NAPOLÉON : UNE AMBITION OU UN DESTIN ?

par Richard Stein
Membre de la Convention de la Fondation Charles de Gaulle

Tout le monde connaît le tableau d’Horace Vernet représentant Napoléon à la bataille de Wagram (sans doute pas son plus beau succès) scrutant depuis son cheval le champ de bataille à la lorgnette.

Je ne peux m’empêcher de penser que tous les subtils esprits qui rejettent l’héritage et le souvenir de l’Empereur le font en scrutant également sa vie et son œuvre avec une lorgnette. Mais par le petit bout !  En effet, quelles que soient les critiques formulées, parfois à juste titre, à son encontre, il parait inconvenant d’estimer qu’elles puissent réduire à néant la stature d’un des plus grands hommes de notre histoire.

Napoléon fut rustre et misogyne, ce qui était à la fin du 18ème siècle une particularité largement répandue.  Il rétablit l’esclavage en Guadeloupe (cette faute ne lui est d’ailleurs pas imputable totalement car le gouvernement y était favorable), ce qui à l’époque était vu comme une nécessité par les milieux du commerce (en particulier par l’Angleterre avec qui il venait de faire la paix) et il le regrettera plus tard au point de revenir dessus en 1815. L’exécution du duc d’Enghien est pour d’autres également rédhibitoire. Mais au regard d’un règne de 15 ans et face à son ampleur historique, il paraît hors de propos de tout ramener à sa sensibilité personnelle et de prononcer une condamnation définitive, qui d’ailleurs laisse pantois le monde entier.

Je ne parlerai pas de la relation qu’une minorité extrémiste entretient avec notre pays, sa civilisation et son histoire, ce qui la conduit bien sûr à un rejet horrifié de l’immense personnage, tant cet inquiétant courant de pensée semble dérisoire.

Deux critiques, le plus souvent formulées de bonne foi, doivent retenir l’attention : Napoléon a enterré la révolution et il a mis l’Europe à feu et à sang, faisant des millions de victimes.

La question de savoir si l’Empereur est l’héritier ou le fossoyeur de la révolution est un classique de la controverse historique. Comme toujours en histoire, la réponse ne peut être binaire. Héritier de quelle période ? De la convention montagnarde certes non. Mais justement ne sont-ce pas les thermidoriens qui y mirent fin ? Considérant la ruine du pays, les ravages de la terreur, ils ont estimé que les objectifs de la révolution étant atteints, il convenait d’établir une république « pacifiée ».

Or le régime s’est rendu compte qu’il n’était pas en mesure de conserver ce qui était considéré comme ses principaux acquis :

  • L’abolition de la société d’ordres et la sauvegarde des biens nationaux (acquis par la bourgeoisie) risquaient d’être remis en cause par un rétablissement possible de la monarchie (les événements de vendémiaire l’ont montré, Bonaparte sauvant alors le régime ?).
  • La possession de la rive gauche du Rhin était en grave danger devant le succès des armées ennemies.

Ce sont donc les thermidoriens, eux-mêmes, qui ont vu la nécessité de faire appel à un « sabre » comme unique moyen de sauver les acquis de la révolution. De ce point de vue, Napoléon en est bien l’héritier.

À l’évidence il faut nuancer ces propos au vu de ses décisions ultérieures : réduction progressive des libertés individuelles (ceci est propre à tout régime autoritaire), création de l’empire (même si la constitution de l’an 12 dispose en son article 1 que « le gouvernement de la république est confié à l’empereur des Français »), création d’une noblesse d’empire (sans pour autant rétablir une société d’ordres), et fondation d’une dynastie s’emparant de plusieurs trônes européens.

Nous l’avons vu Napoléon fut appelé pour éviter le risque d’une restitution des biens nationaux et garder la rive gauche du Rhin, c’était donc la légitimisation de sa prise de pouvoir, son mandat impératif. Ceci est capital tant le fait militaire écrase toute perspective quand on étudie l’Empire.

Il convient comme toujours, de bien prendre en considération les constantes géostratégiques des états. Jacques Bainville, un de nos plus grands historiens, excelle en la matière et il donne dans son magistral « Napoléon » les clés de la tragédie impériale.

  • Depuis la création du royaume de France toute la politique territoriale est axée sur une obsession : donner au pays des frontières naturelles (Pyrénées, Alpes, Rhin). Ainsi les révolutionnaires en étendant la possession de la rive gauche du Rhin de l’Alsace au port d’Anvers avaient le sentiment (justifié) d’avoir réalisé ce que le millénaire capétien n’avait pas été en mesure de conclure.
  • Autre constante géostratégique toute aussi impérative, mais pour les Anglais celle-là : ne pas avoir face à Londres une puissance continentale importante établie à Anvers. La cité considérait que ce port était « un pistolet pointé au cœur de l’Angleterre ». Castlereagh donne comme instruction lors des négociations : « considérez qu’enlever Anvers à la France, c’est, par-dessus tout autre objet, le plus essentiel aux intérêts britanniques ».

De cette incompatibilité fondamentale va naître un conflit de 20 ans qui sera sans issue pour la France à partir de Trafalgar pour se clore à Waterloo. Pendant toute cette période l’or anglais va financer les différentes coalitions européennes contre la France. Napoléon ne pouvant porter la guerre sur le sol britannique et ne pouvant abandonner Anvers n’a que deux solutions : trouver des alliances continentales (ce sera l’échec avec le tsar) et instaurer en 1806 le blocus continental pour ruiner l’Angleterre. Ce blocus, qui fut bien près de réussir, rendra nécessaires les deux seules guerres dont l’empereur prit l’initiative et porte la responsabilité : l’Espagne et la Russie. L’Espagne car la péninsule ibérique était un grand débouché pour Londres. La Russie car malgré une alliance de façade, le tsar considérait que le blocus était contraire aux intérêts de son pays.

L’empereur engage cette campagne avec comme objectif de contraindre le tsar à revenir dans son alliance. Pendant toute la guerre il espéra parvenir (il pensait encore pouvoir ouvrir des négociations depuis Moscou) à un nouveau traité de Tilsit. La duplicité d’Alexandre I, en réalité dès la signature de ce traité, sa fidélité à ses intérêts et ceux de son peuple bien compris, aboutiront au désastre que l’on connaît.

Ainsi Napoléon aura été contraint à cause de l’héritage révolutionnaire à une fuite en avant, sans issue depuis Trafalgar, qui est le fruit de la politique britannique bien plus que de sa propre ambition.

On ne peut totalement négliger le vertige provoqué par une puissance écrasante, mais en fait son organisation territoriale de l’Europe, l’installation des membres de sa famille sur des trônes ne sont que les conséquences de cet implacable engrenage.

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