LE 18 JUIN 1940

par Michel Rocard (1930-2016)
Ancien Premier ministre

Extrait de la revue Espoir n°161 (été 2010)

La première fois qu’il me fut donné d’entendre son nom, ce fut le 22 ou le 23 juin. Ma mère, qui avait écouté la radio de Londres survint en courant dans le jardin de la maison de Saintonge où mon père avait mis sa famille à l’abri avant de disparaître le 14 juin : « les enfants, le général de Gaulle est à Londres ! C’est certainement là-bas que papa est parti ! ».

A l’époque, c’était une erreur, ou plus exactement une anticipation.

Qu’importe ! Je n’avais pas dix ans. Quand un nom entre de cette manière dans la vie d’un enfant, il ne risque pas d’en sortir jamais, ni de perdre sa couleur première.

La figure du général de Gaulle est restée liée pour moi à la certitude enfantine merveilleuse de ce matin de juin : il y avait quelque part un général et mon père qui n’avaient pas renoncé à combattre et qui, à eux deux, ne manqueraient pas de nous libérer des troupes hitlériennes.

Pour tous les Français nés avant la Seconde Guerre mondiale, de Gaulle n’appartient pas seulement à l’histoire de la France, mais aussi bien à l’histoire individuelle de chacun. Que l’on ait été pour ou contre son action ou sa personne, ou encore, ce qui est plus fréquent, alternativement pour et contre, sa présence fut si forte durant les trente années qu’il habita notre histoire politique qu’on ne peut rien se remémorer de nos espoirs, de nos combats, de nos déceptions ou de nos rêves où ne s’inscrivent pas en filigrane, sa figure et son verbe.

C’est ensuite parce que ce souvenir illustre, entre mille de même nature, la façon dont de Gaulle est entré dans la vie des Français : par une intervention dans l’histoire qui se mue immédiatement e légende. Et je crois que c’est sous la forme de ce qui, dans l’histoire, se prête à la légende que le général de Gaulle vit aujourd’hui dans la mémoire et la conscience des hommes.

C’es cette figure symbolique, universellement portée au crédit de la France, que je voudrais saluer.

Ce qui était vrai pour moi dans ce jardin de juin 1940, l’était ou le devint pour tous les Français a fur et à mesure que les atteignaient l’appel du 18 juin ou ses échos : la révélation – au sens mystique du terme – qu’il y avait un ailleurs, par-delà la Manche en l’occurrence, une autre réalité, non visible de la France, mais aussi vraie que la sinistre vérité de la capitulation, plus vraie même puisqu’elle seule portait l’avenir.

Il y avait un autre monde, libre celui-là, où un général français, libre par son insoumission, construisait et garantissait pour la France un avenir libre.

Bref, le nom et la voix de Charles de Gaulle parvinrent aux Français comme l’élément central d’un mythe de salut.

En 1944, je vis revenir mon père, officier de marine dans les Forces navales françaises libres. Il était plutôt conservateur. Moi-même, à peine trois ans plus tard, je devenais un jeune militant socialiste.

Mais la conduite de mon père m’empêcha de commettre jamais l’erreur de croire que la division gauche-droite puisse recouvrir celle du bien et du mal, des bons et des méchants.

Je savais qu’à droite comme à gauche, on rencontrait des hommes et des femmes qui attachaient plus de prix à ces valeurs que sont la liberté, les droits de l’homme, l’honneur et la fidélité qu’à leur propre vie : et je savais qu’en temps de paix comme en temps de guerre, la France aurait toujours besoin que ces hommes et ces femmes-là, de toutes appartenances politiques, sachent dialoguer, s’écouter, s’unir. Je le sais encore.

Ce de Gaulle du refus et de la libération, ce de Gaulle de l’indépendance et de l’unité nationale, cette figure tissée d’histoire et de légende, appartient au plus précieux capital de symboles à valeur universelle de notre nation.

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