JEAN FOYER, LE LÉGISTE DU GÉNÉRAL

par Georges Bergougnous
Professeur associé à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne

Qu’il me soit permis d’évoquer tout d’abord un souvenir personnel. Ce vendredi 3 octobre 2008, je suis dans mon bureau à la commission des Lois quand passe Pierre Mazeaud qui m’annonce le décès de Jean Foyer et me prie d’en informer son lointain successeur Jean-Luc Warsmann, pour lequel je prépare immédiatement un communiqué saluant l’illustre mémoire de ce légiste d’exception. Il devait prononcer sous la Coupole quelques jours plus tard une communication pour le cinquantième anniversaire de la Constitution, au titre de l’académie des sciences morales et politiques où il avait été élu en 1984, et ce discours est resté inachevé, mais on peut augurer qu’il n’eût pas été tendre avec les trop nombreuses réformes récemment introduites.

Trop tard entré dans l’administration de l’Assemblée pour avoir eu l’honneur de travailler avec lui, j’en conservais la mémoire du grand ministre de la justice qu’il avait été et du remarquable président de la prestigieuse commission des Lois, où sept années durant, il a assuré la préparation, dans ce four où se cuit le pain législatif, des textes les plus nombreux et les plus complexes.

Et pourtant, nombre de ses positions sinon de ses actions seraient propres à lui ôter tout crédit aujourd’hui : Qu’on en juge !

Défenseur avec conviction l’œuvre coloniale, tentant de faire vivre la Communauté et malgré tout conduit à faire voter le projet de loi constitutionnel qui prit acte de son décès avant de mettre en œuvre comme ministre de la coopération la politique africaine de la France, prenant, tout nouveau garde des Sceaux, la défense d’Edmond Jouhaud et trouvant un subterfuge juridique pour lui éviter d’être passé par les armes, créant la Cour de sureté de l’État, hostile à la pilule contraceptive, réticent face l’abaissement de l’âge de la majorité ainsi qu’à la réforme du divorce, adversaire sans concession de la loi de dépénalisation de l’avortement, son grand combat, – il deviendra président de l’association des juristes pour le respect de la vie et membre de l’académie pontificale Pro Vita – , opposant résolu aux réformes sociétales et économiques de la gauche et à la cohabitation, hostile à l’extension des normes de références du contrôle de constitutionnalité au préambule de la Constitution ainsi qu’à l’Europe juridique de la CEDH, dont il qualifie d' »injurieux » le contrôle par la Cour de Strasbourg de « nos hautes juridictions », ou encore auteur de l’exception d’irrecevabilité sur la loi de transposition de la directive communautaire sur la TVA , la première adoptée sous la Ve République. A côté de cela, un défenseur ardent d’une université mandarinale, qui se reprochera le vote en 1968 de la loi d’orientation de l’enseignement supérieur, un zélateur des langues anciennes qui parlait et écrivait le latin comme une langue vivante, un laudateur du chant grégorien qu’il pratiquait admirablement. Un notable conservateur, élu et réélu sans discontinuer sur une terre conservatrice, qui s’honorait de compter parmi ses aïeux des monarchistes – légitimistes naturellement – ou dans sa parenté des prêtres réfractaires exécutés durant la Terreur. Un grand chrétien, soutien fervent de l’Eglise catholique, même s’il regrettait qu’elle eût « viré à gauche », qui eut le bonheur de faire élire à l’Académie des sciences morales et politiques comme membre étranger le cardinal Ratzinger, futur pape Benoit XVI.

Quelle carrière ! À laquelle il a été maintes fois rendu hommage, tout particulièrement par le liber amicorum qui lui fut dédié en 1997 après qu’il eut pris sa retraite de l’Université et par un second ouvrage du même type, à la suite de son décès, In memoriam, en 2010, sans compter les éloges publics, comme celle du professeur Pierre Delvolvé qui lui succéda à l’Institut. Il faudra qu’un jeune biographe ou thésard s’attelle à l’étude de l’œuvre de cet exceptionnel juriste, parlementaire et homme d’État, légiste du XXe siècle, qui fêterait cette année son centième anniversaire. A quel moment propice sinon heureux de l’Histoire il put faire profiter les premières années de la Ve République de ses éminentes qualités, après avoir traversé courageusement les heures les plus sombres ! Recruté par ses maîtres qui « prêchaient la résistance », il participa au réseau Orion et à la libération de Paris. Il interrompit alors un moment le cursus honorum universitaire en devenant attaché au cabinet de cet autre grand juriste que fut René Capitant, ministre de l’Éducation nationale à la Libération.

Devenu agrégé de droit privé, également inscrit au barreau, il apporta, lors de la rédaction du projet de Constitution de la Ve République, son concours de juriste au ministre d’État, Félix Houphouët Boigny, qui recherchait, si on peut détourner la célèbre formule, un agrégé sachant le droit. Il participa ainsi à l’écriture de notre charte suprême, ainsi qu’à celle des lois organiques sur le Conseil constitutionnel et le Conseil supérieur de la magistrature. C’est alors que commença, engagée par hasard sous les auspices de Michel Debré, dont il était et demeura proche, sa brillante carrière politique. Par hasard, puisqu’il dut son accession au Palais Bourbon alors qu’il venait d’être élu suppléant de Victor Chatenay, à une erreur d’orthographe sur le nom du titulaire brièvement promu ministre ; l’erreur fut vite corrigée, mais valut en compensation à l’intéressé une nomination au Conseil constitutionnel, ce qui permit au jeune suppléant – il a alors 38 ans – de le remplacer à l’Assemblée nationale. Il participera ainsi, comme orateur du groupe UNR, aux travaux préparatoires d’un des premiers grands textes de la législature, la loi Debré sur l’enseignement libre, qui répondait assurément à ses vœux les plus profonds.

Il est appelé ensuite au Gouvernement, proposé par Michel Debré et adoubé par le Général au terme d’une audience dont il garde le souvenir de « l’extraordinaire grandeur de la simplicité dans ce sacrement ». Il est nommé secrétaire d’État chargé des relations avec la Communauté, accompagnant l’accession à l’indépendance des États issus de la colonisation dans les frontières dont ils héritèrent, préparant et concluant avec eux des accords d’assistance technique, mais dressant bientôt le constat de décès de la Communauté, dont prit acte la révision constitutionnelle du 4 juin 1960, la seule intervenue en application de l’article 85 de la Constitution. Il devient alors en mai 1961 ministre à part entière, chargé de la coopération, sujet emblématique des relations entre la République naissante et ses anciennes colonies.

Après ces premières armes gouvernementales, au cœur sinon d’un domaine qui n’a jamais existé en tant que tel, mais d’affaires réservées, justifiant la confiance que le Chef de l’État avait placée en lui, il accède, là encore quelque peu par hasard, à la prestigieuse Chancellerie, le MRP Pierre Pflimlin ayant décliné un poste non seulement délicat mais à maints égards dangereux ; Jean Foyer y recevra des menaces de mort et la maison de sa mère sera incendiée. Une fonction qu’il occupera durant cinq ans, soit la plus longue durée de toute la République et à laquelle il s’identifia parfaitement.

La tâche était rude ; il s’agissait rien moins en effet que de pourchasser et d’éradiquer le terrorisme, et de mettre sur pieds les juridictions d’exception propres à en assurer la répression, ce qu’il fit avec détermination, mais non sans mal, car les écueils furent nombreux, de verdicts contradictoires prononcés contre les généraux félons par le Haut tribunal militaire, à l’annulation par le Conseil d’État de l’ordonnance créant la Cour militaire de justice par l’emblématique arrêt Canal, quelques semaines après l’attentat du Petit-Clamart, en passant par les sombres auspices entourant la création de la Cour de sureté de l’Etat et les méandres de l’affaire Ben Barka. Son parcours ministériel ne s’achèvera pas place Vendôme, puisqu’il occupera quelques mois le ministère de la santé publique, sous la présidence de Georges Pompidou, le temps d’y manifester son hostilité à toute libéralisation de l’avortement, alors que se déroulait le célèbre procès de Bobigny.

Son œuvre essentielle, c’est donc à la Chancellerie, puis à la commission des Lois qu’il l’accomplit. Et cette œuvre est immense. Disposant de la stabilité dans ses fonctions ministérielles, et plus généralement des institutions qu’il avait contribué à façonner comme du soutien d’une majorité solide, il put mener à bien de grands chantiers législatifs, caractéristiques des ouvrages de rénovation profonde des débuts de la Ve République.

S’entourant des meilleurs collaborateurs, notamment François Terré ou Pierre Mazeaud qui le rejoignirent à l’Institut, associant à son travail des juristes d’exceptionnelle qualité comme le Doyen Carbonnier ou le Doyen Cornu, Jean Foyer s’attaqua aux monuments du droit.  Mais plutôt que d’entreprendre une refonte du principal d’entre eux, qu’il comparait au château de Versailles ou à la cathédrale de Reims, c’est par pans successifs qu’il réforma le code civil : la tutelle et l’émancipation en 1964 ; les régimes matrimoniaux en 1965 ; l’adoption en 1966. Puis, alors qu’il était devenu président de la commission des Lois, ce fut le tour de la protection des incapables majeurs en 1969, des successions et libéralités en 1971, de l’autorité parentale et bien sûr de la filiation en 1972, qu’il rapporta lui-même pour faire adopter par une majorité rétive ce qu’il considérait comme « le minimum de l’inéluctable ». Parallèlement, furent conduites les réformes du code de commerce, et parce qu’elle ne se prêtait pas à l’y intégrer directement, la monumentale loi sur les sociétés commerciales, forte de cinq cents articles, et qui fut promulguée en 1966, 99 ans après la première loi du genre adoptée sous Napoléon III. De même furent rénovés le statut de la copropriété en 1965 et celui de l’indivision dix ans plus tard. Enfin, parce que sur son conseil en 1958, la matière avait été placée hors du champ du domaine de la loi, le code de procédure civile fut entièrement refondu par décret à son initiative, après les travaux d’une commission dont il prit la présidence. L’organisation judiciaire ne resta pas en retrait. Si l’essentiel avait été fait sous le gouvernement du Général alors que Michel Debré gardait les Sceaux, par la suppression des justices de paix, la création des tribunaux d’instance et de grande instance, et le repyramidage de la magistrature, il revint à Jean Foyer de procéder tant à la réorganisation de judiciaire de la région parisienne qu’à la nationalisation des greffes. Et si la matière pénale parait moins riche, la raison en est que le code d’instruction criminelle venait de faire place au code de procédure pénale et qu’il fallut attendre la dernière décennie du XXème siècle pour que fût adopté le nouveau code pénal.

Cette œuvre de légiste, engagée résolument place Vendôme se poursuivit donc lorsqu’il remplaça à partir de 1968 son ancien maître, René Capitant, à la présidence de la commission des Lois, tandis que ce dernier devenait garde des Sceaux. Jean-Louis Pezant, qui y fut son plus proche collaborateur, avant d’être Secrétaire général de l’Assemblée, puis membre du Conseil constitutionnel, a décrit dans le livre d’hommage publié en 2010 cette période bénie que furent les premières législatures de la Vème République, à rebours de la présentation qui en est habituellement faite, et qu’il n’hésite pas à qualifier d’âge d’or législatif. La loi était l’activité cardinale du Parlement et l’Assemblée comptait bon nombre de députés législateurs. Les textes connaissaient peu d’amendements, dont l’usage restait modéré et qui avait effectivement pour but de les améliorer, non de les dénaturer par des ajouts sans rapport avec le projet ou la proposition, ou d’en retarder, sinon d’en empêcher, l’adoption, en devenant le moyen d’obstruction par excellence. En matière constitutionnelle, la « doctrine Foyer », selon laquelle le cadre du projet en discussion est déterminé par son intitulé, par son exposé des motifs et par son dispositif, conduisit d’ailleurs à prononcer l’irrecevabilité des amendements hors du champ de la révision lors de l’examen du projet sur le quinquennat de 1973, mais la digue de l’irrecevabilité dut céder rapidement, ne serait-ce que parce que le Sénat ne l’appliqua pas. Une fois passées les premières lectures, la navette se limitait aux dispositions restant en discussion, conformément à la pratique traditionnelle de « l’entonnoir  » qui avait été codifiée dans les règlements et donc déclarée conforme par le Conseil constitutionnel en 1959 avant que ce dernier, revenant sur cette approbation, ouvrît la boite de Pandore par une jurisprudence hasardeuse, puis, conscient de cette erreur, la refermât progressivement à partir de 1998. Les mécanismes du parlementarisme rationalisé n’étaient pas dévoyés, que l’on songe à l’usage limité de l’article 49, alinéa 3, employé comme le Constituant l’avait envisagé, pour contraindre une majorité chancelante et non pour répondre à l’obstruction de l’opposition, puisque celle-ci n’existait pas, du moins jusqu’aux débats sur la loi sécurité et liberté.

Dans un tel contexte, la haute figure de son président ne pouvait que conférer une aura particulière à la commission de législation, d’autant plus qu’il la renforçait, si besoin en était, par son activité universitaire et que, bénéficiant de l’exception aux règles d’incompatibilité de l’article LO 142 du code électoral, il ne cessa jamais d’enseigner. Jean Foyer a exposé dans une contribution aux mélanges offerts au professeur Pierre Avril comment il avait conçu et exercé ces fonctions souvent méconnues, mais essentielles au sein d’une assemblée parlementaire, a fortiori lorsque la Constitution en a drastiquement limité le nombre. En soulignant qu’entouré de « collaborateurs d’exception, (il) eu(t) l’avantage d’être assisté par des administrateurs choisis parmi les meilleurs du corps, auxquels (il) pouvai(t) faire une confiance totale », il a d’ailleurs dressé dans ses mémoires le plus bel éloge de la fonction publique parlementaire. On comprend mieux qu’aussi pénétré de l’éminence de la fonction législative, il ne pouvait qu’être opposé à la montée en puissance des contrôles juridictionnels, qu’ils soient constitutionnels ou conventionnels, pesant désormais sur la loi, tant il demeurait fidèle au discours préliminaire du code civil de Portalis : « La jurisprudence se forme sous la surveillance du législateur ».

Pour autant, il sut faire flèche de tout bois, se référer au préambule de la Constitution ou à la Convention européenne des droits de l’homme, et faire usage de la toute nouvelle possibilité de saisine du Conseil constitutionnel, afin de contester la loi sur l’IVG en 1974, quelque affection qu’il portât à Simone Veil qui avait travaillé avec lui à la Chancellerie, ou plus tard la loi sur les nationalisations. S’il se montra partagé face aux autres réformes de société de la démocratie libérale avancée, comme en témoignent son refus en 1975 de la loi sur la réforme du divorce, mais aussi son soutien à la grande loi informatique et liberté de 1978 dont il fut le rapporteur, il devint ensuite un opposant actif et résolu aux réformes de la nouvelle majorité à partir de 1981, en usant contre elles de toutes les armes de la procédure parlementaire. C’est lui qui s’attira cette réplique devenue célèbre lancée par le député Laignel : « vous avez juridiquement tort car vous êtes politiquement minoritaire », ce qui est en définitive une forme d’hommage rendu à sa science, tant la démonstration ne pouvait souffrir d’autre critique que strictement politique.

Voici le juriste dont le Général sut s’attacher la fidélité, ce qui est d’autant plus méritoire que la tâche n’était pas a priori aisée. Non que le raisonnement juridique lui fût étranger, mais davantage parce qu’il ne plaçait pas le droit la régularité juridique au sommet des exigences. En témoigne la phrase que Jean Foyer rapporte comme incipit de ses mémoires : « Souvenez-vous de ceci : il y a d’abord la France, ensuite l’Etat, enfin, autant que les intérêts majeurs des deux sont sauvegardés, le Droit ». Il dut ainsi « surmonter ses scrupules », selon les termes mêmes du Général, pour se rallier à la procédure de l’article 11 sur l’élection du Président de la République au suffrage universel direct, que la communauté des juristes, toutes institutions confondues, regarde comme non conforme au texte de la Constitution.

Fidèle tout au long de sa vie à ses racines, à ses convictions et aux hommes qui avaient décelé ses exceptionnels talents – en témoigne son soutien en 1981 à la candidature de Michel Debré qu’il savait sans espoir – c’est ce gaulliste de fidélité qui, à la suite de ses compagnons André Malraux, Gaston Palewski, Geoffroy Chodron de Courcel, Pierre Messmer et Jean Simon, fut logiquement conduit à présider l’Institut et la Fondation Charles de Gaulle de 1997 à 2001.

Pour aller plus loin :

  • Jean Foyer, « Sur les chemins du droit avec le Général, mémoires de ma vie politique, 1944-1988 », Fayard, 2006
  • « Jean FOYER, Auteur et législateur », Mélanges Jean Foyer, PUF, 1997
  • « Jean Foyer, In memoriam », LITEC, 2010
  • La vie et les travaux de Jean Foyer par M. Pierre Delvolvé, sur le site de l’Académie des sciences morales et politiques, https://academiesciencesmoralesetpolitiques.fr
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