UN SOUVENIR D’ENFANCE TRICOLORE
par Jean Boissière
Après son célèbre discours du 18 juin, le général de Gaulle s’était assigné pour tâche de se faire connaître des Français établis en Grande-Bretagne, ainsi que de ceux récemment arrivés. Pour cela, il organisa diverses réunions à Londres.
Le petit élève d’un établissement primaire britannique que j’étais alors ne se rendait pas compte de l’importance que ces réunions allaient revêtir, alors que ses parents [1] l’emmenaient à deux des toutes premières manifestations au Royal Albert Hall puis à l’hôtel Savoy.
L’enfant de sept ans d’alors se souvient que jamais il n’avait pénétré dans un théâtre aussi gigantesque et qui, de plus, disposait d’un service d’ordre francophone fort courtois malgré la foule qui se pressait. Cependant, un problème majeur devait se poser sans délai du fait que l’un de mes frères [2] et moi étions dirigés vers le poulailler afin de ne pas priver les grandes personnes des places convoitées de l’orchestre. Il n’existe pas un endroit au monde où il y ait tant de marches, j’en étais assuré. Mais la récompense ne se fit pas attendre. En effet, nous étions parvenus à mi-hauteur de l’impressionnant bâtiment d’où nous dominions le parterre et l’estrade d’honneur mais, oh merveille, à quelques mètres seulement de la clique militaire. Tous les musiciens étaient des « grands » et portaient tous le même uniforme kaki tandis que, dans ma meute de louveteaux, la vêture était plutôt variée. De plus, ils arboraient tous au sommet de chaque manche un mot magique : « France ». Ils étaient très obéissants puisqu’ils se levaient tous en même temps et s’asseyaient de même, ce que notre chef de troupe n’arrivait à obtenir de nous autres que très exceptionnellement.
Il y avait même des dames qui, elles aussi, portaient le même genre d’uniforme et circulaient entre les rangées de sièges pour distribuer gratuitement une documentation frappée d’un bandeau tricolore sur papier glacé sur laquelle étaient reproduites les photos de plusieurs messieurs dont je n’avais jamais entendu parler : le général Legentilhomme, l’amiral Muselier, Monsieur Diethelm, Monsieur Pleven, Thierry-d’Argenlieu (qui avait plein de galons cousus sur le bas de ses manches), le général Valin et puis un monsieur qui ne portait pas d’uniforme bien que nous ayons été en guerre mais dont le visage était orné d’une barbe soigneusement taillée : René Cassin.
C’est alors que l’extraordinaire se produisit. Tout le monde se leva, les militaires les premiers, et au cours d’un long roulement de tambour, les clairons décrirent des arabesques dans l’air puis sonnèrent tous ensemble le même air, ce qui me fit penser qu’ils avaient dû répéter au préalable.
Pendant ce temps, l’estrade s’était garnie de messieurs qui devaient être très importants mais dont les statures étaient dominées largement par un uniforme qui n’en finissait plus, alors que mon frère de chuchoter : « Le grand au milieu, c’est le général de Gaulle ».
Ce dernier a beaucoup parlé – d’ailleurs il me semble que les autres n’ont pas dit un seul mot – mais tout le monde applaudissait longuement, surtout à la fin. Puis les musiciens militaires ont stimulé l’assistance avec des roulements de tambour et la voltige des clairons. Tout le monde s’est mis à chanter comme un seul homme un air de marche militaire, très rythmé dont chacun connaissait toutes les paroles… ils avaient dû, eux aussi, s’entraîner auparavant.
Redescendus quatre à quatre de nos perchoirs, mon frère Claude et moi retrouvions sans difficulté nos parents, mais alors que j’étais joyaux e ces diverses expériences vécues, eux étaient émus… allez savoir pourquoi !
La manifestation à l’hôtel Savoy était bien plus restreinte bien que se tenant dans un très grand salon orné de lustres trop volumineux pour entrer dans notre salle-à-manger. Mes parents se tenaient au fond de la salle après m’avoir propulsé vers le bord de l’allée maintenue libre par les dames en uniformes qui, se donnant la main les unes aux autres, formaient une double haie.
J’avais le nez qui reposait sur deux mains ainsi jointes et je rougissais (un peu) car mes deux hôtesses m’avaient souri.
Mais voici qu’entre le général de Gaulle, précédé par celui que mon père a appelé « aide de camp » mais que je n’avais jamais croisé dans l’un ou l’autre de nos camps de louveteaux.
Extraordinaire… le Général a dû me reconnaître depuis la grand messe du Albert hall car il s’est dirigé droit sur moi et m’a tendu la main que j’ai serrée sans trop réaliser ce qui m’arrivait. Les deux dames m’ont alors dit d’une même voix « Tu en as de la chance » mais je n’ai pas bien compris pourquoi.
J’ai laissé le Général prendre place sur la petite estrade improvisée et j’ai dû l’écouter (sans pouvoir m’asseoir) encore presque autant qu’avant sans que je saisisse davantage la portée de son discours.
Mais cette réunion était loin d’être aussi drôle que l’autre car il n’y avait pas plus de tambours que de clairons. Une file d’attente s’est formée devant l’estrade lorsque le Général a enfin fini de parler et ceux qui le souhaitaient purent s’entretenir brièvement chacun son tour avec lui. Puis il n’y eut plus personne. Le Général était abandonné…
Saisissant mon courage à deux mains, je suis monté sur l’estrade et, tout en levant la tête à la verticale, j’ai serré à nouveau la main qui m’était tendue par celui que je connaissais maintenant parfaitement bien.
Le général de Gaulle était venu à moi, n’était-il pas naturel que j’aille à lui ?
Plus tard, bien plus tard, j’ai réalisé que j’avais serré la main d’un symbole.
[1] François Boissière (1891-1982). Commandant, trésorier particulier du général de Gaulle (1940-1946)
[2] Claude Boissière (1928-1988) trop jeune pour s’être engagé dans les FFL à la différence de Jacques Boissières (1925-2000), cadet de la France Libre, par la suite colonel (RIMA), attaché militaire auprès de diverses ambassades et d’André Boissière (né en 1921), ex FAFL ayant servi sous les ordres du commandant Schloesing et de René Mouchotte.