UN ÉTUDIANT GAULLISTE EN 1968

par Bruno-Bourg-Broc
Membre de la Convention de la Fondation Charles de Gaulle

Cinq ans après les évènements de mai 1968, Pierre Viansson-Ponté écrit dans Le Monde du 3 mai 1973 : « il y a 5 ans, cinq ans déjà nous avons vécu la fin de tout un monde de confiance, de résignation, de révérence. La grande rupture est là. Mai 68 n’a pas fini de nous hanter ».

Cette analyse se révèle plus juste et plus sûre que celle qu’il avait développée dans le même journal le 15 mars titré « La France s’ennuie » et qui restera célèbre.

En mai 1968, je suis étudiant à l’Institut de Géographie rue Saint-Jacques et en histoire dans la vieille Sorbonne.

Est-ce un signe de l’ennui ? L’atmosphère universitaire est pesante et délétère.

On parle beaucoup dans les amphis. Le mouvement dit du 22 mars, s’est développé à Nanterre et on aborde les grands problèmes : l’urgence de la mixité dans les cités universitaires fait débat et la réflexion sur la nécessaire réforme de notre système éducatif génère articles, colloques et publications diverses.

Déjà un écrivain célèbre s’écriait à la veille de 1848 « La France s’ennuie », les conséquences en ont été connues.

Simplement, elle ne s’était pas assez ennuyée, les journées de juin en ont été écrasées.

Le 3 mai 1968, cette fois, en début d’après-midi, les appels à une réunion avec les étudiants de Nanterre dans la cour de la Sorbonne sont suivis d’effet.

En entrant dans la cour, dans une ambiance de kermesse, tracts et mégaphone aidant, je rencontre un des responsables de l’UNEF que je connais bien pour avoir souvent discuté avec lui, Philippe Claudel qui me dit sa joie et son credo : « De toute façon, rien ne sera jamais plus comme avant ». C’est la première fois que j’entends l’expression mais on l’entendra et on la lira bien des fois ensuite. On lira par exemple dans l’éditorial du bulletin de SNES du mois de juin, sous la signature du proviseur du lycée Saint-Louis qui a pu, de ses fenêtres, voir la progression jour après jour de cette idée « Désormais, qu’on se le dise, qu’on se résigne, qu’on s’aplatisse (c’est arrivé hélas !) cela ne changera pas grand chose : rien ne sera, ne se fera plus comme avant ».

Les slogans sont hurlés, de toutes parts et des groupes se forment dans tous les coins de la cour, faisant penser aux groupes qui se constituent à longueur de journée à proximité du palais des papes d’Avignon durant le mois de juillet.

C’est la fête ! C’est d’autant plus la fête qu’on vient d’apprendre que l’impasse entre les Etats-Unis et le Nord Vietnam est enfin surmontée. Le Président Johnson vient d’affirmer que la date du 10 mai et le choix de Paris comme lieu étaient acceptables par les Etats-Unis. En effet, quelques jours plus tard commenceront les entretiens de Paris.

Néanmoins, les flics sont tout autour de cette vénérable institution et ce n’est que vers 16h30 que l’on nous demande d’évacuer. Comme beaucoup, je cherche…et je trouve une issue qui permet de gagner la rue Saint-Jacques en échappant au contrôle d’identité.

Dans la rue, c’est la première manifestation de ma vie, se répandent les odeurs acres et prenantes des fumigènes et bombes lacrymogènes, et les cris et chansons divers, le florilège étant constitué par le fameux « CRS-SS » qu’on entendra bien des fois tout au long de mai jusqu’à tard dans l’été (la « libération » totale de la Sorbonne ne survient qu’aux alentours du 14 juillet).

Jusque tard dans la soirée, j’apprendrai à courir dans les rues du quartier latin mût davantage par l’expérience que constitue pour moi la manifestation que par le désir de réforme de l’Université.

Peut-être même pour moi – avec des copains – est-ce le désir de devenir, à bon compte, un héros.

La Sorbonne a fermé ses portes et nul ne sait quand elles se réouvriront.

Durant les deux jours suivants, le week-end, le quartier latin est visité plus que de coutume, beaucoup d’entre nous se réjouissent (quelle inconscience !) de la perspective d’un report des examens.

Lundi 6, les locaux universitaires demeurent fermés et des manifestations sont organisées ici et là pour demander leur réouverture en y ajoutant quelques revendications dont la liste et la variété est impressionnante.

L’Union de Reims qui a consacré peu de place aux manifestations du 3 mai titre le 7 « chaque jour qui vient nous verra donner une importance plus grande dans le journal aux évènements de Paris… et d’ailleurs) : les violences du quartier latin ont tourné à l’émeute, et précise qu’à l’heure du bouclage, vers 21h00, il y avait encore 10 000 manifestants dans les rues de Paris alors que d’autres manifestations ont eu lieu à Strasbourg, Orléans, Toulouse ».

Le même jour, mes parents me téléphonent pour me demander de rentrer à Châlons-en-Champagne où j’habite. Je répondrai à leur appel le 23 mai… Chacun des jours qui va suivre me verra – la Sorbonne fermée – baguenauder dans les rues du centre de Paris : Paris n’est pas une fête mais un spectacle !

Le 8, l’Union des Jeunes pour le progrès (gaulliste) où je viens de passer deux ans au bureau national tire son premier tract de mai : c’est du papier ronéoté mais il y a fort à faire pour le distribuer.

Je ne suis pas persuadé aujourd’hui que s’adresser à tous les étudiants sans distinction d’appartenance avec ce texte ait pu constituer un frein à l’agitation universitaire même si naturellement les principes proclamés restent d’actualité cinquante ans après :

« L’heure n’est plus aux querelles politiques. Il s’agit aujourd’hui de la démocratie et de l’anti-démocratie, de la liberté et de l’anti-liberté ».

Parce que nous nous situons du côté de la liberté et de la démocratie contre les partisans de la violence, nous vous demandons de démontrer avec nous que la jeunesse a un autre visage.

Signez avec nous :

– pour le dialogue à tous les niveaux

– pour la liberté de l’université

– pour des structures modernes à l’université

– pour une pleine et entière participation des jeunes.

La première réunion organisée par l’UJP a lieu à Meudon (il est des endroits plus dangereux) le mardi 8 et Robert Grosmann, le Président, déclare : « c’est la génération en place qui devra tout mettre en œuvre pour rendre confiance aux jeunes et leur enlever l’angoisse d’un avenir incertain aux débouchés compromis ».

Les 8, 9 et 10 sont consacrés aux débats dans les médias comme on dit aujourd’hui mais aussi dans les couloirs du pouvoir à la nécessité de rouvrir ou non les locaux universitaires fermés.

Persuadés qu’un geste d’apaisement de ce type serait de nature à faciliter le dialogue, mon ami Jean-Louis Bourlanges et moi nous rendons en fin de matinée du vendredi 10 chez Edmond Michelet, le ministre d’Etat. Je connais Edmond Michelet pour avoir un peu participé à sa campagne l’année précédente à Quimper et pour avoir organisé des débats avec lui notamment à la Mutualité où nous avions eu l’honneur d’un compte-rendu dans Le Monde sur les chrétiens dans la cité.

Immédiatement après que nous lui ayons donné nos arguments, il téléphone à Jacques Foccart en lui demandant de nous recevoir immédiatement « ce sont des jeunes qui ont des choses intéressantes à te dire ».

Rendez-vous est pris pour 14h30 où nous sommes reçus à l’heure pour 45 minutes et où notre exposé, celui de Bourlanges pour l’essentiel est parfois interrompu par Foccart qui prend quelques notes, apparemment séduit par la faconde de Jean-Louis. En nous raccompagnant avec onction il lance un laconique « Merci messieurs, je vous ai écouté avec attention mais vous savez, je ne suis que secrétaire général adjoint chargé des affaires africaines et malgaches. Dans ses mémoires, Jacques Foccart, après avoir signalé notre visite, écrit : « je me tiens informé autant qu’il est possible ».

Le vendredi soir, au diner à la maison diocésaine des étudiants, rue Madame où j’habite en plein quartier latin, nous convenons avec un copain, Bruno Ravanas, de sortir « voir les manifs qui sont projetées, les premiers échos violents et bruyants nous proviennent déjà de la rue Gay-Lussac où nous parviendrons difficilement avec la Panhard de Bruno que nous avons recouverte d’un drap blanc où nous avons dessiné une croix rouge avec un feutre dans l’intention de mener à bien notre expédition plus de voyeuristes que de secouristes que nous ne sommes pas. Munis d’un transistor branché sur Europe 1 dans lequel s’époumone Jacques Paoli, je crois, nous passerons une partie de la nuit entre barricades, barrages, contrôles de police dans l’ensemble du quartier latin entre le Panthéon où Daniel Roche mon prof d’histoire de seconde, futur professeur au collège de France, et mon « correspondant » quand je suis arrivé à Paris comme interne, hurle une déclaration improvisée et le square de l’Observatoire point de départ de l’épopée mitterrandienne.

Le matin, nous avons rendez-vous avec Jean-Louis Bourlanges pour apprécier l’ampleur des dégâts et rendre compte par téléphone – les portables n’existent pas encore – comme nous nous y étions engagés, à Edmond Michelet, soldat du Christ et de De Gaulle a suivi dans le détail tout ce qui s’est passé durant le mois de mai par des informateurs du terrain comme nous l’étions nous-même.

Nous gagnons la rue Cujas où se trouve la permanence de René Capitant dont je ne sais par quel hasard je possède la clef pour y baisser le volet métallique (la vitrine n’a pas encore été touchée) et pour téléphoner.

Baisser le volet métallique n’a pas été la moindre de nos difficultés et les deux « intellos » que nous sommes ont été « sauvés » grâce à l’intervention d’un jeune passant d’une douzaine d’années qui s’est révélé plus fort, plus habile et plus rapide que nous. Mission accomplie. Après notre entrevue téléphonique avec Quimper où Edmond Michelet officiait dans sa circonscription.

Le reste de la journée est occupé comme le dimanche à parcourir les rues du quartier et à s’indigner de l’ampleur des dégâts tout comme ce jeune couple qui longeait les cars de CRS et de gendarmes mobiles, avec un gamin de cinq ans qui lançait tel un perroquet : « C’est pas beau de battre les étudiants ». Le samedi soir, Georges Pompidou de retour d’Iran et d’Afghanistan prend la parole à 23h à la radio et à la télévision pour annoncer qu’il donne l’ordre de la réouverture de la Sorbonne.

Le lundi 13 mai, c’est la grève générale et le premier jour où la presse quotidienne régionale – l’économie est en cause – s’empare vraiment des évènements de Paris et des grandes villes de province.

Posté en spectateur en bas de la rue Soufflot, je regarde défiler pendant tout l’après-midi le cortège de plusieurs dizaines de milliers de personnes scandant de multiples slogans où prédominent les « De Gaulle démission » ou « Bon anniversaire mon Général ».

Vers 16h30, alerte ! Se dégage du flot où j’ai vu quelques-unes de mes connaissances et notamment mon aumônier d’Henri IV (plus le temps de mai s’écoule et plus les cathos se retrouveront nombreux dans les actions et manifestations, à l’écoute de Monseigneur Marty le nouvel archevêque de Paris qui vient d’affirmer « Dieu n’est pas conservateur »), un « camarade » c’est le cas de le dire, que j’ai connu à Henri IV et qui vient s’accrocher à ma veste, « c’est un gaulliste ». Je ne tiendrai mon salut qu’à la présence d’esprit de deux ou trois de mes voisins qui le remettent délicatement dans le flot qu’il avait quitté pour me « saluer ».

La réouverture de la Sorbonne n’a rien calmé du tout et les manifestations auxquelles se joignent de plus en plus de salariés du privé accueillent beaucoup d’enseignants et de fonctionnaires.

A Châlons ma ville, le 15 mai ce sont 3 000 manifestants (ce qui est beaucoup pour une ville de 50 000 habitants) qui défilent aux cris de « Peyrefitte démission », « de Gaulle va-t’en » et qui, dans une motion remise à la presse et aux autorités demandent « la création rapide de tous les établissements et des postes d’enseignants nécessaires, la satisfaction des revendications des étudiants ».

Excusez du peu !

Et d’ajouter « moins de CRS, plus de profs ».

Une date symboliquement importante, le 16 mai a lieu l’occupation de l’Odéon, date à partir de laquelle, avec ou sans artistes, ont lieu jour et nuit des débats sans fin souvent dans l’obscurité la plus complète, ce qui stimule sans doute la créativité ! Je participerai à plusieurs de ces débats dans les facs ou théâtres sans doute même, faut-il l’avouer, plus par la curiosité que par l’esprit de résistance ».

Parallèlement, à la demande du cabinet de Robert Poujade, secrétaire général de l’UDR, à qui j’ai proposé mes services, je suis chargé au siège du parti, 123 rue de Lille, de recevoir si j’ose dire le « tout venant » de visiteurs venus protester mais surtout encourager et faire des suggestions. Je recevrai ainsi quelques dizaines de personnes suggérant des manifestations (le 30 mai avant l’heure), le recours à l’armée, l’intervention des chars pour les moins modérés. Parmi ces visiteurs, je me souviens particulièrement d’un chef d’établissement scolaire de l’ouest de la France que je reverrai, par un pur hasard, un mois plus tard alors que je suis la voiture d’Edmond Michelet qui a animé la réunion dans une ville de Bretagne, mon chef d’établissement à la tête d’une meute plus agitée que lui encore et tentant de renverser la 404 dans laquelle nous nous trouvons.

Pendant que celle-ci est basculée dans tous les sens, le ministre en campagne me rassure : « N’ayez pas peur Bruno, j’en ai vu d’autres à Dachau ». Soit !

Le chef d’établissement précité était venu au siège du parti nous assurer de son soutien plein et entier…

Parallèlement aux évènements de la rue où je serai notamment le témoin devant le lycée Saint-Louis, d’une rencontre et d’un court dialogue qui fera l’objet de multiples photos entre Cohn-Bendit et Aragon, se poursuivent les réflexions sur l’avenir du système scolaire et universitaire. Une « commission des examens de la Sorbonne » qui s’est auto-instituée propose « pour ne pas pénaliser ceux qui ont immédiatement besoin d’un diplôme, une session d’automne destinée à sanctionner l’année 1967-1968 et dont les modalités seront déterminées par matière dans des commissions comprenant étudiants et professeurs ». Cependant, ajoute le tract sur lequel est ronéoté ce compte-rendu des « 13 et 14 mai », il est évident qu’une telle session serait subordonnée à la mise en œuvre concrète des mesures de réorganisation que nous proposons ».

On croit rêver ! On croit rêver encore quand on lit sur quatre colonnes dans le Figaro du 20 mai que le Professeur Raymond Las Vergnas est chargé par les étudiants d’assurer la marche de la Sorbonne, le doyen Durry ayant accepté, à la demande des étudiants, de prendre sa retraite avec quelques mois d’avance.

Au Palais Bourbon, le dépôt d’une motion de censure est annoncé dont la discussion aura lieu les 21 et 22 et à laquelle j’aurai la chance d’assister. Dans les tribunes du public, cela va sans dire !

Ce débat est retransmis en direct (c’est une première !) par France Culture et par la télévision dont le directeur M. Biasini approuve la suggestion des techniciens de l’ORTF. L’atmosphère est naturellement tendue et l’hémicycle est traversé d’interjections diverses et souvent limites. Georges Pompidou est particulièrement nerveux et on le voit par exemple arracher le micro des mains de Georges Gorse pour pouvoir répondre lui-même à l’interpellation de François Mitterrand.

René Capitant a annoncé qu’il abandonnait son mandat de député pour ne pas avoir à se prononcer sur la censure. Les fautes du gouvernement, estime-t-il, ont mis en danger le régime et le général de Gaulle lui-même.

Dans un hémicycle qui n’a pas encore été climatisé, la chaleur est à son comble à tous les sens du terme et particulièrement lorsque E. Pisani mandaté par la majorité annonce qu’il votera pour la censure suscitant mêmes des murmures très audibles dans les tribunes théoriquement astreintes au silence.

Je dine au restaurant de l’Assemblée nationale avec Jean Degraeve le député-maire de Châlons-sur-Marne et Robert Morillon, député d’Epernay, qui s’adresse à moi paternellement : « Je vous prends sous ma protection, ne craignez rien ». Pourquoi cette « protection » ? Parce que pour la première fois depuis le début des évènements les manifestants très nombreux du jour sont venus jusqu’au Palais Bourbon dont l’accès est moins difficile qu’aujourd’hui, l’expérience ayant dopé les services de sécurité !

Après le repas, nous essayons de sortir, en vain, empêchés par le service d’ordre de gagner la rue Aristide Briand. Mon « protecteur » communiste nous dit alors : Venez avec moi dans le jardin. Et de tenter alors une harangue à moins de 2 mètres des manifestants (les gardes républicains nous rapatrient très vite à l’intérieur) : « Mesdames, messieurs, je suis un homme du peuple et je défends le peuple ». Aussitôt les vociférations et les clameurs couvrent sa voix : « Menteur, pourri, tu gagnes 600 000 balles comme les autres ».

Finalement, nous ne pourrons sortir du bâtiment qu’après minuit où Jean Degraeve me ramène en voiture à Châlons, mes parents ayant exigé et obtenu cette fois mon rapatriement. « Quand nous arriverons à destination, nous irons vérifier que – il est presque quatre heures du matin – la permanence du PCF à trente mètres de mon domicile est ouverte et que les ronéos et photocopieuses marchent au maximum de leur rendement.

C’est donc à Châlons que je vais finir mon mois de mai chargé de tenir le magasin d’électroménager de mes parents où mon père a glissé dans la caisse une sorte de sabre permettant l’autodéfense (hum, hum) en cas d’intrusion malveillante à l’égard du conseiller municipal gaulliste qu’il est.

Les examens n’auront pas lieu. Donc en dehors du magasin, j’aurai tout mon temps pour suivre à la radio un peu, à la télé beaucoup, dans les journaux, les évènements qui localement se traduisent par des débrayages et quelques défilés.

Le discours télévisé du Général du vendredi 24 est unanimement considéré comme loupé et le week-end commencé par la mort du commissaire Lacroix à Lyon s’annonce tumultueux.

Je ne rappellerai pour mémoire que les accords de Grenelle et les manifestations à Charlety et un peu partout en France. Je ne ferai que rappeler les déclarations pour le moins inconvenantes et peu conformes à la démocratie de Messieurs Mitterrand et Mendès France. On a moins remarqué en revanche la multiplication des prises de position très nombreuses des chrétiens durant ce week-end de l’Ascension (le jeudi 23) : la paroisse universitaire (réjouissons-nous de discerner des requêtes de créativité et de liberté), l’ACO (que les travailleurs s’engagent dans les organisations ouvrières), le pasteur G. Casalis (des échos évangéliques dans les aspirations des jeunes). Des chrétiens créent un organe de liaison pour une « présence de la révolution à l’Eglise ».

65 curés et prêtres de la région parisienne font une déclaration : « Ce grand mouvement de solidarité paraît plus conforme à l’Evangile qu’un mode de consommation individualiste ».

La « disparition » mystère du Général et de sa famille dans la journée du 29 sème la panique dans les rangs les plus élevés de l’Etat et plonge dans le désarroi tous ceux qui, comme moi, suivent les évènements à la radio toujours depuis Châlons.

Le coup de tonnerre du discours du général de Gaulle, de retour de Colombey via Baden-Baden dans l’après-midi du 30 mai « booste la manifestation organisée par les comités de défense de la République (constitués depuis la fin de la semaine dernière) et qui regroupe selon les uns ou les autres de 500 000 à un million de personnes.

Bizarrement la tonalité des radios est tout autre dès le soir du 30 mai.

Que s’est-il passé à Baden-Baden ? Quelques récits, généralement de personnes n’y ayant pas été présentes, François Goguel ou Jacques Foccart par exemple le décrivant, mais les versions diffèrent quand on écoute l’amiral Flohic ou le général de Boissieu.

Devenu maire et député de Châlons, j’entendrai en comité très restreint la version du général Massu une trentaine d’années plus tard alors qu’il est venu fêter ses quatre-vingt- dix ans dans sa ville natale. Lors de ce déjeuner devant moins de vingt personnes où se trouvent quelques généraux et où le préfet a promis sa présence puis l’a décommandée puis l’a repromise puis définitivement décommandée, Massu se donne le beau rôle, appuyé par une épouse très convaincante en expliquant qu’elle a convaincu de Gaulle de la nécessité de rentrer à Paris pour reprendre les choses en mains.

Certes Massu a eu un rôle et de Gaulle s’est, comme il le dira lui-même plus tard, « ressaisi ».

Je n’ai pas pu aller à Paris pour participer à la grande manifestation, les transports sont restreints et la vigilance paternelle est de garde. Mes parents ont été inquiétés à la lecture de l’information quelques jours plus tôt selon laquelle le 81 rue de Lille où j’avais eu mon bureau a été plastiqué.

Deux jours après le raz de marée des Champs-Elysées, dans la Marne c’est à Châlons, Reims, Epernay que vont se dérouler trois manifestations de soutien à de Gaulle à l’organisation desquelles je participe activement notamment grâce à la section de l’UJP de Châlons qui compte plus de 100 jeunes de moins de 25 ans.

Le samedi 3 juin, ce sont 2 500 à 3 000 personnes qui défilent dans les rues de Châlons et l’Union relatera la présence de plusieurs centaines d’anciens combattants avec leurs décorations, de très nombreux ruraux avec une seule prise de parole, celle du président de la FDSEA, une gerbe déposée au monument aux morts, quelques cris « Vive De Gaulle », avec des doigts brandis en forme de V comme victoire.

A Epernay, la manifestation est un peu moins paisible puisque nous devrons venir à quelques dizaines – le seul coup de poing véritable de ma vie – délivrer Roger Crespin, premier adjoint au maire de Reims Jean Taittinger et futur député de la Marne « prisonnier » d’une poignée de contre-manifestants.

Je serai de retour à Paris pour participer à la manifestation organisée par l’Union des Jeunes pour le Progrès le mardi 4 du Trocadéro au Champ-de-Mars qui regroupe 50 à 60 000 jeunes et moins jeunes dont quelques vedettes et parmi elles Joséphine Baker qui m’impressionne beaucoup.

Parmi les slogans entendus : « Avec de Gaulle non au désordre », « Sans pavés on sait parler », « Révolution avec Ge Gaulle », « Waldeck au crochet », « Les cocos chez Mao », « l’UNEF a perdu ».

Bras dessus bras dessous avec Max Guazzini, le futur président du Stade français, au premier rang du cortège, j’apporterai ma contribution à ce florilège.

Quelques accrochages ont lieu avant la dissolution vers 20h00. Ils n’ont pas l’ampleur de ceux de mai.

Le lendemain mercredi 5, le Canard enchainé titre « Joli mois de mai quand reviendras-tu ?». Mai n’est pas terminé pour autant. Edmond Michelet m’a téléphoné et je pars à Quimper où je participerai jusqu’à la fin de juin à sa campagne électorale. Cette campagne électorale donne une très importante majorité à la majorité sortante. Faut-il s’en réjouir ? Oui d’une certaine façon, naturellement. La nuance semble cependant de circonstance car, c’est une constante historique que les majorités très larges sont rarement pérennes.

Mais si le mois de mai est fini, mai 1968 n’est pas fini. D’abord beaucoup de lieux publics ne seront accessibles que progressivement, beaucoup d’entreprises connaitront des grèves pendant de longues semaines, et l’édition va connaître un succès étonnant avec la publication de nombreuses brochures, de livres pendant des dizaines d’années et chaque anniversaire vivra la sortie de numéros spéciaux sur la « république libertaire » du quartier latin. La nouvelle université.

En septembre l’inoxydable Alain Duhamel, alors jeune et fringuant chroniqueur du Monde, publie une analyse des livres parus en soulignant que chacun est assuré de trouver dans cette liste le livre qui lui convient, surtout s’il le souhaite indulgent ou chaleureux pour le mouvement étudiant et ses alliés.

Le souffle de mai et en particulier le « souffle français » traverse l’Europe entière. Et pas seulement. Si les Allemands retiennent essentiellement de ce qui vient de se passer le conflit entre le « monarque » et ses sujets, la turbulence des jeunes opposés aux bourgeois et aux anciens combattants médaillés, les étudiants de l’université de Berkeley n’avaient pas attendu Mai 68 pour « contester », mais c’est par solidarité avec les étudiants français qu’ils ont arraché les premiers pavés américains.

Mai 1968, turbulences, remous, révolution ? Une chose est certaine, comme me l’avait dit mon camarade Claudel le 3 mai, « rien de sera plus comme avant. L’autorité de l’Etat a été ébranlée, l’université est repartie sur de nouvelles bases et on doit à la présence de De Gaulle et de Pompidou à la tête de l’Etat que cette révolte ne soit pas devenue révolution sanglante.

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