LA FRANCE ET LA MER JOLIE

par Philippe de Saint Robert

L’ouvrage que Richard Labévière [1] vient de consacrer à la politique maritime de la France est fondamental. Dans sa préface, Jean-Pierre Chevènement définit bien le sujet : «  Reconquérir notre indépendance par la mer, comme le suggère Richard Labévière, est une idée stratégique de premier ordre. Mais ayons le courage d’aller jusqu’au bout : elle bouleverse l’ordre de nos priorités politiques tel qu’il résulte de nos choix politiques depuis quarante ans. » La question est bien de savoir si la France veut rester une puissance mondiale au XXIe siècle, alors que tant d’indices appellent notre attention sur son déclassement.

L’auteur pose le dilemme : « Face aux abandons successifs de souveraineté et aux nouvelles menaces qui s’accumulent, la mer et les océans représentent pour notre pays une nouvelle et fantastique opportunité de reconquête, de souveraineté et d’indépendance nationales. La France devrait s’imposer aujourd’hui comme l’une des puissances maritimes majeures. Elle en a tous les atouts. » C’est un domaine que nous défendons mal faute d’avoir une vision géostratégique du monde, comme en témoigne la légèreté avec laquelle nous nous sommes laissé marginaliser dans la rade de Djibouti, où la Chine ne cesse de nous pousser dehors. Joint à cela l’avenir incertain de la Nouvelle-Calédonie, où nous avons laissé s’organiser des consultations à répétition dont la rédaction même est une incitation à nous quitter. En résumé : « Voulez-vous l’indépendance ? » – un chef d’œuvre de la consternante gouvernance de feu Michel Rocard.

Richard Labévière exhume un rapport capital établi pour le Sénat en 2012, qui pointait que : « La mondialisation a accru l’importance stratégique des enjeux maritimes », et que « la maritimisation des enjeux économiques implique un rôle et une concurrence accrus des États en mer. » Bien sûr, pour que la France conserve une prééminence, il faut qu’elle puisse sécuriser ses activités maritimes. On pourrait penser que le Secrétariat d’État à la mer récemment créé serait dédié à ce problème, mais il apparaît qu’il s’occupe surtout de la pêche commerciale dans la Manche. Mais même dans ce domaine de la pêche, nous avons accumulé retards et handicaps, accrus par les effets du Brexit, très mal négocié.

Bien entendu, notre domaine maritime est étroitement lié à nos souverainetés ultra-marines, qui ne font malheureusement objet de la part de nos gouvernements successifs que d’une attention très relative. Il faudrait également adapter notre Marine aux enjeux de l’économie maritime liée au chaos des mondialisations en tout genre, et que celle-ci soit autre chose qu’une variable d’ajustement du budget de la Défense.

La démarche de Richard Labévière se structure autour d’une analyse approfondie des enjeux stratégiques qui contrarient les anciennes analyses héritées du temps de la guerre froide. L’auteur montre en particulier que l’ambition hégémonique de la Chine, qui passe précisément par la maîtrise des mers, rend obsolète la vieille adversité héritée d’une politique des blocs nous attardant à s’en prendre à la Russie, alors que celle-ci devrait être un partenaire naturel de l’Europe occidentale en vertu du vieux projet « de l’Atlantique à l’Oural » dont le général de Gaulle avait jeté les bases alors que l’Union soviétique existait encore. Il semble que nous fassions l’impasse sur ce projet pour la seule raison que les Américains ne l’acceptent pas. « Faire de la Russie de Vladimir Poutine, remarque l’auteur, la deuxième menace qui défie la France et l’Europe après le terrorisme ne contribue pas à une évaluation réaliste des rapports de force qui concerne la défense de notre pays et de l’Union européenne. Depuis la chute du Mur de Berlin et la désastreuse séquence Eltsine, la Russie a perdu près d’un tiers de son territoire et de sa population. Le Pacte de Varsovie a été immédiatement démantelé, tandis que l’OTAN s’est renforcée, intégrant les anciens pays de l’Est les uns après les autres en redéployant des systèmes de missiles, d’observation et de renseignement et plus récemment les troupes au sol contre … la Russie justement. »

Pour Richard Labévière le vrai danger qui nous menace est celui créé par la nouvelle Chine et à cet égard, les querelles inutiles que nous menons ailleurs, le plus souvent à la traîne des États-Unis, desservent notre capacité à faire face à l’expansionnisme chinois qui n’a peur de rien et manœuvre pour attirer à soi la Russie, l’Iran, l’Asie centrale, l’Afrique… « Le 13 avril 2018, le président Xi Jinping passe en revue la marine de l’APL (Armée populaire de libération) à Sanya. (…) À cette occasion, il affirme que ‘‘la nécessité pour la Chine de construire une marine forte n’a jamais été aussi urgente qu’aujourd’hui.’’ » L’auteur nous donne une description inquiétante de l’arsenal maritime chinois tel qu’il se développe.

Richard Labévière se réfère également à l’ouvrage des colonels Qio Liang et Wang Xiangsui qui ont publié une thèse fondamentale sur La Guerre hors limites [2]. En conclusion de leur manuel, les deux officiers chinois écrivent : « Pour la guerre hors limites, la distinction entre champ de bataille et non-champ de bataille n’existe pas. Les espaces naturels que sont la terre, la mer, l’air et l’espace sont des champs de bataille (…) La guerre peut être militaire, paramilitaire ou non militaire ; elle peut recourir à la violence et peut être aussi non violente ; elle peut être un affrontement entre militaires professionnels ainsi qu’un affrontement entre les forces émergentes principalement constituées de civils ou de spécialistes. Ces caractéristiques marquent la ligne de partage entre la guerre hors limite et la guerre traditionnelle, et elles tracent la ligne de départ des nouvelles formes de guerre. » Nous voilà prévenus. A la différence des Occidentaux et de feu l’Union soviétique, la Chine ne cherche pas à imposer ni à exporter son système de gouvernement, mais à s’assurer d’une expansion économique qui entraîne une mainmise généralisée sur les espaces conquis.

Richard Labévière poursuit : « Nous avons longuement expliqué les conséquences de l’affirmation d’un empire maritime chinois. En moins de quatre ans, Pékin a produit un tonnage équivalent à celui de la totalité de notre Marine nationale, soit plus de 89 bâtiments. » Nous savons que la menace la plus actuelle et la plus apparente se situe autour de l’île de Taïwan (Formose), revendiquée par la Chine continentale. Or, les maladresses avec lesquelles Pékin a mis fin aux obligations liées au traité sino-britannique concernant Hong Kong ont bien évidemment conduit Taïwan à se replier sur elle-même aux dépens de toute réunification avec la Chine continentale. Ce conflit engage directement les États-Unis à une confrontation directe avec la Chine et pourrait donc s’envenimer.

Pour Richard Labévière, « La France dispose à la fois du deuxième espace maritime et du premier espace sous-marin de la planète, ainsi que de l’une des premières Marines militaires » ; il s’interroge : « À l’horizon 2050, notre pays sera-t-il en mesure de conserver ces atouts considérables en assurant la permanence à la mer de son Groupe aéronaval, c’est-à-dire en disposant au moins de deux porte-avions ? »

Bien au-delà de son analyse de la géopolitique des océans, Richard Labévière nous livre avec cet ouvrage une véritable doctrine gaulliste de notre défense nationale.

P.S.R.

[1] Richard Labévière, Reconquérir par la mer, La France face à la nouvelle géopolitique des océans, éditions Temporis, 2020.

[2] Éditions Payot & Rivages, 2003.

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