justice. Cette réaction constituait les prémices de l’intervention de la France, dès le début de la seconde guerre mondiale en 1939, dans le but de libérer l’Ethiopie de l’occupation de l’Italie, l’une des puissances de l’Axe. Cet engagement de la France dans cette région se concrétisera, d’un côté, par la première action militaire d’envergure des Forces Françaises Libres, et d’un autre côté, par le début d’une relation confiante entre le général de Gaulle et l’empereur Hailé-Sélassié.

Comme l’explique le lieutenant-colonel Gaston Palewski, dans la revue des FFL, des Français ont participé, dès le 10 juin 1940, à la campagne de l’Afrique de l’Est, notamment pour libérer l’Ethiopie et l’Erythrée des forces italiennes.

Deux épisodes de l’intervention française, aux côtés des patriotes éthiopiens, marquent les esprits, car ils ont eu lieu avant même l’appel du général de Gaulle du 18 juin 1940.

La mission du commandant Robert Monnier est la première. Cet ancien combattant de la guerre d’Espagne, aux côtés des Républicains, se donne comme mission d’organiser la résistance éthiopienne contre l’occupant italien. Il avait rencontré, dès le 8 juillet 1939 au Caire, Lorenzo Taezaz, représentant officiel d’Hailé-Sélassié, alors en exil en Grande-Bretagne, avec pour objectif de se rendre tous les deux au Soudan et d’organiser cette résistance.

Le deuxième épisode de l’intervention française en Ethiopie est illustré par une opération conduite, à partir de Djibouti, par le Capitaine Chedeville, commandant le Cercle de Dikkhil, qui met en place des envois clandestins d’armes et de munitions à la résistance éthiopienne.

Ces livraisons se poursuivirent, même après l’Armistice signé en juin 1940.

Mais, le rôle de la France prend réellement de l’ampleur, dans la fin de l’année 40. En effet, à cette date, le général de Gaulle décide de la première intervention des Forces Françaises Libres contre l’une des puissances de l’Axe, et celle-ci prend place sur le front éthiopien. Durant les mois d’octobre et de décembre 1940, des pilotes français, en provenance d’Aden, participent aux bombardements alliés sur les positions italiennes. Deux équipages perdent la vie, comme le rappelle une plaque commémorative dans l’Ambassade de France à Addis-Abeba.

Ensuite, plusieurs officiers français venus d’Afrique Equatoriale et du Proche-Orient, du Tchad et de Syrie, et leurs troupes coloniales, constituées principalement de Marocains et de Sénégalais, rejoignent les Britanniques, placés sous l’autorité du général Platt, pour conquérir l’Erythrée et l’extrémité septentrionale de l’Ethiopie, à partir du Soudan. C’est dans la reprise de Keren et de Massaouah dans la province d’Erythrée, que le rôle des Forces Françaises Libres a été le plus important.

L’engagement de celles-ci, avec la Brigade Française Libre d’Orient, commandée par le Colonel Magrin-Vernerey, dit Monclar, dans la campagne en Érythrée, est conforté par le Bataillon du Pacifique, ainsi que par des troupes de l’Afrique Equatoriale Française. La brigade est victorieuse à Kub-Kub, le 23 février 1941, premier succès français en Érythrée, puis lors de la bataille de Keren, le 26 février, et enfin à Massaouah, le 8 avril 1941.

La bataille de Keren est mémorable par la bravoure dont ont fait preuve les deux camps. En outre, elle représente un épisode décisif dans ces campagnes. Les paroles de l’historien britannique Compton Mackensie, l’un des spécialistes de l’armée impériale indienne, sont significatives :

« Keren fut l’une des batailles les plus dures, et il doit être dit que jamais les Allemands ne combattirent avec la même détermination que les bataillons italiens des troupes alpines, « bersagliers » et grenadiers de Savoie le firent à Keren…La propagande de guerre britannique dépeignait les Italiens comme des soldats ridicules… Les troupes coloniales, avant qu’elles ne cèdent à la toute fin de la bataille, se battirent avec valeur et détermination et leur loyauté fut un témoignage de l’excellence de l’administration italienne et de leur entraînement militaire en Érythrée ».

Cette bataille permet de débloquer la situation et de vaincre les Italiens. En effet, les villes d’Asmara, Addis-Abeba, et Massaouah, tombent la semaine suivante, respectivement le 1er, le 6 et le 8 avril. C’est alors que Pierre Messmer, engagé dans les Forces Françaises Libres, la décrit comme « la bataille décisive de l’Érythrée ».

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L’importance de ces campagnes et l’implication des Forces Françaises justifient que nous nous y attardions ici.

Les Britanniques envahissent l’Érythrée le 18 janvier 1941, avec la prise de Kassala, située à la frontière du Soudan. Rapidement, les 4e et 5e divisions d’infanteries indiennes, commandées par les majors généraux Noel Beresford-Peirse et Lewis Heath, avancent vers la ville d’Agordat. Ces troupes mettent en échec les Italiens le 1er février. A une centaine de kilomètre à l’est, Keren est située dans un passage hautement stratégique : à côté du ravin Dongolaas, seul passage qui permet d’accéder aux hauts-plateaux érythréens (Cf. cartes ci-jointes).

Lors de la journée du 2 février, des chars britanniques tentent de pénétrer dans la vallée Dongolaas, mais cette initiative est vite contrée par les Italiens, qui profitent de la situation du terrain pour provoquer un éboulement et ainsi freiner leurs ennemis. Jusqu’au 10 février, seulement des « escarmouches » sont enregistrées. Le 12 février, les Britanniques regroupent chars et véhicules blindés, pour tenter de prendre Brig’s Peak et Mont Sanchil, positions d’observation surplombant Keren. Néanmoins, cette attaque se solde par un échec et un renforcement des positions italiennes. C’est pendant ces deux mois que les forces françaises, présentes avec un escadron de spahis, combattent aux côtés des Britanniques, pour conquérir les hauteurs de Keren, l’un des derniers bastions italiens en Érythrée. Néanmoins, aucune des attaques n’est couronnée de succès.

Jusqu’au 15 mars, l’heure est à la réorganisation et à la planification stratégique : les troupes sont regroupées, pour permettre une meilleure approche. Elles sont désormais composées de 13 000 hommes, et sont renforcées par la Brigade Française d’Orient début mars 1941, après que le colonel Monclar eut pris contact avec le Brigadier Général Briggs, dès le 28 février.

La tendance s’inverse alors : à partir du 16 mars, les forces aériennes alliées sont supérieures à celles des Italiens. Malgré un échec dans l’attaque de l’Engliahrt le 17 mars, lors de laquelle les Français jouent un rôle notable, la route de Keren et de Massaouah est dégagée : le 26 mars au soir, une voie a été déblayée, afin de permettre le passage des véhicules blindés. Les premiers d’entre eux avancent au matin du 27 mars sous le feu ennemi. Rapidement, les blindés pénètrent dans Keren.

Sur la route, de nombreux Italiens sont faits prisonniers par la Légion étrangère française, et leur résistance cesse, tandis que Keren est prise, sans que le moindre coup ne soit échangé, le 28 mars, sur fond de repli italien jusqu’à Asmara*.

Le Général Saint-Hillier alors chef d’État-Major de la Brigade Française d’Orient, commandée par le colonel Monclar, a déclaré dans les années 1990, que les forces françaises « devaient triompher de conditions de vie particulièrement pénibles en Érythrée, pour remplir des missions périlleuses, face à un ennemi courageux, dans un terrain difficile et par un climat très rude… Il est regrettable qu’aujourd’hui encore, la France ignore ce qu’elle doit à ces ouvriers de la première heure ».

* à proximité de laquelle nous avons visité un cimetière britannique, parfaitement entretenu.

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Cette Croix de Lorraine de Massaouah symbolise donc le courage, l’engagement et la détermination, dont ont fait preuve nos soldats, lors de ces dures batailles.

Les Forces Françaises Libres ont, au total, perdu 150 hommes, durant les combats d’Érythrée et le rôle des FFL a été significatif dans la libération de l’Ethiopie, comme l’a exprimé le général de Gaulle, lui-même, dans ses “Mémoires de Guerre”, (page 183 de l’édition “Press Pocket”) :  “ J’allai passer avec elles les journées du 29 et du 30 mars. Un avion français m’ayant amené au terrain d’Agordat, je gagnai la région à l’est de Keren, où notre brigade, jointe à une division hindoue, formait la gauche du dispositif allié. Nos troupes étaient magnifiques. Après Kub-Kub, elles avaient pris une part notable à la victoire de Keren, en enfonçant et débordant le flanc droit des Italiens”, et il écrit quelques lignes après : “Au lendemain de ma visite, comme le Général PLATT déclenchait l’exploitation, le commandant de la brigade française entraîna son monde vers Massaouah, capitale et réduit de l’Erythrée”.

Ces batailles ont eu un impact symbolique pour les Français en lutte contre l’occupant, car ce furent les premiers succès militaires des Français Libres, quelques semaines après que le colonel Leclerc, le 2 mars 1941, eut enlevé aux Italiens l’oasis de Koufra, au sud de la Libye, et prononcé son célèbre serment : « Nous sommes en marche ; nous ne nous arrêterons que lorsque le drapeau français flottera sur la cathédrale de Strasbourg… »

Ainsi s’allumaient quelques lueurs d’espérance après la longue nuit noire de 1940. Elles illustraient la vision du général de Gaulle sur la nature de ce conflit mondial et lui permettaient de dire dans son message aux troupes du 14 juillet 1941 : « Soyons fermes, purs et fidèles ; au bout de nos peines, il y a la plus grande gloire du monde : celle des hommes qui n’ont pas cédé ».

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N.B. : En cette année d’anniversaire, j’exprime le souhait, en communion de pensée avec Marielle de Sarnez qui en avait eu l’idée, que cette Croix de Lorraine et l’espace qui l’entoure soient bien remis en état. Ces combattants des premières heures et des premiers succès doivent être pleinement honorés et leurs mémoires nullement oubliées !

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