LE DERNIER SOURIRE POUR AMBOISE

par Guillaume Debré

Je ne saurais vous parler de Michel Debré.

Je ne l’ai que peu connu. Sa carrière ministérielle s’est achevée juste avant ma naissance. Son œuvre politique, je ne l’ai apprise que par les livres ou dans ses Mémoires. Mais j’ai beaucoup côtoyé mon grand-père. Et quand, pour se promener, il me prenait la main, jamais, dans de pareils instants, je n’ai le souvenir d’avoir croisé un homme d’Etat.

Pour moi, la politique ce fut d’abord Amboise. A l’époque, la politique, je ne la comprenais qu’à travers les poignées de main au détour de la rue commerçante, par les dis­cussions au marché sur la levée de la Loire, par la succession de rendez-vous dans sa mai­son de Montlouis. C’étaient également nos plaintes impatientes quand les fréquents apar­tés avec ses administrés nous semblaient durer une éternité.

Amboise, ce ne sont pour moi que quelques souvenirs, des instants futiles et qui me sont pourtant si chers. Ce sont les pommes de M. Ronflard, les sucettes de chez Christiane, les visites de Mme Mellet. Ils mon­trent combien cette ville lui était importante, proche comme liée à sa vie éternellement, et si profondément que son petit-fils, n’ayant à peine plus de la dizaine à l’époque, se remé­more encore ces moments avec une si douce tristesse.

Je ne crois lui avoir jamais entendu dire « ma ville » ou « mes administrés », tellement il s’exprimait sur ce lieu avec une si grande distance. Pourtant, sa manière d’en parler laissait transparaître une évidente relation émotionnelle, presque même passionnelle. J’ai souvent senti une rigueur, une exigence, mais aussi un terrible amour. Ce mot paraît démesuré, emphatique. Pourtant il traduit assez bien, je crois, l’impression que me donnait mon grand-père quand il disait « Amboise ».

Amboise, c’est également, ce sourire, ces saluts, ces regards respectueux, obligeants, des passants qui croisaient cet homme accom­pagné de sa famille. Quand il faisait des courses, je ressens encore l’expression qui transparaissait des visages des commerçants étonnés et amusés de voir un si grand homme et sa descendance, exécuter les gestes les plus courants. Il y a toujours eu, entre lui et les Amboisiens, un échange où l’on retrouvait mêlé un profond respect et une authentique simplicité.

Quand Amboise l’a refusé, en 1989, lui qui pensait « n’avoir pas si mal fait », je crois qu’il a souffert d’une de ces souffrances qui pren­nent corps dans l’irréversibilité. Elle révèle cette émotion profonde et authentique qu’il ressentait, cette vision simple et proche de la politique qu’il avait, cette exigence et cette rigueur qu’il offrait. Il avait une relation avec les Amboisiens profondément politique, de cette politique qui force le respect, si loin de la médiocrité. Pour moi, la politique ce fut d’abord Amboise.

Il me vient le souvenir des mots simples d’un Amboisien anonyme, que je pourrais faire miens. Il avait dit, se remémorant mon grand-père : « C’était un homme intègre, qui n’a jamais demandé qui on était, d’où on venait, si on était riche ou pauvre ». Mon grand-père m’a appris que l’action politique véritable, celle avec laquelle on ne transige pas, n’a pour réalité que l’intense et profonde relation entre un homme et une communauté.

Ce devait être le dernier moment que je partageais avec lui. C’était un mercredi, le 31juillet. Je venais lui annoncer mes succès universitaires. J’étais en retard. Il m’attendait, presque excité. Il parlait d’une voix claire que je lui avais oubliée. Il voulait m’emmener voir une dernière fois sa ville, son projet de mise en perspective de la collégiale Saint-Denis enfin réalisé, les « mini-châteaux », et cette place qu’il aimait tant et qui déjà portait son nom. Il prend une glace, donne quelques gestes aux Amboisiens qui le reconnaissent, embrasse la pâtissière. Je retrouvais le premier magistrat avec l’éternelle affection qu’il portait à ce lieu. La soirée fut radieuse. Je le croyais guéri. Je me trompais.

Mais, je n’oublierai sûrement pas le souvenir de ce dernier sourire lumineux, qu’il adressa à jamais… à Amboise.

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