JACQUIER, ALIAS MICHEL DEBRÉ
par Claude Bouchinet-Serreulles
Compagnon de la Libération
En 1942 déjà et surtout au cours des deux années suivantes, les liaisons clandestines entre la France et l’Angleterre étaient couramment assurées au rythme de plusieurs atterrissages de nuit par mois, à la faveur de la lune. Encore fallait-il que le temps le permît ; ainsi, pendant l’hiver 1943-1944 où, du fait de conditions détestables, le trafic fut interrompu pendant plusieurs mois.
Néanmoins, Londres pouvait suivre d’assez près l’évolution de la situation et suivre le travail accompli au cœur de la résistance. Nous ne connaissions les hommes que par leurs pseudonymes, mais certains d’entre eux nous étaient devenus familiers ; surtout lorsque certains noms se trouvaient placés au carrefour de plusieurs activités. C’était le cas, entre autres, de Jacquier qui, le cas échéant, suppléait son ami Lecompte-Boinet à la tête du mouvement « Ceux de la Résistance » et se montrait, en outre, fort actif au sein du Comité général d’Etudes ; Gaston Palewski qui suivait de près les dossiers, m’avait parlé de lui avec chaleur et évoqué leur temps passé en 1938-1939 aux Finances, au cabinet de Paul Reynaud. Jacquier avait plus tard fait surface au Maroc lorsque, pour un temps, il avait rejoint Emmanuel Monick. Qu’il réapparût à nouveau à Paris en 1943 ne pouvait nous surprendre.
Ayant moi-même gagné la France en juin 1943 peu avant le drame de Caluire, Jacquier figurait naturellement parmi ceux que je me promettais de rencontrer. La soudaine disparition de Jean Moulin m’ayant placé impromptu dans la nécessité d’assurer la continuité de la Délégation, il n’en était que plus urgent que je prenne l’attache de tout ce qui comptait. Sur le terrain, il me fallait désormais inventorier et apprendre à connaître chacun après avoir, à Londres, étudié chaque dossier. Notre contact permanent avec le Comité général d’Etudes était assuré par un jeune professeur de philo, Pierre Kaan, dit « Biran » qui s’acquittait de sa tâche avec une remarquable compétence. Il n’eut aucun mal à arranger une rencontre entre Jacquier et moi, et rendez-vous fut fixé dans une brasserie de la place de la Sorbonne. Pierre-Henri Teitgen put se joindre à nous.
Dans le premier tome de ses Mémoires, si vivants et si alertes, Michel Debré en fait largement mention. Ce n’était en effet pas tous les jours que débarquait un Londonien ! Ma pratique des dernières semaines m’avait appris combien mes interlocuteurs étaient sevrés de nouvelles. Et anxieux d’en recevoir tous azimuts : du drame de Caluire d’abord et de ses conséquences, mais aussi du monde extérieur, de Londres que le général de Gaulle avait quitté le 31 mai, d’Alger où il se trouvait désormais, empêtré dans un imbroglio qu’il était loin d’avoir souhaité. Face à nos alliés anglo-américains, il y jouait une partie aussi décisive que pénible. Le déroulement des opérations militaires sur les différents théâtres d’opération les tenait également en haleine, etc.
Jean Moulin, que j’avais vu à Londres en mars, à la veille de son retour en France, venais de mettre sur pied le CNR, concluant ainsi une étape décisive sur le chemin de l’unité. C’était donc un Moulin plein de confiance et d’allant que j’avais retrouvé à Lyon quelques jours avant Caluire. Bien loin de se croire menacé, il avait dressé pour moi le catalogue de ses urgences :
- Lutte contre la déportation ; plusieurs dizaines de milliers de jeunes, empressés de fuir le STO, devaient être dirigés progressivement sur des maquis à créer de toutes pièces ;
- Commandement unique de toutes les forces dites militaires à négocier avec leurs chefs (Armée secrète, FTP, ORA) ;
- Dispositions à prendre pour assurer le rétablissement des institutions républicaines sur toute la France, à mesure du retrait des forces allemandes (corps préfectoral, retour à la liberté de la presse, justice, sous-entendu l’épuration…).
A cet énoncé, je ne sais si les petits oiseaux de la place de la Sorbonne cessèrent leur ramage, mais Michel Debré et Pierre-Henri Teitgen saisirent sur l’instant que sur ce dernier point, il n’y avait pas une seconde à perdre. Dans la quinzaine suivante, avec l’accord du Comité central et des syndicats, la commission des Désignations fut créée avec Michel Debré comme chef d’orchestre (opération conduite en binôme avec Emile Laffon). La commission de la Presse démarra à son tour, animée par Alexandre Parodi.
Dans ses souvenirs, « Jacquier » se demande qui me suggéra de m’adresser à lui. En fait, directement personne. Mais je savais depuis longtemps qui il était et ma conviction était acquise que je ne rencontrerais personne d’aussi résolu que lui pour empoigner cette affaire à bras le corps. Malgré les pires difficultés matérielles, ce fut un complet succès. Cette pépinière du CGE se révéla riche en hommes de valeur et en bûcheurs, car Parodi et Teitgen se montrèrent à la Presse comme à la Justice aussi efficaces qu’habiles (Parodi jusqu’à avril 1944, date à laquelle le général de Gaulle le nomma son délégué général).
Comme il est normal en une telle période, tous les problèmes se posaient en même temps. C’est ainsi que les questions de financement devenaient obsédantes. Il était de moins en moins possible de se contenter de quelques millions de francs prélevés sur les réserves en espèces de la banque d’Angleterre et parachutés, en principe, chaque mois. Ces réserves étaient d’ailleurs sur le point de se tarir tandis que les besoins d’argent allaient croissants. Il fallait en outre penser à l’isolement où pourraient se trouver des régions entières pendant la bataille et l’immanquable paralysie des chemins de fer était à prévoir. Aussi longtemps que les Allemands furent donnés comme vainqueurs, impossible pour la résistance de faire appel au crédit ! Mais les temps changeaient à vue d’œil et le camp allié était devenu à coup sûr le gagnant de demain. Les raisonnables commençaient à emboîter le pas aux passionnés et à voler au secours de la victoire ! L’heure sonnait où l’appel au crédit s’affirmait payant et les bons d’Alger devenaient négociables. C’est alors que la Délégation, en la personne de Jacques Bingen, créa la COFI (Commission des Finances). André Debray, directeur à Paribas, et Michel Debré furent les premiers à payer de leur personne ; c’est ainsi que ce dernier fut dirigé sur Horace Finaly. Jacques Bingen tint, avant l’entrevue, à le mettre en garde : « Face à ce grand fauve de la finance, écrit Debré, il me juge quelque peu Elliacin ». Le fauve était trop gourmand et il ne fut pas donné suite à cet entretien, mais ce n’était pas le courage qui manquait au jeune négociateur !
Impossible aujourd’hui de se représenter dans quelles conditions, effarantes jusqu’à l’absurde, chacun de nous travaillait, avec des secrétariats chlorotiques et surmenés, en l’absence de bureaux et d’adresses fixes, le téléphone et la poste étant totalement prohibés. Comment joindre beaucoup de ceux qui étaient signalés à la Commission comme des candidats possibles ? Un casse-tête, même s’ils n’étaient pas clandestins. Certes, les communistes n’étaient pas les seuls à disposer de précieux auxiliaires parmi les cheminots, mais encore fallait-il que les trains ne soient pas déraillés en cours de route ! Il n’était pas rare de voir nos plis confiés à un conducteur de locomotive, tandis que la police fouillait les compartiments. Nos agents de liaison – garçons et filles – ne s’arrêtaient ni jour ni nuit. Mais pourtant, il se passait des semaines et des semaines avant d’obtenir tel signe de vie, tel rendez-vous.
Dès le premier tome de ses mémoires, Michel Debré cite, entre autres, le nom de Pierre Miné : c’est un exemple parmi beaucoup d’autres. Je ne sais plus qui m’avait conduit à lui, peut-être Pasteur Vallery-Radot. Je rencontre à son cabinet ce jeune inspecteur des Finances, depuis deux ans détaché au ministère de l’Agriculture. C’est un « énarque » avant la lettre, combien dynamique. Cela se passe en août 1943 : après deux heures d’entretien avec lui, j’entreprends mes consultations, fais approuver son choix, et le voilà chargé d’animer la commission du Ravitaillement. Cette commission, je ne l’avais jusque-là que dans ma tête, n’ayant pas trouvé plus tôt l’homme idoine pour coordonner les initiatives locales au plan national. M. Miné devient « Pain » dans le clandestin. Il va devoir, en premier lieu, se dédoubler entre clandestin et officiel, car sa position au ministère est précieuse. Dans l’hiver 1943-1944, sa commission fera face à une montée des besoins exponentielle. Des milliers de tonnes de denrées alimentaires seront acheminées sur les maquis – tonnages qui, autrement, seraient tombés sous le coup des prélèvements allemands ou auraient été au marché noir. En 1945 et 1946, le même Pierre Miné découvrira que, malgré les difficultés du moment, il était moins difficile d’approvisionner cinquante mille maquisards que trente cinq millions de citoyens et citoyennes mal nourris et d’enfants sous-alimentés.
Mais revenons à Michel Debré.
Sans pour autant cesser de suivre d’autres affaires – telles d’initier des démarches pour négocier les bons d’Alger, de siéger au Comité général d’Etudes et d’assurer un intérim à la direction de « Ceux de la Résistance » – Michel Debré va plonger tête la première dans les travaux de la Commission. Lui-même et Laffon, aidés bien sûr de leurs collègues, mais avant tout servis par leurs magnifiques facultés de mémoire, vont accomplir, dans un temps record, un travail d’Hercule. Dès la fin 1943, un débarquement ne les aurait pas pris entièrement au dépourvu ; mais, en mai-juin 1944, ils pouvaient remplir à peu près toutes les cases du damier. Encore fût-il nécessaire de ravauder la tapisserie jusqu’en dernière heure car la Gestapo continua jusqu’au bout à matraquer et à déporter à outrance. Au surplus, Alger faisait beaucoup attendre ses décisions, à mesure qu’étaient proposés des décrets de nomination. C’est que le Gouvernement avait été, pendant près de six mois, pratiquement paralysé par la dyarchie imposée par les Américains, avec la double signature de De Gaulle et de Giraud sur chaque acte ! Des semaines et des semaines passèrent sans qu’il fût répondu à de nombreux câbles, jusqu’à ce qu’enfin, le retour du général Giraud aux Armées permit de retrouver une cadence normale de travail et de rattraper une partie du retard.
Finalement Michel Debré pouvait gagner – non sans mal – sa préfecture de région à Angers en août 1944 avec le sentiment du devoir accompli. Partout la République, en temps et en heure, rentra chez elle. Eliacin tout aussitôt se muait en homme de gouvernement.
[…] Michel Debré, avec une flamme qui n’appartenait qu’à lui, fut bien un grand ministre. Mais au long de ce siècle, il semble qu’il n’en soit aucun qui puisse lui disputer la palme de grand législateur. Qu’il ait été sénateur, député, ministre de l’Economie et des Finances, de la Défense nationale, Premier ministre, partout il a laissé une empreinte profonde et entrepris de profondes réformes (réforme de la Fonction publique, réforme de la Magistrature, etc.). Ainsi, a-t-il largement contribué à façonner l’image de notre République.