LA RÉCEPTION À L’ACADÉMIE FRANÇAISE

par le professeur Jean Bernard
de l’Académie française

Séance publique du jeudi 19 janvier 1989

Monsieur, 

Permettez-moi de commencer par l’évoca­tion de deux terrasses tourangelles. 

Sur la terrasse du château de Nazelles, Jeanne Debat-Ponsan, en 1906, prépare le difficile concours de l’internat des hôpitaux de Paris. Sa robe longue et claire couvre ses chevilles. Un grand chapeau de paille est posé sur une chaise broche. Sur la table, les livres d’anatomie, les cahiers de notes.

Quand elle quitte la description d’un os ou d’une artère, la jeune fille aperçoit au loin la vallée de la Loire et le château d’Amboise dans sa gloire. Plus près, la route oblique, bordée de platanes, qui conduit d’Amboise à Nazelles. Plus près encore, la Cisse, rivière que Balzac appelait la Cise. La Cisse déroule ses méandres de la forêt de Blois jusqu’à Vouvray. Elle va de moulin en moulin, sous les nénuphars, entre les peupliers dont elle reflète les images tranquilles.

Jeanne est la fille aînée du peintre Edouard Debat-Ponsan, qui a récemment acquis le château de Nazelles, propriété auparavant du poète Vielé-Griffin.

Jeanne Debat-Ponsan est souvent rejointe sur sa terrasse par Robert Debré, qui sou­haite, tout à la fois, travailler avec elle et vivre près d’elle. Robert Debré est venu à cheval d’Amboise le long de la route aux platanes. Il porte déjà la cravate Lavallière qu’il portera toute sa vie en Touraine, cra­vate à nœud bouffant et à larges pois. Il a récemment décidé, malgré les critiques de Charles Péguy, d’abandonner la philosophie pour la médecine.

En décembre 1906, Jeanne Debat-Ponsan et Robert Debré seront tous deux reçus à l’internat des hôpitaux de Paris. Ils se marieront en 1908.

Suivons le cours de la Cisse. Voici, quelques kilomètres en aval, une autre ter­rasse, dont le nom rappelle le moyen Atlan­tique, son île, un autre vin.

Devant nous, sur la levée du fleuve royal, c’est juste l’endroit où, en mars 1814, lord Granville, galopant depuis Tours, rejoignait la future « Femme de trente ans ».

Plus près, le Sud-Express emporte les Barnabooths de l’époque vers leurs Lusitanies.

Au-dessus de nous, la paysanne en jupon rouge laboure son champ entre les deux fumées de maisons troglodytes.

Dans votre chambre rocheuse, vous-même, Monsieur, autre troglodyte, vous pré­parez votre glorieux destin et, plus précisé­ment, en cette année 1934, le concours d’entrée au Conseil d’Etat.

Dans la bibliothèque toute proche de Robert Debré, les grands sont là avec leurs livres aux ailes déployées. Mais ils étaient là hier eux-mêmes autour de Robert Debré, autour de vous, Paul Valéry, Charles Nicolle, l’abbé Mugnier, tout couvert de bonté et d’anecdotes. Ainsi se perpétuait la tradition des grands humanistes qui, au temps d’Erasme et de Vinci, s’en vinrent vivre et méditer sous ce même ciel d’Amboise.

Nous descendons le cours du fleuve. Sau­mur, 1932. Vous avez vingt ans. Vous célé­brez cet anniversaire dans une chambrée de l’école de cavalerie. Vous sortez, un peu plus tard, major de la promotion. Vous res­terez un homme de cheval. En septembre 1939, vous porterez un utile secours à votre futur Secrétaire perpétuel, étudiant fraîche­ment mobilisé et que mettaient dans l’embarras les actions contrariées d’un che­val de course et d’un cheval de trait enlevés à leur destin par la réquisition.

Glissons encore vers l’aval. Nous voici aux Ponts-de-Cé.

J’ai traversé les Ponts-de-Cé.

C’est là que tout a commencé.

Vous pourriez, en changeant doublement le sens de la traversée (non plus vers le sud, non plus vers le malheur), prendre à votre compte les vers du poète que nous aimons tous les deux.

Août 1944. Vous avez quitté madame Michel Debré et vos enfants réfugiés à Ton­neins dans le Lot-et-Garonne. Voyageur sans bagages, cycliste héroïque, vous allez traverser tout l’ouest de la France, de Bor­deaux à Poitiers, de Poitiers à Fontevrault. Parfois, une camionnette à gazogène accepte de vous transporter, votre bicyclette et vous. Plus souvent, vous pédalez. Maigre, hâlé, poussiéreux, vous parvenez aux portes d’Angers.

D’un côté, l’armée allemande qui ne se retire que lentement et souvent contre-attaque, l’armée américaine qui approche, les autorités de Vichy, son préfet, sa police encore sur place ; de l’autre côté, Michel Jacquier (c’est votre nom de guerre), seul ou presque seul, avec une seule arme, le docu­ment par lequel le général de Gaulle le nomme commissaire de la République pour la région d’Angers. Vous voici dans le bureau du préfet. Vous êtes très déterminé. Il cède, se retire. Vous êtes désormais le chef, le gouverneur de cinq départements. Un chef, un gouverneur virtuel. Vos seuls défenseurs seront initialement l’huissier et le concierge de la préfecture.

Se demander, pendant les premiers jours, comment résister au retour offensif des Allemands, affirmer, avec une fermeté courtoise mais inébranlable, la présence française face au général américain tout prêt à gouverner, aider les résistants si valeureux, séparer le bon grain de l’ivraie, faciliter plus tard l’amalgame avec les troupes régulières du général de Larminat, venues contenir l’ennemi enfermé dans les poches de l’Atlantique, assurer le retour de l’ordre, de l’autorité républicaine, rétablir les transports nécessaires, nourrir plusieurs dizaines de milliers de Français affamés, parfois pervertis par les mauvaises habi­tudes du marché noir, châtier les coupables, protéger les innocents, écarter les trop habiles, et, par-dessus tout, redonner l’espérance à tout un peuple accablé par quatre années de malheur : telles furent les missions que vous vous êtes fixées, telles furent les tâches rudes et admirables qu’à trente-deux ans vous avez assumées en alliant intelligence politique, rigueur morale, cou­rage. Et avant tout, amour de la patrie.

Cette région d’Angers, vous l’aviez choi­sie. D’Amboise jusqu’à la pointe de Saint-Gildas, face à l’Atlantique, la vallée de la Loire vous est familière. De la Champagne tourangelle au pays de Retz, du vignoble rectiligne de Vouvray aux rives sauvages des étangs de Brière, vous connaissez, vous aimez la variété de ses paysages. Comme vous l’écrivez vous-même : « C’est une force que d’aimer la terre où vivent les âmes que l’on a la charge d’administrer ». Cet amour de la patrie, cet amour sacré de la patrie, qui inspire toute votre action, toute votre œuvre, trouve sa première raison, sa pre­mière force dans cette vallée de la Loire où vous avez tant vécu, que vous avez souvent évoquée, célébrée dans vos livres.

« Mon père ou l’Honneur de vivre », « Charles de Gaulle ou la Grandeur de la France », tels sont les titres de deux des tout premiers chapitres de vos Mémoires, Trois Républiques pour une France. «

L’his­toire, le droit et la liberté sont affaire de clairvoyance et de persévérance. » Telle est la leçon que vous ont enseignée vos deux maîtres, vos deux pères.

En janvier 1944, je trouve Robert Debré rue de Rennes. Il entre dans son époque espagnole et commence à ressembler à ces seigneurs tolédans qui emportent au ciel le corps du comte d’Orgaz. Tous deux, nous étions alors quelque peu repris de justice. Je sortais de prison. Plus habile, il avait évité l’arrestation, s’échappant très classi­quement par un escalier dérobé pendant que les sbires étaient amusés à l’entrée principale. Je traversais alors une période de profond abattement. Les liens si pénible­ment tissés sont brutalement déchirés. Les meilleurs d’entre nous sont arrêtés, tués, ou pis encore torturés, déportés. Sans paraître remarquer mon émoi, Robert Debré m’a parlé avec une fermeté si tranquille, une assurance si apaisée que j’ai repris courage et, tirant une bicyclette aux pneus presque aussi fatigués que nous-mêmes, je suis reparti vers les tâches nécessaires. Quelques mois plus tard, ses pronostics se trouvaient vérifiés, comme toujours. Et pen­dant la libération de Paris, au poste de secours de la place Saint-Michel, il pansait les blessés comme un jeune médecin auxi­liaire, donnant un nouvel exemple du patriotisme le plus discret, le plus actif, le vrai : le sien.

Robert Debré fut, pendant quarante ans, dans le monde, l’un des plus grands – pro­bablement le plus grand – pédiatre de son temps. Des centaines de milliers d’enfants lui doivent la vie, soit qu’il les ait soignés lui-même, soit que ses élèves les aient soi­gnés, soit que ses travaux aient inspiré les traitements salvateurs. Il transforma la pédiatrie sentimentale, empirique, ineffi­cace du début de ce siècle en une discipline active, rigoureuse, solidement fondée sur la biochimie et la génétique.

Votre père, Monsieur, vous a appris l’esprit de tolérance, le sens du réel, le goût de la science, de l’histoire et des belles-lettres, l’ardeur à bien remplir son exis­tence.

Au printemps de 1944, vous allez le retrouver à la Vallée aux loups, dans cette chère et illustre maison dont les admirables cèdres évoquent le voyage de Chateau­briand au Liban. Il vit clandestin, poursuivi par la police allemande. Avec Alfred Sauvy, il écrit Des Français pour la France, jetant les bases de l’indispensable politique démogra­phique qui n’a cessé d’être au premier rang de vos préoccupations.

D’où ce quatrain qui l’amusa :

Dans l’antre littéraire où l’ennemi l’ignore

 Il mêle aimablement aux complots ce cou­plet :

Femmes sitôt d’enfler et nourrissons d’éclore

Un seul maître nous manque et tout est repeuplé.

« Elle est longue, écrivez-vous, la liste des sujets personnels ou publics, familiaux ou philosophiques, immédiats ou lointains, lorsque deux hommes, père et fils, l’un et l’autre saisis par une carrière qui les prend tout entiers, l’un et l’autre soucieux de se dire l’essentiel d’eux-mêmes, se sont suivis pendant plus d’un demi-siècle, chaque année rapprochant les générations. » Ainsi, le temps faisant son œuvre, vous êtes devenu le plus proche ami de Robert Debré. Comme il serait heureux ce soir !

Le 22 août 1944, à la préfecture de Laval, en Mayenne, vous vous trouvez, Monsieur, pour la première fois en face du général de Gaulle qui, venant d’Angleterre, se rend à Paris. Comme tous les Français, les résis­tants de l’intérieur ne connaissent alors du général de Gaulle que la voix entendue aux jours d’orage et d’espoir.

Votre allégeance est ancienne et remonte à 1941. Mais, comme vous l’écrivez vous-même plus tard, c’est en ce jour d’août 1944 que s’est scellé votre destin au point de rencontre de la résistance extérieure et de la résistance intérieure. Vos premiers entretiens ont lieu à la préfecture de Laval, puis dans la voiture qui vous conduit tous deux au Mans et à Chartres. Pendant vingt-cinq ans, que de rencontres au ministère de la Guerre, rue Saint-Dominique, dans les jardins et les bois de Colombey ! Plus tard, à Matignon, à l’Elysée ! Comme lui, vous avez su ne jamais vous identifier à autre chose qu’à l’intérêt de la France. Avec lui, vous avez fait en sorte que la voix de la France redevienne celle de la liberté. Le général de Gaulle vous a appris tout à la fois à sublimer la querelle de l’homme et à accepter initialement le pragmatisme, tant que l’essentiel n’est pas mis en question. Il avait, comme vous l’avez très bien noté, lu et relu Bergson. Il était porté au plus haut degré par cet élan intérieur que décrit le philosophe. Vous aussi assurément.

Comme vous l’avez écrit encore, le lien entre la pensée et l’action se traduisait chez lui par une aspiration à précéder l’événe­ment, et si possible à le créer. Avec lui, vous avez incarné le courage et l’espoir, l’hon­neur et la grandeur.

Certaines vies sont plates dans tous les sens du terme, sans relief, sans intérêt. D’autres vies sont animées, diverses, lucides aussi. Votre vie, Monsieur, appar­tient assurément à la seconde classe. Depuis cinquante ans alternent pour vous les périodes d’action, les périodes de pen­sée et d’impatience. Pensée, préparation, réflexion au temps de vos études de droit, de votre entrée au Conseil d’Etat, de votre présence au cabinet de Paul Reynaud, près de Gaston Palewski.

Action entre 1941 et 1945. D’abord simple militant de base de la Résistance intérieure, vous assumerez bientôt de hautes responsabilités au sein du Comité général d’études. Etrange et dangereuse époque. D’un côté, le législateur, l’adminis­trateur que vous êtes va de lieu secret en lieu secret, échappe aux dénonciations, aux arrestations, connaît la lâcheté de ceux-ci, le courage de ceux-là. D’un autre côté, vous préparez les structures du lendemain, choi­sissez avec rigueur les futurs préfets. C’est grâce à vous, à quelques autres, que la France, juste libérée, a évité les deux périls qui la menaçaient l’anarchie, l’administra­tion par une armée étrangère. Cette action trouve son accomplissement dans vos fonc­tions de commissaire de la République à Angers. Elle se poursuit, en 1945, avec la création, qui vous est due, de l’Ecole natio­nale d’administration.

Puis vont se succéder d’abord un long désert de 1945 à 1958, puis la période où, exerçant les fonctions de Premier ministre, vous entrez dans l’histoire de France. De nouveau un désert. Moins étendu. De nou­veau de hautes fonctions ministérielles aux Finances, aux Affaires étrangères, à la Défense nationale. De nouveau un désert assez long dont vous sortez pour entrer à l’Académie.

Vos périodes de désert ne sont pas des périodes calmes. Vous n’êtes plus aux affaires, vous êtes dans la colère. La lucidité est une de vos vertus les plus hautes. Vous apercevez les erreurs, les fautes, leurs conséquences immédiates et lointaines. Vous dénoncez ceux qui, inconsciemment ou consciemment, acceptent le déclin de la patrie. Une juste fureur vous anime alors. Vous retrouvez les accents des grands pam­phlétaires de l’Antiquité. Vous créez de nou­veaux accents, de nouvelles formules. Vous rencontrez l’indifférence, l’égoïsme, la lâcheté des faux conforts intellectuels. Vous dérangez. Vous êtes attaqué sournoisement par ceux que vous dérangez. Parfois, vous êtes accablé par cette indifférence, cet égoïsme, cette lâcheté. « Ô France, je vou­drais te parler sans témoin », diriez-vous volontiers en citant Supervielle. Vous souf­frez. Vous n’êtes pas ébranlé. Vos pamphlets ne sont jamais vides mais constructifs. Par­fois vous n’êtes pas entendu et le malheur tombe sur la patrie. Parfois, juste à temps, vous êtes écouté, consulté et le péril est écarté. Vous pouvez alors évoquer Riche­lieu, notre fondateur, un de vos maîtres : « Comme le zèle que j’ai toujours eu pour l’avantage de la France a fait mes plus solides contentements ». Et, comme vous l’écrivez vous-même, vous devez à la poli­tique une vision pessimiste et un comporte­ment optimiste. C’est que vous avez tou­jours vécu la politique comme une exigence nationale, morale et humaine. Ecartant toute vanité et pensant parfois peut-être à La Bruyère : « Se faire valoir par des choses qui ne dépendent point des autres mais de soi seul. Ou renoncer à se faire valoir, maxime inestimable et d’une ressource infi­nie dans la pratique ».

Entre le temps de l’attente et le temps de l’action, les périodes intermédiaires, les périodes de préparation à l’action, les périodes d’accélération sont très remar­quables. Telle celle qui, de la Résistance clandestine, vous conduit à Angers aux fonctions de commissaire de la République, telle celle qui précède en 1958 le retour du général de Gaulle.

En quelques mois, en quelques semaines se succèdent, se chevauchent vos philip­piques solitaires, l’activité autour de vous de la petite équipe du Courrier de la colère, la dégradation du pouvoir politique, les lois, les décrets essentiels à peine étudiés (« L’avantage de l’opposition, écrivez-vous, c’est de pouvoir lire les textes ; le gouverne­ment, lui, n’a que le temps de les signer »), votre ardeur à dénoncer les fautes des insti­tutions et des hommes (ces princes qui nous gouvernent, aveugles qui se plaisent dans les ténèbres), l’impuissance des partis et de leurs dirigeants à dominer une situa­tion qu’ils avaient rendue insoluble par leurs hésitations, contradictions et disputes, le déclin de la patrie dans les formes légales, vos visites au général de Gaulle, votre appel à un gouvernement de salut public, l’aggra­vation rapide des événements d’Algérie, les manifestations de rues, les morts, les chefs militaires prêts à imposer leur action au pouvoir politique, vos entretiens avec les hauts responsables de l’armée à Paris, le général Ely, le général Petit, la démission du gouvernement Pflimlin, l’appel au général de Gaulle, le général de Gaulle à Matignon, Michel Debré place Vendôme, puis le géné­ral de Gaulle à l’Elysée, Michel Debré à Matignon.

Comme l’écrit un grand historien, un homme de guerre, respectueux des lois, s’est substitué aux généraux de coup d’Etat.

Il n’est pas trop malaisé d’imaginer l’émotion qui anima, éclaira pour vous ces semaines. Tel Saint-Simon : « Mon cœur dilaté à l’excès ne trouvait plus d’espace où s’étendre ». Mais, différent du duc, vous n’êtes pas tenté « de ne plus m’occuper de rien ». « Je brûle d’envie d’agir » écrivez-vous. Vous agissez. Vous savez qu’il ne faut pas tarder à entreprendre les œuvres que l’on veut mener à bien. En quelques mois, vous donnez à la France sa constitution, puis vous gouvernez. « Vous avez fait la constitution. A vous de l’appliquer », vous dit le général de Gaulle. Le premier élément de votre politique est la stabilité. Vous gou­vernez pendant trois ans et trois mois. Aucun gouvernement, depuis le début de la République, n’avait eu une durée aussi longue.

Vous redressez l’économie. Quand vous partez, la situation financière est assainie. « Nos réserves de devises et d’or sont reconstituées et atteignent le chiffre record de trois milliards de dollars. Notre balance commerciale est excédentaire de façon constante. » Cette rigueur est vôtre. Plus tard, en 1967, ministre des Finances, vous pourrez annoncer au général de Gaulle que, pour la première fois depuis 1914, la France ne doit rien, ce qui s’appelle rien, à quelque Etat, à quelque organisme international que ce soit.

Vous orientez et vous soutenez l’ambi­tion industrielle. Vous tenez le développe­ment de l’énergie nucléaire pour un devoir d’Etat. Avec le cher Pierre Massé, vous mettez en place le quatrième plan. Trois ans plus tard, les bases d’un renouveau indus­triel sont établies.

De même, vous imposez un renouveau agricole. Quand vous partez, la modernisa­tion agricole est en route.

Vous assistez, heureux, à la transforma­tion de la France qui, grâce à une forte nata­lité, rajeunit tous les ans, sous vos yeux.

Vous êtes un des rares, très rares hommes d’Etat français assez courageux pour combattre l’alcoolisme. Vous limitez le privilège des bouilleurs de cru, de leurs dangereux alambics. Vous suscitez, et c’est votre honneur, la haine des marchands d’alcool et de mort.

Vous allez à la recherche de l’équilibre et de la beauté. Avec à vos côtés André Mal­raux qui voulait « ouvrir les yeux du peuple à la beauté comme aux liens mystérieux entre l’art et la liberté ».

En province, par la création des premiers parcs nationaux, celui de la Vanoise en Savoie, celui de Port-Cros dans le Var ; à Paris, par des actions heureuses, le transfert des Halles à Rungis, l’installation de la faculté des sciences quai Saint-Bernard, ou par l’arrêt définitif de certains projets fâcheux hérités, pour reprendre l’expression de Jules Ferry, des contes fantastiques d’Haussmann. La rue de Rennes devait être prolongée jusqu’à la Seine et probablement les cours du palais Mazarin. Vous l’avez sage­ment laissée naître à Saint-Germain-des-Prés.

Actions heureuses ? Pas toujours. Vous exaltez la tour Montparnasse. Vous êtes fier d’en avoir posé la première pierre. Ne pen­sez-vous pas qu’il aurait été raisonnable d’en rester à cette première pierre ?

Vous avez, en d’autres domaines, déve­loppé la formation professionnelle et la pro­motion sociale.

Vous avez favorisé le transfert des écoles militaires, et particulièrement l’installation de Saint-Cyr à Coëtquidan.

Vous avez enfin été un des principaux responsables de la stratégie nationale de dissuasion.

La stratégie nationale de dissuasion, complétée par une double capacité d’inter­vention en Europe et outre-mer et par la défense appropriée de notre territoire, de notre ciel, de nos côtes, est, pour reprendre votre propre expression, « acceptée aujourd’hui par tous ceux de nos dirigeants qui traitent avec sérieux cette affaire capi­tale ».

Vos actions ont tour à tour paru témé­raires, hardies, puis ordinaires. Déjà Stend­hal : « Quelle est la grande action qui ne soit pas un extrême au moment où on l’entreprend ? C’est quand elle est accom­plie qu’elle semble possible aux êtres du commun ».

Aussi, tantôt l’homme d’État, arrivant à temps, peut prévoir le futur et, par son action, orienter heureusement le cours des événements.

Tantôt il arrive trop tard. Le passé gou­verne le futur. Les orientations utiles sont malaisées et souvent ne sont pas acceptées. L’évolution récente de l’Algérie appartient très probablement à cette seconde catégo­rie.

Les historiens de 2050 seront peut-être capables de répondre aux importantes ques­tions qui se posent encore à nous aujourd’hui. Était-il possible, au temps du second Empire ou dans le premier tiers de ce siècle, de favoriser les rapprochements, les associations, voire les unions entre les diffé­rentes communautés et d’éviter les drames ultérieurs ? La biologie moderne a montré avec force que le métissage est avantageux. Etait-il possible d’allier aux enseignements si rigoureux de la médecine arabe les données de la science moderne française, le secours qu’elle apporte ? C’est à Constantine, le 6 novembre 1880, que le médecin-major de deuxième classe Alphonse Laveran découvre l’hématozoaire, parasite des globules rouges, responsable du paludisme. Quand le général de Gaulle et Michel Debré prennent le pou­voir, est-il encore possible de parvenir à une solution satisfaisante pour les différentes communautés concernées ? ou faut-il, et dans quel délai, renoncer et, avant tout, évi­ter les morts inutiles ? Dans quelle mesure convenait-il de tenir compte de la lassitude des Français de la métropole, du jugement hostile des autres nations ? et, par-dessus tout, où se trouvait l’intérêt supérieur de la patrie ?

« Gouverner pour le temps présent n’est rien, écrivez-vous, si la volonté de comman­der n’est pas accompagnée d’une vue du des­tin. » Vous avez, Monsieur, vécu les divers actes de cette tragédie et les terreurs et les lâchetés et les calomnies. Dans le troisième tome de vos Mémoires paru tout récemment, vous avez relaté les faits avec une sobriété contenant tout juste l’émotion. Vous nous laissez deviner votre drame intérieur. « Croit-on que ce fut facile ? » disait le général de Gaulle, songeant assurément à vous comme à lui.

Sur cette même terre d’Afrique, Enée, commençant, à la demande de Didon, le récit de la prise de Troie, s’écrie : « Infandam, regina, jubes, renovare dolorem », (« Tu me commande, ô reine, de renouveler une terrible douleur »). « Cette douleur, écrivez-vous, je ne suis pas le seul à l’avoir éprou­vée, même si je suis un des très rares à l’éprouver encore. »

C’est un état étrange que celui de sage. C’est un état plus étrange encore que celui d’ancien sage. C’est pourtant la situation de plusieurs d’entre nous, depuis le jour où le général de Gaulle et vous-même, Monsieur, nous avez chargés d’inspirer et d’organiser la recherche scientifique de notre pays. Je vous revois, Monsieur, présidant les conseils interministériels qui, plusieurs fois par an, réunissaient les hommes de sciences un peu intimidés, les ministres compétents, beaucoup moins intimidés. Pendant les pauses, les entretiens se pour­suivaient au long des allées du beau jardin de l’hôtel Matignon.

Nombreux sont les hommes politiques affirmant par leurs discours, par leurs écrits, l’intérêt qu’ils portent à la recherche scientifique. Extrêmement rares sont les hommes politiques qui n’ont pas seulement parlé ou écrit, mais agi. Vous êtes au pre­mier rang de ceux-ci. Triplement. Vous avez ouvert des voies neuves, telle la création du Centre national d’études spatiales et, d’une certaine façon, Ariane est votre petite-fille. Vous avez, en affirmant la haute obligation du Plan, permis le développement harmo­nieux de la recherche scientifique, trop sou­vent bridée par les budgets annuels. Vous avez doublé, triplé, parfois quadruplé les crédits – à vrai dire alors assez modestes – consacrés à la recherche scientifique. Vous me chargez, à l’issue d’un conseil intermi­nistériel, d’aller annoncer la bonne nouvelle de cette forte augmentation de crédits à l’un des hauts administrateurs de la recherche. « Que vais-je faire de tout cet argent ? » me répond cet homme qui avait accepté sa misère. L’admirable essor de la recherche scientifique française, après 1960, a été assurément la plus glorieuse justification de votre généreuse compréhension.

Laissez-moi maintenant évoquer un autre jardin, aux arbres un peu tristes. C’est celui qui borde, rue de l’Université, le bureau du professeur Robert Debré. Dans ce bureau, en 1960, quelques hommes sont réunis autour de lui : doyens de faculté, jeunes chefs de clinique, administrateurs venus du Conseil d’Etat ou de l’Inspection des Finances. Ce groupe de travail (c’est le jar­gon de l’époque) a mission de transmuta­tion. Il s’agit de transformer en lois, décrets, arrêtés, les principes de la réforme des études médicales conçue par Robert Debré. Ces principes sont simples. Tout étudiant en médecine doit, pendant ses études, apprendre à soigner les malades. Tout chef de service d’un hôpital universitaire doit à la fois soigner, enseigner, inspirer les recherches. L’unité de lieu est essentielle, et tout ce travail doit se faire toute la journée et au même endroit. Ces principes simples pourront permettre au système hospitalo-universitaire de s’adapter aux constants progrès de la médecine. Pendant quinze années, Robert Debré combattra, souffrira à la méchanceté des uns, déjouera les ruses des autres. Il deviendra, selon le mot d’un illustre médecin américain, le plus remar­quable législateur mondial de l’enseigne­ment de la médecine.

Il est important de concevoir, il est important de légiférer. Il est tout aussi important d’appliquer. « Il reste la mise en œuvre, ce sera ma tâche, écrivez-vous, et compte tenu de la révolution provoquée dans les règles et dans les mœurs, elle ne sera pas simple. »

Elle n’était pas simple, mais elle a été effi­cace. Les hôpitaux médiévaux sont rempla­cés par les hôpitaux neufs. Partout en France s’élèvent des centres nouveaux, des centres hospitalo-universitaires – des CHU, selon la terminologie que longtemps Robert Debré a employée seul. Vous construisez, vous modernisez et, dans le même temps, vous organisez la vie, la carrière des méde­cins à temps plein. Robert Debré et Michel Debré ont fait de l’hôpital un lieu privilégié de la lutte contre la maladie. Le malheur des hommes, grâce à eux, a diminué.

Votre personne profonde, Monsieur, est très différente de l’image que, par devoir, vous avez parfois donnée. On vous croit dur, vous êtes tendre. On vous croit figé, vous savez évoluer. On vous croit dogma­tique, vous êtes sensible aux nuances. On vous croit classique, vous êtes classique mais vous aimez les poètes, les artistes sur­réalistes et, le premier, vous avez honoré Max Ernst. On vous croit sérieux. Vous êtes certes sérieux, très sérieux, mais vous aimez Eugène Labiche. On vous tient pour un pèlerin de l’absolu, on vous croit rigide. Vous savez mesurer généreusement toutes les difficultés, toutes les misères de la condition humaine. Vous savez ainsi porter secours à ceux qui sont éprouvés.

J’ai gardé le souvenir d’entretiens au temps de notre jeunesse, dans nos jardins de Touraine, ou en canot le long d’une verte rivière. La dureté, la rigidité sont pour vous des armures nécessaires pour le combat. Mais, sous les armures, vos compagnons savent retrouver votre amitié, votre huma­nité et votre humanisme, le vrai Michel Debré.

Tout au long de votre vie, dans l’action, les conditions, les circonstances ont varié. Tantôt l’objectif est net, précis. Les obs­tacles, certes, sont nombreux, la route est malaisée. Le général de Gaulle volait vers l’Orient compliqué avec des idées simples. La même clarté vous inspire.

Tantôt il faut concilier – ou tenter de concilier – des impératifs moraux contra­dictoires ; devenus contradictoires, oppo­sés, parce que, dans le passé, de graves erreurs ont été commises.

Dans l’un et l’autre cas, la clarté de l’action, difficulté du débat, vous êtes animé par la même vertu, les mêmes prin­cipes, vous êtes conduit par les mêmes maîtres. La même vertu, votre vertu majeure, l’honnêteté de la pensée. Certes, vous connaissez le doute. Il vous est arrivé de douter de ceux que vous admirez, que vous estimez, de douter de vous-même. Mais le doute n’altère pas la rigueur de votre pensée. Vous refusez les compromis­sions, les approximations. Cette honnêteté intellectuelle, au sein d’un monde trop sou­vent avili, n’a pas facilité votre action. Elle l’a justifiée. Elle demeure votre honneur. Elle a constamment, en dépit des tour­ments, inspiré votre espérance : « Carthage périt parce que, lorsqu’il fallut retrancher les abus, elle ne put souffrir la main de son Annibal même. Athènes tomba parce que ses erreurs lui parurent si douces qu’elle ne voulut pas en guérir ; et parmi nous, les républiques d’Italie, qui se vantent de la perpétuité de leur gouvernement, ne doi­vent se vanter que de la perpétuité de leurs abus. » Cette pensée de Montesquieu est pour vous exemplaire.

Votre culture historique, littéraire, est forte. Tel conseil, telle réflexion, tel dis­cours venus du passé ont souvent confirmé vos craintes, fortifié votre action.

Tantôt vos lectures vous inspirent ; chaque événement du présent a son homo­logue dans le passé.

La collaboration : mais déjà Isabeau de Bavière remettait la France à la discrétion des rois anglais.

Les incertitudes européennes, les accords imparfaits : déjà la Lotharingie et, bien plus tard l’alliance de Louis XV, avec la monarchie autrichienne.

La menace à nos frontières, et c’est Robert d’Harcourt écrivant : « Et le peuple allemand avait ouvert les écluses du mal ».

La fidélité au maître pendant sa traversée du désert, et c’est Chateaubriand rendant visite à Charles X, Chateaubriand que l’on trouve si souvent près de vous.

Tantôt vous méditez sur les lieux mêmes de l’histoire. En 1953, pendant les intermi­nables débats qui précédèrent l’élection de René Coty, vous voici songeant dans le parc du château de Versailles.

L’histoire de France est présente. « C’est ici, écrivez-vous, que fut prise la malheu­reuse décision qui ouvrit la guerre de Suc­cession d’Espagne. C’est ici que fut préparée la déplorable révocation de l’Édit de Nantes. Mais c’est ici, quand Versailles n’était encore qu’un pavillon, que Richelieu, après la journée qu’on appelle des Dupes, a reçu de Louis XIII la consécration qui lui permit de bâtir la France moderne. » C’est dans ce palais que Colbert, un de vos modèles assurément, a travaillé, que Turgot a tenté de rénover la France.

Vous avez parfois rêvé de faire œuvre d’historien et, par exemple, de rechercher au cours des siècles les écrivains qui, devant les malheurs de la France, ont cher­ché à nous prévenir, de Michel de l’Hospital à Vauban, de Turgot à Lazare Carnot, à Toc­queville.

La patrie n’est pas pour vous une entité théorique. Elle est, pour vous comme pour Péguy, charnelle, faite de ses eaux et de ses terres, de ses habitants. Votre action ne s’est pas seulement exercée dans les palais du septième arrondissement de Paris, elle a été poursuivie sur le terrain au conseil général d’Indre-et-Loire, à la mairie d’Amboise.

Comme vous l’écrivez, pour le candidat d’abord, pour l’élu ensuite, les hommes et leurs problèmes remplacent les pierres et les paysages des lieux les plus célèbres, des sites les plus enchanteurs : Chenonceaux, Azay-le-Rideau, Chinon, Loches, Langeais, Villandry, Ussé. A l’évocation de ces noms, ce ne sont plus les châteaux qui viennent à votre esprit, ni les grands souvenirs ; mais, ici un pont brisé, là une adduction d’eau ardemment souhaitée, ici une école qui fait défaut, là un réseau électrique à installer, ici une route à refaire, là une cantine atten­due. C’est ainsi que vous avez longuement, souvent, fréquenté les comices agricoles. C’est ainsi que dans les pays de caves, vous avez poursuivi les discussions après le dîner jusqu’au-delà de minuit, autour d’une bonne bouteille, c’est-à-dire de plu­sieurs. Le vin tient une grande place dans vos préoccupations, dans les réjouissances. « Je garde de ce temps, notez-vous dans vos Mémoires, une bonne capacité à déce­ler les crus et surtout les bonnes années. » Vous nous expliquerez comment concilier ces plusieurs bouteilles, ces aptitudes d’une part, avec, d’autre part, le très coura­geux combat que vous avez mené contre les méfaits de l’alcoolisme. Cette conciliation n’est peut-être pas tout à fait impossible.

Comices agricoles ? Pas seulement. Vous avez su, à Amboise, autour d’Amboise, favo­riser l’implantation de nouvelles industries, donner du travail à vos administrés, et cependant maintenir un heureux équilibre entre ces activités industrielles neuves et les activités rurales traditionnelles.

Préparant l’installation de la centrale nucléaire de Chinon, vous avez de longs entretiens avec M. Teste – c’est le nom, mais oui, de l’ingénieur chargé de ces études.

Vous êtes maire et conseiller général d’Amboise, député de la Réunion, ministre à Paris. Mais ce sont les mêmes vertus de grand administrateur que nous admirons, la claire définition des objectifs, la défini­tion tout aussi claire des méthodes néces­saires, la précision, la persévérance, le sens profond du bien public.

Cette générosité active, cette tendresse efficace, les habitants d’une terre française lointaine l’ont, depuis vingt-cinq ans, connue, appréciée.

A chacun sa Désirade. Votre île au loin, votre Désirade, c’est là-bas, dans l’océan Indien, la Réunion. Vous arrivez à la Réunion en 1963. Les mers du Sud ont changé. Nous sommes loin du temps où Toulet revenait du Catay par les « Message­ries », où l’Amiral Behic d’Henry Jean Marie Levet filait ses quatorze nœuds et voguait vers les Laquedives au loin.

Vous arrivez donc à la Réunion en 1963. Vous admirez les cirques volcaniques, les forêts tropicales avec les papillons aux cent couleurs, l’orchidée libre enfin dans l’arbre, les eaux bleues où nagent, agiles, les tortues de mer. Vous observez l’heureuse alliance de populations initialement si diverses : marins français, les premiers esclaves noirs venus d’Afrique orientale ou méridionale, Malais, Arabes, Indiens, Chinois. Mais vous êtes accablé par la misère de ces popula­tions, la pauvreté, l’ignorance, le désordre. Accablé mais non découragé. Vous vous mettez à l’œuvre. En vingt-cinq ans tout change. Le lait Debré donne la vie aux nour­rissons. Des écoles s’ouvrent, accueillent les enfants nombreux ; les conditions du tra­vail sont améliorées, les ressources naturelles correctement exploitées. Rendus, grâce à vous, aisés, les voyages en métro­pole permettent les stages de formation, les échanges. Certes, des imperfections demeu­rent. Mais de grandes et heureuses transfor­mations sont survenues. On vous les doit.

Je vous trouve, Monsieur, écrivant dans votre maison, sur le plateau rocheux de Montlouis. Vous dominez la Loire. La Loire encore, mais une Loire différente qui, avec ses îles inhabitées, ses sables, ressemble à un fleuve tropical. Et l’on songe aussi aux navires du passé, à La Belle Nivernaise. Tout au long de votre vie, vous avez souvent écrit. Vous êtes à la fois un grand homme d’Etat, un homme de grand cœur, un grand écrivain. J’ai gardé le souvenir précis, après un demi-siècle, de votre thèse de docteur en droit que vous m’avez dédicacée en 1935, le souvenir de la rigueur de l’analyse, de la pureté du style. Et, tout près de nous, la relation dans vos Mémoires de votre voyage cycliste en 1944 de Tonneins à Angers est concise comme du Tacite. Les portraits des amis et des personnes moins amicales que vous dessinez restent dans nos mémoires. Tel Bevin : « Issu du peuple, à la forte cor­pulence, aux grandes certitudes, avec l’inso­lence verbale d’un habitué des joutes poli­tiques et sociales, entouré de diplomates impassibles ». Ou encore cette évocation de la demi-heure passée dans une barque sur le lac de Rambouillet, où vous entendîtes de Gaulle et Khrouchtchev chanter en chœur Les Bateliers de la Volga.

Depuis la Grèce, depuis Rome, la poli­tique et les lettres ont souvent été unies. Tantôt c’est l’homme d’État qui, vieillissant, se transforme, subit une mutation (comme disent les biologistes) et devient philo­sophe, historien, voire romancier. Tantôt c’est le poète qui, au milieu de sa vie, ren­contre la tentation politique, y succombe, échoue et, avec une sagesse désabusée, retourne à la poésie. Tantôt enfin, c’est le même homme qui, tout au long de son exis­tence, sait allier la poésie à la diplomatie, le théâtre aux obligations de l’ambassadeur.

Mais ce classement, Monsieur, ne vous concerne pas. Votre œuvre d’écrivain est définie par la diversité de son expression et par son unité fondamentale. Diversité d’abord. Votre pensée, son expression ont revêtu des formes très variées. Le pamphlet en premier, « petit livre, court écrit, dit le dictionnaire, qui critique avec violence le pouvoir établi, l’opinion régnante ». C’est bien cela, et vos pamphlets s’inscrivent sur une liste glorieuse qui va des Catilinaires à Machiavel, responsable pour une part de vos meilleurs titres, aux Provinciales, au De Buonaparte et aux Des Bourbons de Chateau­briand. « De tout temps les pamphlets ont changé la face du monde », dit Paul-Louis Courier. Vos propres pamphlets ont au moins contribué à changer la face de la France.

Les pamphlets, donc, mais aussi les juge­ments, les explications, ouvrages plus modérés, paisibles, ou plus exactement contenus comme, paru en 1968, Au service de la nation. Il suffit de rappeler les grands thèmes de ce livre pour en apprécier l’esprit. Expansion. Progrès social. Education et culture. Indépendance et solidarité. Pouvoir et organisation.

Les Mémoires enfin. « L’écriture est un précieux refuge quand on ne peut plus agir » me disiez-vous lors de la parution du premier tome de vos Mémoires en 1984, et vous ajoutiez « et il faut des mémorialistes pour que les historiens puissent plus tard décrire les faits et juger les hommes ».Certes. Mais l’écriture est une action. Combattre, Gouverner, les titres mêmes de deux des trois volumes parus sont significatifs. Mémoires, donc, qui s’écoulent tantôt lentement et tantôt forte­ment comme le fleuve que vous aimez et qui, selon les pages, nous font évoquer d’autres hommes d’Etat, grands écrivains aussi, le cardinal de Retz, le général de Gaulle.

Evoquer seulement. Car votre œuvre est très personnelle. Elle allie le grandiose et le familier, les hautes montagnes et les douces vallées, votre côté Eschyle et votre côté Alceste et Philinte.

Donc diversité des formes, unités de la pensée, du style. Laissez-moi, Monsieur, louer votre clarté, votre sincérité, votre rigueur. Un grand écrivain s’est récemment demandé si l’ordre des phrases françaises, la séquence obligatoire « substantif, verbe, complément » n’entravait pas l’expression poétique. Je ne sais si, pour la poésie, il faut le suivre ou le réfuter ; mais pour les pam­phlets, les jugements, les mémoires, cet ordre est nécessaire. Il est présent dans tous vos écrits.

Cette clarté, cette rigueur, vous les avez reçues de vos maîtres : de l’instituteur de Nazelles, des professeurs du lycée Louis-le-Grand, ou de la faculté de droit, de Jules Perroneau à René Le Senne, à Charles Rist. Et, bien entendu aussi, de Montaigne à Saint-Simon, de Montesquieu à Stendhal, des écrivains que vous aimez.

Dans tel paragraphe de vos Mémoires, vous regrettez d’avoir été en grec et en latin un élève moyen. Probablement, vous êtes trop modeste. On a peine à vous croire tant votre style, votre comportement paraissent hérités de Rome.

Sentiment que vous devez bien partager aussi. Dans un autre chapitre des Mémoires, vous êtes en mission officielle à Rome. « Le 25 novembre 1966, accueilli en fin de jour­née par le gouvernement italien au complet et par Gaston Palewski, alors notre ambas­sadeur, je parcours la voie Appienne en compagnie de Fanfani, président du Conseil. Dans la pure nuit d’automne, j’aperçois, éclairés par la lune, les monu­ments antiques, les ifs et les pins que je n’ai pas revus depuis vingt-cinq ans ; leurs sil­houettes se détachent sur le ciel ; leurs ombres parlent à mon esprit et à mon cœur. Quelle serait ma fierté, quelles ne seraient pas mes ambitions si le destin m’avait fait naître Romain ! »

Rome et son droit ne suffisent pas tou­jours. En 1934, candidat au Conseil d’Etat, vous êtes interrogé sur les trois cas de révo­cation d’une donation. Votre mémoire juri­dique vous livre aisément les deux pre­miers. Mais le troisième ? Soudain Labiche vient à votre aide. Vous vous rappelez le dénouement d’une pièce, intitulée Le point de mire, inspiré par la survenance d’un enfant postérieur à la donation. Vous obte­nez une très bonne note. Sept ans aupara­vant dans la bibliothèque de Targé (vous aviez alors quatorze ans), vous découvrez la collection des œuvres complètes d’Eugène Labiche. Vous la lisez pour la première fois en 1926, vous la relirez chaque année pen­dant les vacances.

Après le succès au Conseil d’Etat, proba­blement en témoignage de gratitude, vous avez créé et présidé une association des Amis d’Eugène Labiche. Vous avez tenu des rôles dans deux comédies de Labiche. La guerre a dispersé les membres de l’association. Vous avez vécu avec d’autres préoccu­pations. Mais vous êtes resté fidèle à Labiche, heureux récemment encore de découvrir certaines pièces non présentes dans les œuvres complètes, heureux vers 1950 à Souvigny, en Sologne, village dont Labiche fut longtemps maire, d’inaugurer le buste remplaçant le monument que les Alle­mands avaient emporté.

« Florence qui dormait dans le Décaméron. » Quel poète a écrit ce vers ? Depuis plusieurs semaines, Michel Debré et moi, nous cherchons en vain. Emile Henriot, dans le fameux concours des Annales de 1932 « Paru depuis trente ans », a posé soixante-trois questions, a demandé qu’on trouve les auteurs de soixante-trois textes, courts ou longs, de prose ou de poésie. Nous avons trouvé les soixante-deux autres noms, déjouant les pièges, le Mallarmé du Journal des Demoiselles, le Vigny exhumé en 1905. Nous avons demandé l’aide des amis compétents. Ainsi Henri Charles Puech, qui déjà ne vivait que pour les Gnostiques et qui plus tard présidera l’Académie des ins­criptions et belles-lettres, a reconnu, sauf « Florence », l’origine de tous les textes poé­tiques en terminant souvent le poème. Adrienne Monnier a ouvert largement sa librairie, nous a permis d’emporter par dizaines les recueils de poésie. Rien de plus difficile que de trouver un seul vers. De fait, nous ne trouvons pas. Les jours passent. Allons-nous échouer faute d’une réponse ? Voici le dernier jour. Nous lisons, Michel Debré et moi, assis dans ma voiture en panne, les derniers volumes emportés. Michel Debré prépare alors sa thèse de doc­torat en droit. Je suis moi-même interne de première année à l’hôpital Saint-Louis. La voiture est immobilisée dans une des cours du vieil hôpital. Soudain, c’est le bonheur. Nous avons trouvé. « Florence qui dormait dans le Décaméron » est de Jean-Louis Vau­doyer. Emile Henriot et Jean-Louis Vau­doyer ont tous deux appartenu à l’Académie française. Déjà, Monsieur, à vingt ans, vous approchiez.

L’an passé, en ce même palais, les diverses créations, création littéraire et artistique d’une part, création scientifique d’autre part, ont été longuement examinées, comparées. En principe, les deux ordres de création sont différents. Apollinaire meurt, Franz Schubert meurt, Mozart meurt ; il n’y aura pas de deuxième Chanson du mal aimé, pas de dixième Symphonie, pas de nouvel opéra. Pascal meurt, Evariste Gallois meurt, mais les physiciens, les mathématiciens découvrent ce que, vivant plus longtemps, ils auraient trouvé. La mort du savant est seulement retard.

L’œuvre, la personne de Louis de Broglie transcendent ces comparaisons, ces diffé­rences. Louis de Broglie a transformé notre connaissance du monde, bouleversé nos habitudes logiques, notre sens commun. Je rencontrais parfois Louis de Broglie dans le wagon de métro qui, régulièrement, quoti­diennement, si longtemps, le portait de Neuilly à l’Institut. Grand, fin, élégant, d’une élégance un peu surannée, il était souvent bousculé par quelque voyageur pressé. Il ne le voyait pas, perdu dans ses pensées.

Donc, Monsieur, tous les jeudis, vers deux heures et quart, deux heures et demie, vous quitterez votre maison de la rue Jacob, le petit temple dorique qui porte sur son fronton l’inscription « A l’amitié », les grandes ombres d’Eugène Delacroix, de Rémy de Gourmont, de Nathalie Clifford-Barney. Vous traverserez la rue de Seine (sans article), vous laissez à votre droite la rue de Buci, la rue Dauphine, bruyantes, animées, vous longez la rue Mazarine, silen­cieuse, un peu triste. Vous êtes chez nous, chez vous, désormais. Vous étiez un ancien ministre, vous voici un jeune académicien. Soyez le bienvenu, Monsieur.

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