L’HUMOUR DE MICHEL DEBRÉ

par Gérard Oury

En 1972, je préparais Les Aventures de Rabbi Jacob et je m’étais mis dans la tête de finir mon film dans la cour d’honneur des Invalides avec Louis de Funès jouant le rôle d’un grand bourgeois raciste obligé par les circonstances d’emprunter la défroque d’un rabbin orthodoxe, lui-même entouré par une smala de juifs et d’arabes.

Tout ce beau monde arrivait là dans une DS déglinguée surmontée d’un bateau et escortée par une cinquantaine de cavaliers de la Garde républicaine, la vraie, celle du Président, puisque l’un des protagonistes de l’histoire venait d’être appelé à la tête d’un Etat du Proche-Orient, grand producteur de pétrole. Drôle de situation et situation drôle mais à traiter avec des mains de jeune fille, tant les dangers d’explosion dans cette région du monde s’avéraient une fois de plus probables. « Seul le ministre de la Défense, me dit-on, peut donner une telle autorisation mais il ne la donnera pas, la cour d’honneur des Invalides est un lieu sacré de la France, on n’y laissera jamais tourner un film comique même s’il recèle un thème sérieux et même grave ».

Le ministre des Armées s’appelait alors Michel Debré et il me revint à l’esprit qu’il cumulait ses fonctions avec celle de président des amis de Labiche. Tout espoir n’était donc pas perdu ! Je sollicitai une audience et l’obtins. J’arrivai au ministère des Armées le cœur battant et les jambes flageolantes, persuadé que j’allais jouer mission impossible en face de ce gaulliste historique à la réputation sévère. Je me présentai au planton : « Gérard Oury, j’ai rendez-vous avec monsieur Debré ». Il se leva et me fit le salut militaire : « Le général Oury ?… Je vous annonce, mon général ».

Je répondis modestement : « Je ne suis pas général, je suis seulement le réalisateur de La Grande Vadrouille… » J’avais cru l’épater. L’homme parut dépité. J’avais perdu mes étoiles ! Il m’annonça. De longs couloirs, des officiers affairés, on m’introduisit enfin dans le bureau du Ministre. Un lieu impressionnant aux murs couverts de glorieux trophées. Michel Debré s’avança vers moi, la main tendue.

Nous nous étions rencontrés il y a quelques années chez ma mère, passionnée de peinture, qui vouait une grande admiration à Olivier Debré, frère de l’ex-Premier ministre, et c’est sur la peinture que démarra l’entretien. Je revins très vite à mes moutons, narrant mes gags par le menu : l’usine de chewing-gum, le bateau de De Funès sur le toit de sa DS, la rue des Rosiers. Michel Debré riait. C’était bon signe alors je plongeai : « La fin du film se situe dans la cour d’honneur des Invalides et j’ai besoin de cinquante cavaliers de la Garde républicaine en grande tenue, la vraie garde, pas des figurants bidons juchés sur des rossinantes ! » Le Ministre écarquillait des yeux stupéfaits. J’en rajoutai un peu : « Il n’y va certes pas du prestige de la France, mais de celui du cinéma français ! ». Le Ministre laissa tomber : « La Garde républicaine impossible… ». Il prit un temps, toussota puis acheva sa phrase : « Il est impossible d’immobiliser cinquante hommes pendant trois semaines, mais trente, ça vous irait ? » J’acquiesçai de la tête. « Seulement, continua Michel Debré, il vous faudra lever le siège chaque fois qu’aura lieu une cérémonie officielle, ce qui est fréquent aux Invalides ».

Fou de joie, je balayai cet inconvénient d’un revers de main et nous nous quittâmes après avoir parlé de Labiche quelques minutes encore.

Six mois plus tard, installé en terrain conquis, j’avais transformé les Invalides en studio de cinéma : deux hélicoptères, la Garde à cheval, le faux mariage de la fausse fille du vrai de Funès, un faux curé, deux faux suisses avec leurs hallebardes et un vrai tapis rouge déroulé jusqu’à l’intérieur de l’église Saint-Louis. Je nageai au milieu de tout cela comme un poisson dans l’eau lorsqu’un convoi d’automobiles à cocardes pénétra dans la cour et qu’à mon étonnement, je vis Michel Debré lui-même s’extirper de la première voiture. « Qu’est-ce que c’est que ce cirque ? » gronda-t-il. Visiblement, il avait oublié notre rencontre. Je m’avançais, suivi de De Funès, avec sa fausse barbe, son chapeau de fourrure et ses papillotes et présentais l’acteur au ministre. « Rabbi Jacob, vous vous souvenez de lui, monsieur le Premier ministre ? » Il avait l’air courroucé, c’est alors que me vint l’idée d’appeler Eugène Labiche à la rescousse : « Regardez mon mariage de cinéma. Il ne vous rappelle pas celui d’Un Chapeau de paille d’Italie ? » … Aussitôt, son humour prit le pas sur son agacement et tandis que ministres et miliaires de hauts grades débarquaient en foule, il me glissa à l’oreille : « N’essayez pas de me jeter de La Poudre aux yeux et filez en vitesse avec votre Saint-Frusquin avant que je change d’avis et que j’annule mon autorisation parce que votre mariage, hein… Nous, c’est un enterrement que nous attendons ! »

Il y a des choses qu’on n’invente pas. Quelques temps plus tard, Michel Debré et son épouse nous invitèrent à dîner, Michèle Morgan et moi, et je découvris qu’il habitait… rue Jacob !

Je pense toujours à Michel Debré avec beaucoup d’émotion et même de tendresse. C’était un homme plein d’humour, ce qui, ajouté à son patriotisme et à sa grande intelligence politique, fait de lui un des plus fascinants personnages de ce siècle.

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