INTRODUCTION

S’il est bien un trésor que possède la Fondation Charles de Gaulle, c’est celui que constituent les témoignages des plus proches collaborateurs du Général, méthodiquement collectés dès le début des années 1970. A travers deux ouvrages (De Gaulle et le service de l’Etat, Paris, Plon, 1977, et L’Entourage et de Gaulle, Paris, Plon, 1979), tous deux développés sous le regard de Bernard Tricot, l’un des plus directs collaborateurs du Général à l’Elysée, se dessine avec précision une architecture de la pensée gaullienne et d’un certain art de gouverner, bref, ce qu’on pourrait qualifier de logiques premières de la Ve République. La relation de De Gaulle avec les grands commis de l’Etat, « la plus haute fonction dans l’ordre temporel » (discours à l’ENA, 1959) apparaît comme fondamentale, structurante, là où « seul l’Etat possède la capacité de repérer dans l’imbroglio des circonstances la place qu’occupent les intérêts suprêmes de la Nation », selon la formule de Nicolas Roussellier [1]. Plusieurs de ces proches collaborateurs du Général, Etienne Burin des Roziers, Bernard Ducamin, Maurice Couve de Murville, offrent des témoignages de première main sur cette vision dun Etat qui se veut porteur d’une vision stratégique. Le schéma semble clair : la puissance publique est déployée par ses serviteurs, dont de Gaulle respecte la continuité et écoute les avis [2]. Elle est animée par le pouvoir politique, qui définit une direction, une vision.

Cette « religion de l’Etat » chez de Gaulle est bien connue. Mais il ne s’agit pas ici d’en rester à des proclamations de principe, plutôt de plonger dans la « boite noire » du gouvernement : comment de Gaulle entretient-il ce lien avec la machine étatique ? Comment aimante-t-il les décisions, tout en respectant scrupuleusement les attributions des uns et des autres (« « C’est votre affaire », selon sa formule récurrente) ? Comment parvient-il à mettre cette administration en mouvement, au service d’une vision politique, sur le moyen et le long terme ? Paradoxalement, la Ve République est souvent présentée comme une reprise en main par le pouvoir politique de grands dossiers que, sous la IVe République, la Haute-administration avait pris sur elle de gérer, se substituant à des gouvernements instables et impuissants. Pourtant, ces témoignages ne racontent pas une « guerre » ou une « mise au pas » de la haute-administration, mais plutôt une forme de pacte de confiance implicite : une génération entrée au service de l’Etat au lendemain de la seconde Guerre mondiale met son savoir-faire et son énergie au service de la vision gaullienne, à laquelle elle adhère majoritairement. S’en suit, pendant quelques années du premier mandat, une très grande efficacité politico-administrative qui permet de lancer de grandes réformes, mais plus encore des programmes ambitieux.

À lire Bernard Tricot, Bernard Ducamin, Jacques Chabrun, Etienne Burin des Roziers ou d’autres, il est possible de percevoir comment cette efficacité a fonctionné au quotidien, par-delà la mythologie qui a pu ensuite entourer cette période, en décomposant le processus de décision dans divers domaines, mais aussi en éclairant la mise en application et le suivi des décisions. Plusieurs concepts fondamentaux se distinguent. Le premier est celui de confiance, indissociable chez De Gaulle de celui de responsabilité. Contrairement à l’image que certains lui renvoient, le Général n’apparaît nullement comme un président impérialiste et interventionniste, voulant à tout prix imposer sa griffe à chaque décision, ou se mêler de « micro-management ». De Gaulle apparaît respectueux des prérogatives de chacun, laissant ses ministres gouverner, renvoyant régulièrement chacun à ses attributions et donc à ses responsabilités, sachant donner du temps pour atteindre des résultats. Il n’y a chez lui nulle prétention à l’omniscience. En revanche, on retrouve comme ligne de force une capacité à aimanter les décisions stratégiques, prises en conseil des ministres ou en conseil restreint. Là se situe peut-être une première clé : De Gaulle fait confiance à des hauts fonctionnaires et à des ministres qui savent à quel niveau doivent se situer sa décision ou son orientation. Bien souvent, les instructions gaulliennes se résument à la formule « faire en sorte que… », qui définit finalement les marges de manœuvre de l’administration, des services des ministères : rendre possibles les conditions pour atteindre des objectifs donnés.

Le second concept clé, qui découle du premier, est celui des temporalités différentes de l’action publique que l’équilibre de la Ve République permet : ce concept se dégage nettement dans les témoignages de De Gaulle au service de l’Etat, au point de structurer l’ouvrage suivant, qui s’articule autour de l’examen des décisions de long terme, puis des décisions d’urgence prise en situation de crise. Bien évidemment, l’opposition entre les deux ne doit pas être schématisée : selon la définition donnée par De Gaulle dans le Fil de l’Epée, la décision de crise n’est possible et efficace que soutenue par une vision de long terme, qui permet soit de voir vite et clair dans un contexte mouvant, soit, pour le moins, de suivre dans ce contexte une ligne définie, et donc de garder une cohérence dans l’action. En ce sens, temps long et temps court ne revêtent pas chez De Gaulle l’opposition entre temps administratif et temps politique.

Mais la prise de décision relève aussi de choix (avec qui la prend-on ? En écoutant qui ? En prenant l’information selon quels canaux ?) et donc d’un cadre, d’une structure efficace et réactive, que la Ve République tend progressivement à mettre en place. On peut citer l’exemple du Conseil de défense, mis en place après le putsch d’Alger (1961), et dévolu à une décision rapide. Si la décision est, « en dernier lieu, d’ordre moral » [3] et qu’elle relève du Général (qu’elle engage), la question de sa préparation, puis de son suivi sont sans doute deux clés fondamentales de la refonte politico-administrative de la Ve République.

Le schéma semble donc cohérent : la question de la maitrise de la temporalité de gouvernement renvoie directement à un compromis implicite, mais majeur de la Ve République, celui de la réconciliation de la constitution politique et de la constitution administrative, mise en œuvre dès la Libération avec la création de l’ENA et l’ordonnance de 1945, puis parachevée par la mise en place des institutions de 1958. C’est d’ailleurs là le projet que de Gaulle énonce dès la Libération (le 25 juin 1944 devant l’Assemblée consultative provisoire : « Nous aurons à remettre sur pied, soit autour du gouvernement, soit localement, l’administration française, sans laquelle il ne saurait y avoir que désordre et confusion ») : la qualité et la dimension interministérielle réaffirmée de la Haute-Fonction publique constituent dès lors des piliers de la refondation.

C’est donc ce rapport au temps, et ce qui le porte, que l’on voudrait interroger ici. D’abord, dans la philosophie de gouvernement du Général : la question de la maitrise du rythme de l’action publique est fondamentale, la Ve République réintroduit le temps long du politique là où la IVe République l’avait aboli par l’instabilité ministérielle endémique, parfois compensée, de fait, par la permanence administrative. Mais nous souhaiterions également penser cette question gaullienne dans son rapport à l’Etat comme source de permanence, de stabilité, et comme garant des équilibres démocratiques, mais aussi comme dynamique, volontaire, de modernisation. C’est sans doute cette quête d’équilibre entre permanence et mouvement qui sous-tend la démarche gaullienne des premières années de la Ve République.   

Cette question touche aux débats actuels sur la crise d’efficacité et de vocation de l’Etat : pendant quelques années, De Gaulle trouve un point d’équilibre entre une volonté politique, tirée d’une vision claire et déterminée, et une administration mobilisée, mise en mouvement car elle adhère pleinement à ce projet modernisateur et met ses compétences à son service. Peut-être le débat actuel sur le rôle de l’Etat, peut-être les attentes immenses à son égard relèvent-elles d’une nostalgie inconsciente de cette période au cours de laquelle la France a su se réformer, et mettre les réformes au service d’objectifs ambitieux.

Ce schéma a certes été discuté, nuancé par certains historiens, et il faut évidemment se défier de tout point de vue hagiographique. Brigitte Gaïti [4]  définit ainsi la naissance de la Ve République comme un moment de rencontre entre la vision du Général et la soif d’action de jeunes hauts fonctionnaires frustrés par l’impéritie de la IVe République, parfois entrés au service de l’Etat avec les réformes de la Libération (création de l’ENA, nationalisation de la FNSP), puis déçus par les hésitations d’un Pierre Mendès France. Elle souligne aussi le caractère trop irréaliste de ce modèle, qui s’inscrit dans une « promotion de la cause bureaucratique » portée par des hommes comme Robert Marjolin, Etienne Hirsch, François Bloch-Lainé, Simon Nora ou Claude Gruson. Tous ont en effet en commun d’avoir témoigné, d’avoir donné une visibilité à ce temps long de l’administration, et d’avoir à leur manière souligné le tournant de 1958. Mais précisément, il n’en est que plus nécessaire de réfléchir à cette question : la Ve République a-t-elle été, pour un temps, cette cathédrale d’efficacité politico-administrative spécifiquement française, et sur quels piliers a-t-elle bien pu reposer ? Et sinon, à quoi a pu répondre la création de cette mythologie, l’exaltation de cette période par ses acteurs ? En vit-on encore dans notre conception du rôle et de l’action de l’Etat ?

Le contexte d’aujourd’hui n’est évidemment plus celui des années 1960 : le temps politique s’est considérablement accéléré, l’Etat est entrée dans un processus de réforme quasi constant depuis les débuts de la décentralisation (1982) et l’accélération de la construction européenne, la culture de service public classique s’est ouverte au New Public Management issu du monde de l’entreprise. Reste à réfléchir sur cette matrice gaullienne, sa logique interne, et peut-être ce qui demeure ou ne doit pas être négligé : le rôle de l’administration comme garant d’un certain équilibre démocratique, parce que son action s’inscrit dans une durée à la fois plus longue que le calendrier électoral, et parfois plus courte -par la nécessité de répondre aux situations d’urgence.

Cette table-ronde visait donc à partir du schéma gaullien, à le questionner, puis à tenter d’aborder certaines questions actuelles (le primat de l’immédiat, le sentiment de crise de l’action publique) à sa lumière : que reste-t-il des tuteurs gaulliens ? Comment définir la crise actuelle à la lumière de ceux-ci ? Nous avons dans ce but interrogé des acteurs du monde politique et des hauts-fonctionnaires, pour leur demander de témoigner de cette évolution en vertu de leur expérience. Il reste à espérer que cette table-ronde pourra contribuer à éclairer les débats actuels.

Frédéric Fogacci
Directeur des études et de la recherche de la Fondation Charles de Gaulle

INTERVENANTS

  • Hervé Gaymard, Président du Conseil départemental de Savoie, Président de la Fondation Charles de Gaulle
  • Marie-Hélène Bérard, Ancienne conseillère sociale auprès du Premier Ministre (1979-1981 ; 1986-1988), Administratrice civile à la direction du Budget, Présidente de MHB S.A
  • François Cornut-Gentille, Député de la Haute-Marne, ancien maire de Saint-Dizier, auteur de Savoir pour pouvoir, sortir de l’impuissance démocratique, Paris, Gallimard, 2021
  • Patrick Gérard, Conseiller d’Etat, Directeur de l’Ecole nationale d’Administration, ancien recteur de l’Académie de Paris
  • Arnaud Teyssier, Haut-fonctionnaire, Professeur associé à l’Ecole Normale supérieure, Président du Conseil scientifique de la Fondation Charles de Gaulle

[1] Nicolas Roussellier, La force de gouverner, Paris, Gallimard, 2016, p. 590

[2] « Le Général voulait que l’Etat fonctionne, que ses rouages se remettent en marche sans tarder, par conséquent que des hommes compétents soient en place et pour que chacun le comprit, il fallait marquer de la considération aux corps constitués, en tant que tels, et que tous ceux qui, à un titre quelconque, avaient charge d’un secteur d’activité au nom de l’Etat sentissent le devoir d’assurer leur responsabilité et qu’à ce titre ils fussent soutenus ». Michel Debré, « Le sens de l’Etat », Le Figaro, 16 novembre 1970.

[3] Selon la célèbre formule du Fil de l’Epée

[4] Brigitte Gaïti, De Gaulle, prophète de la Ve République, Paris, Presses de Sciences Po, 1998. En particulier pp. 262-303

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