L’APPEL DU 18 JUIN 1940

par Jean-François Kahn
Journaliste et essayiste

Extrait de la revue Espoir n°161 (été 2010)

Dire non est parfois une façon de dire oui. En réalité, c’est, à des moments clés de l’histoire de nos civilisations, la seule façon de dire oui.

Le 18 juin 1940, le général de Gaulle bouscule la conception empirique – ou pragmatique – de l’histoire en refusant la pseudo réalité de la seule dynamique perceptible, c’est-à-dire en disant non à l’apparence.

L’Allemagne a certes gagné la bataille, mais il est inéluctable qu’elle perdra la guerre. Il n’exprime, en l’occurrence, ni un souhait ni une espérance, mais une certitude. Ce qui, aux yeux des sages, des réalistes, des opportunistes ou des cyniques, ne peut que le faire passer pour un fou. Et il est fou, en effet, comme Galilée quand il prétend que la terre tourne sur elle-même alors que personne n’a jamais la tête en bas. Il doit l’être puisque rien de ce qui se passe effectivement ne conforte l’analyse, par lui assénée, de ce qui – forcément – se passera. Puisque, déjà, il a décidé de substituer à un réel observable et mesurable un réel de rechange qui n’existe que dans sa tête, comme la « loi d’inertie » n’existait que dans la tête de Galilée. La France vaincue ? Non, puisque réincarnée en lui, elle a réussi à échapper à l’anéantissement ; à franchir le Channel : « Rome n’est plus dans Rome, elle est toute où je suis ». C’est-à-dire à Londres. A un constat qu’il nie – ou plutôt qu’il récuse – de Gaulle oppose une anticipation qui ressemble à une hallucination. C’est vrai, la France est défaite, écrasée, envahie, dépecée, désarmée, déshonorée, sans ressort, tout acquise à celui qui lui explique que sa régénérescence passe par l’acceptation passive de la juste punition venue du ciel. L’Europe est allemande. La modernité fasciste a eu raison de la ringardise libérale-démocrate, dont la République tricolore était l’un des fleurons. Le vieux monde croule. Qui peut faire obstacle à l’ouragan du devenir ?

Les dominos sont tombés les uns après les autres. Aveuglant est le sens de l’histoire ; l’Europe est allemande. Staline lui-même en a pris acte. Il a tendu la main à Hitler. Reste l’Angleterre qui, pathétiquement, s’accroche à la seule bouée qui lui reste : son insularité. Une goutte de terre dans l’océan. Et la mer monte. Aucune chance. Cessons, dit l’homme « raisonnable » de nous accrocher à nos archaïsmes. C’est le train du futur qui vient de nous passer sur le corps. Il suffit d’ouvrir les yeux, de comparer leur efficacité à notre débandade, leur technicité planifiée à nos impuissances improvisatrices, leur ordre à notre inorganisation, leur discipline à notre laisser-aller, leur foi à notre jemenfoutisme, leur exigence à notre laxisme.

La page ouverte en 1789 a été tournée. Les derniers feux de la philosophie des Lumières s’éteignent dans la pénombre crépusculaire de l’humanisme finissant. Revanche de la volonté de puissance sur le relativisme sceptique. Schopenhauer l’emporte sur Voltaire et les siens. Or, miracle, c’es l’homme qui serait peut-être par nature, par caractère, le plus susceptible de penser de cette façon, de ressentir, sinon d’assumer ce retournement, de rationaliser cette dynamique-là, qui va e récuser le plus radicalement les évidences en lui opposant un non d’acier.

Donc, le non de De Gaulle exorcise. Il dissout. Il dit au réel cette chose inouïe : qu’il se trompe sur lui-même, qu’il se prend au piège d’une apparence qui ne reflète en rien son essence, qu’il est un faut réel, comme il y a des faux dieux : une ruse du diable.

Le non du général de Gaulle, alors, est un non qui dénie.

Mais, en cela, c’est aussi un non qui projette.

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