LE VOYAGE DE 1966, ÉVÉNEMENT FONDATEUR DE LA DIPLOMATIE DE LA Ve RÉPUBLIQUE
par Maurice Vaïsse
Sur le moment, le voyage du général de Gaulle en Union soviétique a été salué comme un évènement exceptionnel. Dans son style inimitable, Maurice Couve de Murville – interrogé par les membres de la Commission des Affaires étrangères – a eu cette formule : « Ce qu’il y a de plus spectaculaire dans ce voyage, c’est justement qu’il ait eu lieu ». Je voudrais essayer de montrer que ce voyage est à la fois un aboutissement et un évènement fondateur[1].
Le voyage de 1966 est d’abord un aboutissement
Même si de Gaulle dès 1958 souhaiterait des relations apaisées avec l’Union soviétique, les évènements en décident autrement : de 1958 à 1962, la crise de Berlin, la décolonisation, en particulier la guerre d’Algérie, remettent Paris et Moscou dans deux camps opposés. Et en 1962 et 1963, la crise de Cuba et le rapprochement franco-allemand exacerbent les tensions franco-soviétiques. Lors de la crise de Cuba, de Gaulle se range nettement au côté de Washington ; et Moscou réagit très vivement au traité de l’Élysée. Aux notes soviétiques de protestation, la France réplique en défiant les dirigeants soviétiques de respecter le principe de l’autodétermination des peuples. De Gaulle a cette formule assassine sur l’Empire soviétique : « La dernière et la plus grande puissance coloniale de ce temps. »
Et cependant, c’est au moment où Paris manifeste sa fermeté que va se produire le basculement vers un rapprochement. On voit bien quels facteurs poussent les deux États. Pour de Gaulle, dialoguer avec l’Union soviétique c’est hisser la France au rang de partenaire d’une super-puissance, afin de faire équilibre au dialogue avec les États-Unis.
Pour les dirigeants soviétiques, favoriser le rapprochement avec Paris c’est obtenir de la France qu’elle soit plus conciliante dans le dialogue Est-Ouest, obtenir son accord pour une conférence sur la Sécurité en Europe et déstabiliser le Pacte atlantique.
Le voyage de 1966 est à la fois la consécration d’une série de démarches et d’une réflexion sur la détente. Plusieurs rencontres précèdent le déplacement du général de Gaulle, en particulier le voyage du ministre de l’Économie, Valéry Giscard d’Estaing, qui aboutit à la signature d’un traité de commerce dont la signification est politique, puisqu’il accorde des crédits à long terme aux Soviétiques. Le déclic a lieu en 1964, au cours de laquelle la conception gaullienne de la détente mûrit. La visite du président du Conseil roumain, Ion Maurer, en juillet 1964, confirme de Gaulle dans sa volonté de multiplier les contacts avec les peuples de l’est de l’Europe. Au cours de ses nombreux entretiens, il a l’occasion d’exposer sa conception de la détente, que l’on peut analyser comme suit.
De Gaulle considère la situation du monde divisé en deux comme « mauvaise ». C’est un système qui opprime les peuples. Il condamne la division du monde en deux blocs. Que l’Allemagne soit divisée en deux ne le gêne pas outre mesure. Il n’est pas pressé de voir l’Allemagne réunifiée. Mais cette situation n’est pas normale. Elle est même dangereuse, estime-t-il. Il faut en sortir par un arrangement général entre Européens – un accord européen avec la Russie pour normaliser la situation de l’Allemagne – sous réserve de conditions relatives aux frontières et aux armements.
Il s’agit bien là d’une révolution dans la conception des relations internationales. Jusqu’alors, la détente devait résulter de la négociation d’un traité de paix et du règlement de la question allemande. De Gaulle propose de renverser l’ordre des choses, d’instaurer la détente qui permettra le règlement de la question allemande et un éventuel traité de paix.
C’est dans ce contexte qu’intervient l’invitation transmise par l’ambassadeur Vinogradov, à la veille de son départ de Paris : pourquoi pas une visite de De Gaulle en Union soviétique ? De Gaulle acquiesce, à condition que ce ne soit pas dans un esprit malveillant à l’égard des États-Unis, et il reste prudent. À Hervé Alphand, il confie : « Nous ne sommes pas demandeurs. Ils auront à préciser leurs pensées. »
La visite à Paris (26-30 avril 1965) du ministre des Affaires étrangères Andreï Gromyko est une nouvelle manifestation de la cordialité des rapports franco-soviétiques. Au dîner, le 27 avril, Maurice Couve de Murville célèbre « le dégel qui commence peut-être et qui devrait permettre de retrouver quelques chemins où l’Europe de l’Ouest et l’Europe de l’Est puissent se rencontrer ». Au cours de son voyage dans l’ouest de la France, en mai, le général de Gaulle évoque la reprise de « rapports féconds » avec l’est de l’Europe et l’entente constructive depuis l’Atlantique jusqu’à l’Oural. En décembre 1965, il affirme : « La France se sent avec la Russie, par-dessus les régimes qui passent, beaucoup d’affinités naturelles et beaucoup d’intérêts communs ». Il y a donc convergence franco-soviétique et, de ce point de vue, l’agenda du général de Gaulle est calculé au plus juste : après les élections présidentielles de décembre, de Gaulle est libre d’aller de l’avant sur le plan extérieur : annonce du retrait de la France de l’organisation militaire intégrée de l’OTAN en janvier-mars puis voyage en Union soviétique du 20 juin au 1er juillet pour une visite à la fois longue et éclectique : hommage au passé glorieux et douloureux à Volgograd ; visite à la cité des savants, détour par le cosmodrome de Baïkonour pour le lancement d’un satellite, étape de Leningrad où de Gaulle décide inopinément, bousculant le protocole, de monter à bord du croiseur Europe.
Pour ce qui est du fond politique du voyage, le président français souligne dès le 29 juin l’idée de la renaissance de l’Europe, impossible, dit-il, sans l’Union soviétique. Doubinine fait remarquer que c’est lors de sa visite que de Gaulle parle d’Union soviétique et non plus de Russie. Les entretiens font apparaître les points de convergence des deux dirigeants : normalisation des relations intereuropéennes ; désapprobation de l’engagement américain au Vietnam et accord pour un retour aux accords de Genève de 1954 ; réorganisation des Nations Unies par un strict respect de la Charte ; accord pour une amélioration des relations politiques et commerciales et création de commissions destinées à concrétiser cette volonté. Mais les points de vue restent inconciliables sur la question allemande : si Paris et Moscou affirment leur hostilité commune à l’armement atomique de l’Allemagne, Brejnev et de Gaulle s’opposent sur tous les autres points : pour Brejnev, l’Allemagne fédérale est revancharde et inquiétante, à la différence de la RDA qui est un État pacifique. De Gaulle répond qu’il ne peut pas reconnaître la zone soviétique d’occupation comme un véritable État. Et il souhaite que les Soviétiques adoptent une attitude plus cordiale vis-à-vis des Allemands. Brejnev insiste sur le projet de conférence sur la sécurité européenne, qui devrait se tenir sans les Américains. De Gaulle ne se prononce pas sur la participation des États-Unis, tout en rappelant les raisons pour lesquelles ils doivent participer au règlement de la question allemande et il affirme que cette conférence ne peut être qu’un aboutissement de la détente et pas un moyen d’y parvenir.
Le voyage de 1966 est un évènement fondateur
Pour Youri Doubinine, il s’agit d’un nouveau départ dans les relations franco-soviétiques. Désormais, Moscou considère Paris comme un vrai partenaire. Les suites du voyage sont fructueuses, avec la mise en place de la commission mixte franco-soviétique et surtout la concertation entre les deux gouvernements, concrétisée par la visite du Premier ministre Kossyguine en France en décembre (1er-9) 1966.
Une commune hostilité à la guerre du Vietnam rapproche les deux pays. Et la guerre israélo-arabe de mai 1967 voit les deux pays adopter une attitude voisine. Un contact très étroit est maintenu durant toute la crise entre Paris et Moscou par le biais du téléphone vert, télex installé entre le Kremlin et l’Élysée depuis juin 1966 : notes échangées les 5, 6, 7, 8 et 15 juin entre Kossyguine et de Gaulle. Visite de Kossyguine à Paris à l’aller et au retour de New York, le 16 juin et le 1er juillet, qui veut rassurer de Gaulle en particulier sur la question du traité de non-prolifération : « Je ne voudrais pas que vous ayez l’impression qu’un accord est intervenu entre l’Amérique et nous et que nous cherchions à l’imposer au monde ».
Les formules utilisées dans ces échanges sont particulièrement fortes et traduisent la volonté de concertation : « Ces préoccupations sont aussi les miennes ». « Nous sommes également bien d’accord avec vous. Il nous faut agir et agir de concert ».
Et cependant, il y a des limites à ce rapprochement. Les Soviétiques insistent pour aboutir à un document quelconque, un traité, ce à quoi les Français se refusent. En ce qui concerne le projet soviétique de conférence sur la sécurité européenne, on redoute que l’URSS n’utilise cette conférence pour entériner la division de l’Europe, et on réaffirme la position française : oui à une conférence mais quand le processus de la détente sera beaucoup plus avancé. Justement, le Coup de Prague de 1968 fait éclater l’illusion de la détente et fait apparaître la dégradation des relations bilatérales. Paris condamne certes l’intervention soviétique en Tchécoslovaquie mais la diplomatie gaullienne s’en tient à sa politique et considère que cet « incident de parcours » ne remet pas en question sa conception de la détente. L’affaire tchécoslovaque marque un coup d’arrêt seulement temporaire pour la politique française à l’Est, bientôt imitée par les autres pays européens, et tout particulièrement par la République fédérale dans son Ostpolitik, d’ailleurs encouragée par Paris.
Et surtout, l’étroitesse des relations franco-soviétiques va constituer un des aspects originaux des relations internationales jusqu’au début des années 1980. Malgré la disparité de puissance, malgré leur claire insertion dans des blocs opposés, les deux États vont poursuivre et développer leur coopération. C’est un des legs de la période gaulliste.
C’est le cas de la période de Georges Pompidou, qui va s’efforcer de poursuivre les bonnes relations instaurées par de Gaulle[2]. Il est symptomatique que Georges Pompidou rencontre Leonid Brejnev à cinq reprises. Il le reçoit deux fois (octobre 1971 et juin 1973). Il se rend en Union soviétique trois fois (octobre 1971, janvier 1973, mars 1974). Dans le même temps, Georges Pompidou se rend une seule fois aux États-Unis (février-mars 1970), même s’il rencontre Nixon aux Açores (décembre 1971) et en Islande (mai-juin 1973). Ces contacts ont un côté sentimental et direct qui surprend. Lors de la mort de Georges Pompidou, Brejnev vient signer à l’ambassade de France le registre officiel des condoléances, il embrasse l’ambassadeur Jacques Vimont, il s’assoit et il pleure.
De la même façon, Valéry Giscard d’Estaing se rend en Union soviétique à deux reprises : octobre 1975 et avril 1979 et il reçoit Brejnev deux fois à Rambouillet (décembre 1974) et à Paris (juin 1977), et il le rencontre à Varsovie (mai 1980). Dans le même temps, Valéry Giscard d’Estaing se rend aux États-Unis en mai 1976, rencontre Gerald Ford à la Martinique (décembre 1974), le reçoit pour le sommet de Rambouillet (novembre 1975) et reçoit le président Carter, qui est déjà venu à Paris en janvier 1978, pour le sommet de la Guadeloupe (janvier 1979). C’est dire que les dirigeants français ont eu davantage de contacts bilatéraux avec leurs homologues soviétiques qu’avec les Américains, justifiant par-là même la formule de De Gaulle : « Pour la France et la Russie, être unies, c’est être fortes ; se trouver séparées, c’est se trouver en danger. En vérité, il y a là comme un impératif catégorique de la géographie, de l’expérience et du bon sens. »
[1] Ce texte est en partie repris de mon livre, La Grandeur. Politique étrangère du général de Gaulle 1958-1969, Fayard, 1998, édition de poche Biblis/CNRS, 2013. Se reporter à Maurice Vaïsse (dir.), De Gaulle et la Russie, CNRS Éditions, 2006, et pour l’après-1969 à Maurice Vaïsse, La puissance ou l’influence ? La France dans le monde depuis 1958, Fayard, 2009. Pour un point de vue russe, cf. Youri Doubinine, Moscou-Paris dans un tourbillon diplomatique, témoignage d’ambassadeur, sd, Imaginaria. D’autre part les documents diplomatiques français (DDF) sont publiés pour toute la période de 1958 à 1971, l’année 1972 est sous presse.
[2] Sur la période de Georges Pompidou, cf. en particulier le livre de Marie-Pierre Rey, La tentation du rapprochement : France et URSS à l’heure du rapprochement 1964-1974, Publications de la Sorbonne, 1991.