L’ÉCRIVAIN

par Éric Branca
Espoir n° 110, janvier 1997

Ceux qui rendaient régulièrement visite à Michel Debré dans les derniers mois de sa vie peuvent en témoigner : pour cet homme qu’habitait la passion de convaincre et que la maladie persécuta jusqu’au martyre, l’écriture était devenue la vie.

Longtemps inséparable de l’action, elle lui permit, l’âge venu, d’oublier ses souffrances, en transmettant aux autres le meilleur de lui-même. De sorte qu’il s’éteignit, serein comme nul ne l’avait jamais vu depuis longtemps, le jour où, tout compte fait, il eut le sentiment de n’avoir rien à retrancher, rien à ajouter au roman de l’existence.

Sur le bureau de sa maison de Montlouis, qui dominait la Loire de son enfance et où, jusqu’au bout, il aima travailler, deux livres étaient ouverts le matin de sa mort : les Mémoires d’outre-tombe et la dernière biographie de Jules Ferry par Odile Rudelle. Chateaubriand et la République ; les Lettres et la politique dans leurs acceptions à la fois solidaires et contradictoires.

Chateaubriand, Ferry ; un historien romain aurait sans doute trouvé matière à présage dans cet ultime raccourci. Car le hasard veut que ce soit dans la bibliothèque de Jules Ferry (léguée à l’un de ses neveux chez lequel Michel Debré passait, à Parnay, ses vacances d’enfant) que le futur Premier ministre ait dévoré pour la première fois Chateaubriand ;

Et de même que l’on ne comprend rien à un écrivain – Baudelaire par exemple, dont « le berceau s’adossait à la bibliothèque » – si l’on néglige ses maîtres, de même passe-t-on à côté du vrai Michel Debré si l’on ignore par qui lui vint l’envie d’écrire.

Lui qui, par modestie, regrettait d’avoir été un élève « médiocre » en latin (qu’il lisait tout de même dans le texte), rencontra à Parnay le ban et l’arrière-ban des humanités classiques. Celles dont s’étaient nourris, avant lui, les « sages » de la République qu’il assimilerait à son tour : Ferry bien sûr, mais aussi Gambetta et Victor Duruy, Michelet ou Benjamin Constant. Cette dilection, bien passée de mode, pour les Anciens, Michel Debré la cultivera jusqu’au bout, glanant chez les marchands de livres, entre un recueil d’Eluard ou le catalogue introuvable d’une exposition de Max Ernst, telle édition ancienne du De viris illustribus ou de l’Epitome historiae graeciae.

Cinquante ans après, il écrira dans ses Mémoires : « L’ampleur des programmes (actuels), due à l’attrait de matières neuves qu’il est justifié d’apprendre […] ont écarté la connaissance du monde antique qui est mort chez nous une nouvelle fois… Même au siècle de l’électronique, de l’informatique et de la génétique, la familiarité avec les grands auteurs grecs et romains donnerait à l’homme public une base sérieuse pour sa pensée et son action… ».

Outre les lignes qu’il consacre à Montaigne, à Saint-Simon, à Chateaubriand – « les incomparables » – , et à Stendhal, « le maître de toute écriture », il faut lire la description de sa première visite à Rome, à dix-sept ans, pour comprendre la fascination exercée par les anciennes vertus républicaines sur Michel Debré.

La première fois qu’il pénètre sur le Forum qui n’avait pas changé « depuis les promenades de Chateaubriand avec Pauline, ou de Stendhal allant passer une ‘matinée heureuse’ au Colisée […] un professeur d’allemand, installé sur les rostres, récitait en latin devant une vingtaine de jeunes, sans doute ses élèves, une Catilinaire de Cicéron.

Autour de moi, les colonnes redressées du temple de Castor et Pollux, les bâtiments relevés et brillant de marbre du temple des vestales, et les pavés dégagés autour du tombeau de Romulus, reconstituaient le décor des grands jours de la République romaine… Ruinée et maudite après deux mille ans d’orages, cette civilisation demeure une des bases de notre vie… ».

Pour avoir voulu la « grandeur dans la liberté », Rome resta pour lui un exemple jamais égalé. Le voici, en juillet 1966, parcourant la voie Appienne en compagnie du président du conseil italien Amintore Fanfani : « Dans la pure nuit d’automne, j’aperçois, éclairés par la lune, les monuments antiques, les ifs et les pins que je n’ai pas revus depuis vingt-cinq ans ; leurs silhouettes se détachent sur le ciel ; leurs ombres parlent à mon esprit et à mon cœur. Quelle serait ma fierté, quelles ne seraient pas mes ambitions si le destin m’avait fait naître romain… »

Comme l’a dit si justement Jean Bernard en recevant, en 1989, Michel Debré à l’Académie française, il y a du Tacite dans l’écriture riche et précise de l’ancien Premier ministre, dont la quintessence est à chercher dans les récits qui émaillent les 2 000 pages de ses Mémoires.

Celui de sa folle course à bicyclette de Ton­neins (dans le Lot-et-Garonne) jusqu’à Angers où, surgissant de la clandestinité, le 10 août 1944, il rétablit la République, alors que les Allemands se battent encore dans les fau­bourgs et que les Américains ont pris langue avec les autorités de Vichy pour tenter de sup­planter les représentants du général de Gaulle, est un modèle du genre.

Entre Ruffec et Poitiers, « pas un travailleur dans les champs, où l’ombre des meules s’étend sur les chaumes. Un sentiment m’étreint : celui de l’éclosion d’un monde nouveau sur les ruines de l’ancien… Une France neuve va revivre dont bientôt, au grand jour, je serai l’un des bâtisseurs… Sur cette route antique qui monte vers la Loire, à coups de jarrets pesant sur les pédales, l’anxiété des années passées se dissout pour laisser place à une espérance aussi belle que la pureté du ciel qui m’appartient… ».

Le voici enfin à Angers. « L’huissier de la porte se présente. Il se nomme Achille… Le préfet se lève et m’invite à m’asseoir, ce que je ne fais pas. Je lui annonce qu’il n’est plus préfet… ».

Arrive un colonel américain. « ll est cas­qué, en tenue de campagne. Il est militaire. Il a des ordres. ll doit s’entendre avec l’autorité en place… Il n’a pas à connaître un nouveau personnage dont il ne sait pas qui il est, d’où il vient, quel gouvernement il représente… Je lui demande s’il a déjà entendu parler du général de Gaulle, s’il mesure ce que représen­tent, aux yeux des Français… des administra­teurs […] qui les ont commandés aux yeux d’un gouvernement mis en place et soutenu par les Allemands…

Je conclus : « Nous sommes en France où je représente le gouvernement légitime, celui du général de Gaulle » …

Je n’entendrai plus parler ni du colonel, ni des Américains, ni du préfet qui quitte la pré­fecture. Les Américains sont occupés à pour­chasser les Allemands et il est bon qu’il en soit ainsi… »

Même humour, même souci du détail, même sens de l’essentiel dans le récit que fait Debré, en août 1954, de sa rencontre avec Edouard Herriot, alors président de l’Assem­blée nationale, qu’il tente, sans trop d’illusion sur la profondeur de son engagement, de ral­lier à son combat contre la CED.

Voici Herriot « en robe de chambre », accueillant Michel Debré et Jacques Chaban-Delmas dans « une petite pièce où les livres empilés, un mobilier disparate et un modeste éclairage donnent une impression de désordre familier ». Debré parle, Herriot répond. « Son jugement est tout subjectif : Je ne veux pas… L’entretien dure plus d’une heure. Nous nous levons. Embrassez-moi, Chaban et vous aussi Debré. Je suis surpris, non remué. Nous repartons, Chaban et moi, dans les salons déserts, puis dans la nuit chaude de Paris. »

Portraitiste accompli, Debré préfère cepen­dant s’attarder sur ses amis plutôt que sur ses adver­saires, surtout quand il les estime peu. Expé­diant leur personnalité en quelques mots, il ne retient vraiment que leurs actes. Jean Mon­net ? « J’ai été trop détesté par cet homme, et je l’ai moi-même trop détesté pour pouvoir le juger impartialement. » François Mitterrand ? « Je ne le connaissais pas à fond, mais j’en savais assez pour juger son peu de zèle pour le service de l’Etat et de la France ».

A coup sûr, Debré l’humaniste est plus à l’aise dans la peinture intime de ceux qu’il aima. Son blason de la Résistance intérieure, chapitre central de ses Mémoires est, de ce point de vue, aussi poignant qu’instructif dans l’ordre historique.

Car, à côté des Menthon, des Bidault, des d’Astier, des Bourdet, des Lecompte-Boinet, de tous les « grands » qu’il côtoya au Comité général d’études, Debré retrace aussi l’héroïsme quotidien des obscurs, qu’il fait revivre par maints détails attachants. Voici Pierre Kaan, professeur de philosophie à Montluçon, trahi par un agent de liaison ; voici Pierre Arrighi, « condamné à une mort affreuse dans un camp où de prétendus cher­cheurs se livraient à d’infâmes expériences humaines » et auquel Debré ne peut penser sans se réciter les vers de Brooke : « Comment un torrent que la plaine attend pour en faire un grand fleuve et que la glace immobilise au sortir de la montagne » … Et aussi Léon Brochard, le mécanicien de locomotive qui des­cendit de sa machine plutôt que de conduire vers la mort un convoi de déportés et partit pour cela, comme esclave, à Dora. Et Simone Lévy, cette assistante sociale du Secours natio­nal de Toulouse, « qui soutenait ceux que per­sonne ne soutenait » et ne revint jamais des camps…

C’est que, même doué d’une mémoire pro­digieuse – qui lui sauva plus d’une fois la vie pendant ses années de clandestinité -, Michel Debré s’obligea, dès 1944, à tout noter, aussi­tôt après l’événement : scènes, portraits, dia­logues ou impressions, son talent d’écrivain doit tout à cette discipline de chaque jour.

Elle atteint son sommet avec la publication de ses deux derniers ouvrages : ses Entretiens avec le général de Gaulle (1993), puis avec Georges Pompidou (1996) …

Ce n’est qu’à la fin des années quatre-vingt – en classant les archives qui serviraient à la rédaction de ses Mémoires – que l’ancien Pre­mier ministre a relu, « à froid », les notes qu’il rédigeait sur le vif à l’issue de chacun de ses rendez-vous avec le Général.

Cette redécouverte fut un choc pour lui.

L’occasion d’offrir aux jeunes générations, celles auxquelles on n’apprend plus que « l’Histoire est tragique » – un document brut sur l’essence même du politique : l’éternel conflit entre la décision et les conséquences de la décision ; entre la tentation de changer le monde et celle d’accompagner seulement son évolution.

En choisissant de ne rien cacher de ses rapports avec le Général – « Les Français aiment les mythes, j’ai eu la chance de servir un homme »  – , Michel Debré fait davantage pour la vérité historique que tous les récits a posteriori. Oui, Debré reprocha jusqu’au bout à de Gaulle de l’avoir progressivement des­saisi de la gestion de l’affaire algérienne ; et c’est avec amertume qu’il l’a entendu pronon­cer, le 14 novembre 1960, les mots de « Répu­blique algérienne », qui ne figuraient pas dans le projet de discours qu’il lui avait soumis. Toutes choses que les historiens subodoraient sans en détenir la preuve.

Le 9 janvier 1962, Debré annonce au Géné­ral qu’une fois les négociations d’Evian menées à bien, il lui remettra la démission de son gouvernement.

« De Gaulle : – Vous m’en voudrez beau­coup…

Debré : – Si je devais vous en vouloir, je vous le dirais, mais je peux profiter de cette occasion pour vous exprimer certaines choses qui me froissent et certaines attitudes que je regrette… ». Et Debré de reprocher au chef de l’Etat de le court-circuiter dans la conduite des affaires courantes : « Je n’aime pas les convocations des ministres sans que j’en sois avisé; je n’aime pas les notes d’instructions et les directives qui vont directement à des membres de mon cabinet pour exécution ; je n’aime pas que, lors de l’exposé de certains problèmes, il soit entendu que je dirai telle chose et qu’un mois ou deux après, une autre position soit affirmée par le chef de l’Etat ».

Ces quelques réflexions en disent plus long sur l’évolution institutionnelle ultérieure de la V’ République que bien des manuels de science politique ! A l’heure où rien ne semble échapper au « domaine réservé » de l’Elysée, quel Premier ministre oserait reprocher au président de la République de s’immiscer dans la vie quotidienne du gouvernement ?

Michel Debré dans sa bibliothèque.

Non seulement de Gaulle n’en a pas tenu rigueur à Debré, mais il semble bien qu’en dépit du drame algérien, leurs rapports n’aient cessé de s’approfondir.

De leur première rencontre à Angers, le 22 août 1944, jusqu’à leur ultime rendez-vous à l’Elysée, le 24 avril 1969, Michel Debré aura toujours à cœur de servir « le plus grand homme qu’ait connu la France ».

Des pages innombrables qu’il lui consacre, les plus fortes sont peut-être celles où, retra­çant le service funèbre organisé à Notre-Dame après la mort du Général, il décrit le malaise qui soudain l’étreint : « Cette cérémonie demeure dans ma mémoire comme une céré­monie manquée ». Non que l’émotion soit feinte, bien au contraire, ni que le spectacle des personnages les plus puissants de l’uni­vers, assemblés en un seul lieu, ne soit excep­tionnel ! Ce qui frappe Debré est ailleurs : c’est le contraste entre les millions de Fran­çais anonymes pleurant de Gaulle, et la rete­nue des « officiels » français.

« Ni les dirigeants de la France, derrière Pompidou, premier responsable, ni ceux de l’Eglise, c’est-à-dire le collège des évêques, n’ont compris la taille de l’homme qui venait de mourir et l’exemple qu’il représentait pour le monde et les générations à venir ! Pourquoi les stalles ne sont-elles pas gar­nies ? Où sont les cardinaux et les évêques de France ?

« Le Général ne fut-il pas un chef d’Etat catholique comme il n’y en eut pas depuis des générations ? Il n’a jamais manqué une messe du dimanche à l’Elysée, à Colombey, à Rome, à Moscou !

« Surtout, il fut de Gaulle ! Personnage unique dans l’histoire moderne, qui n’a pas seulement marqué les Français, mais tous ses contemporains, et leurs enfants, et les enfants de leurs enfants !

« Certes, nous ne pouvions faire parler ni Corneille, ni Victor Hugo, pas même Lacor­daire… Mais un homme du peuple, ou une simple femme qui, en quelques mots, eut rap­pelé les titres du général de Gaulle à l’éter­nelle reconnaissance des Français et, au-delà, de tous ceux qui, dans le vaste monde, atten­dent de la Liberté qu’elle soit la première étape vers la dignité de la personne ?…

« Pas un mot ne fut dit sur le geste de ce général inconnu qui sauva l’honneur de la France, lui permit de garder sa fierté, lui conserva une âme… Pas un mot sur ce chef dont le nom fut le dernier espoir de tant d’hommes et de femmes, combattant sous l’uniforme et sans uniforme, et qui sont morts, son nom sur les lèvres… Pas un mot sur cet homme qui fit honneur à l’huma­nité ! »

C’est qu’entre Charles de Gaulle, « capé­tien » rallié à la tradition républicaine, et Michel Debré, républicain épris de continuité historique, existait, depuis 1944, une étrange synergie, inverse de celle unissant le Général à Malraux.

De même que l’homme du 18 Juin se reconnaissait dans la dimension épique que lui conférait l’écrivain, de même avait-il constamment besoin de débattre des réalités avec le rédacteur de sa constitution, qu’il com­parait aux grands légistes de la monarchie. Ceux qui, attelés aux réformes jusqu’à s’y consumer, se faisaient un devoir d’Etat de contredire le prince quand ils estimaient que tel était son intérêt. De Nogaret (avec Philippe le Bel) à Richelieu (avec Louis XIII), la France est riche de ces sortes de fidélités, aussi exclu­sives que passionnées.

Assailli des notes de son ministre, le Géné­ral ne les laisse jamais sans réponse et les sol­licite bien souvent. S’en lasse-t-il quand elles deviennent répétitives ? Michel Debré ne craint pas de faire sourire à ses dépens quand il raconte que, saisi d’une demande d’audience impromptue, juste avant un conseil, le Général laissa tomber un jour devant son aide de camp : « Une heure lui suf­fira-t-il ? ».

Le plus étrange est que, dans son souci de vérité – attesté par la précision presque sténo­graphique de certains entretiens – , Debré rejoint les institutions poétiques du Malraux des Chênes qu’on abat.

Il y décrit un de Gaulle artisan de sa propre mort politique, satisfait d’avoir rompu son « contrat avec la France » sur un référen­dum « absurde ». Et d’autant plus irrévocable qu’il était « absurde » !

A l’ambassade d’Irlande, le Général avait écrit, peu après son départ, cette troublante dédicace qu’aimait à citer Montherlant, en remarquant qu’elle aurait pu servir d’axiome à la plupart de ses personnages : « Rien ne vaut, il ne se passe rien, et cependant tout arrive, mais cela est indifférent ».

Modeste Cisneros, le Général lance à Michel Debré venu, le 26 mai 1968, le presser de renoncer à son référendum : « Je ne sou­haite pas qu'[il] réussisse… Le monde entier est comme un fleuve qui ne veut pas rencon­trer d’obstacle, ni même se tenir entre des môles. Je n’ai plus rien à faire là-dedans, donc il faut que je m’en aille. Et, pour m’en aller, je n’ai d’autre formule que de faire le peuple français juge de mon destin ».

Debré rétorque-t-il que le référendum a de grandes chances d’être gagné ? « A quoi bon ? » répète de Gaulle. « Ce qui parait le frapper le plus, commente son interlocuteur, c’est le fait que les sociétés se contestent elles-mêmes et n’acceptent plus de règles, qu’il s’agisse de l’Eglise ou de l’université, et qu’il subsiste uniquement le monde des affaires, dans la mesure où [il] permet de gagner de l’argent. Mais sinon, il n’y a plus rien. »

Un an plus tard, le Général dira la même chose, presque mot pour mot, à Malraux : « Les Français n’ont plus d’ambition natio­nale. Ils ne veulent plus rien faire pour la France… Je les ai amusés avec des drapeaux, je leur ai fait prendre patience, mais en atten­dant quoi, sinon la France ? »

Le 27 avril 1969, le verdict tombe. A minuit, Debré appelle de Gaulle, qui a déjà quitté l’Élysée pour la Boisserie. « Eh bien voilà, résume le Général. Nous avons chassé les Allemands, nous avons vaincu Vichy, nous avons barré la route aux communistes, puis à l’OAS. Nous n’avons pas pu apprendre à la bourgeoisie le sens national. »

Le lendemain matin, au fonctionnaire du Secrétariat général du gouvernement venu le saluer, le président du Sénat demande tout de go : « L’intérimaire a-t-il le droit au grand cor­don de la Légion d’honneur ? ».

En bon mémorialiste, Debré n’oublie pas l’anecdote qui tue.

Ce mariage du détail et de la concision atteint assurément son sommet dans la rédac­tion même de la constitution. Nul doute qu’elle lui doive ce que le Code civil doit à Cambacérès : une clarté d’exposition digne d’un Boileau, une concision de style que n’eut pas renié Stendhal.

C’est que, non content d’être juriste, Debré fut aussi un philosophe de la souveraineté, concept qu’il sut, mieux que quiconque, mettre à la portée de tous : le premier chapitre du second tome de ses Mémoires, La République, notre royaume de France, est à cet égard, un morceau d’anthologie : « Abandonner la nation française, c’est renoncer à la liberté dans ce qu’elle a de plus humain, et notam­ment le droit à la promotion de chacun par l’égalité des chances. Un Alsacien est préfet à Marseille, un Breton magistrat en Corse, ou inversement… Hommes et femmes de toutes origines peuvent accéder à tout mandat élec­tif…

« Il faut mesurer la rareté mais aussi l’exceptionnelle valeur d’un état de fait qui permet tout à quiconque, à la condition qu’il soit citoyen de la nation française… Quitter l’Etat-nation pour l’Europe supranationale, bientôt assise sur des souverainetés prétendu­ment régionales, c’est s’engager sur la voie de l’Europe des ethnies… Altérer la souveraineté nationale par la mise en place d’un pouvoir fédéral et, pour mieux réussir, diviser la France en parcelles de souveraineté qui rui­nent l’Etat, c’est pour la liberté un recul déci­sif… ».

On le sent bien dans ses lignes, l’œuvre de Renan a tenu une place essentielle dans la cosmogonie personnelle de Michel Debré au centre de laquelle résidait la nation. La nation, seul lien visible des vivants et des morts, unique source légitime du pouvoir d’Etat.

Des mains de son père, l’illustre pédiatre Robert Debré, Michel avait reçu, en 1934, pour son entrée au Conseil d’Etat, une œuvre-clef qui ne quitterait plus son chevet : la conférence Qu’est-ce qu’une Nation ?, pronon­cée en 1880 par ce même Renan.

Prononçant, cent ans plus tard en Sor­bonne, une conférence sur l’actualité de Renan, Michel Debré résumera : « Si l’on n’a pas le sentiment que l’appartenance nationale domine toutes les autres, l’autorité publique ne peut plus être déléguée à quiconque : on entre dans l’arbitraire et dans la tyrannie… ».

Contre-épreuve de cette loi : l’effondrement militaire, politique et moral de 1940, rançon d’une fuite en avant dans l’abstraction inter­nationale dont il ne cessa de dénoncer les ava­tars (l’ONU ou l’intégration européenne se substituant, après-guerre, au mythe de la SDN et de la « sécurité collective ») : « Ce que les Français ne feront pas pour nous-mêmes, nul ne le fera ; ni leurs amis, ni leurs alliés, encore moins leurs concurrents » répétera-t-il inlassablement… que, depuis son premier livre Refaire la France (cosigné en 1945 avec Emmanuel Monick) jusqu’à ses Entretiens avec Georges Pompidou, Michel Debré n’a jamais cessé de défendre, d’illustrer, d’approfondir, voire de vulgariser ses thèmes de prédilection. Et ce, quel qu’ait été le poids de ses responsabilités gouvernementales, qui ne l’empêchèrent jamais d’écrire chaque soir à son père (« mon plus vieil ami »), ni d’enrichir les archives de ses correspondants de centaines de lettres spontanées sur tous les sujets…

Par leur matière exceptionnelle, ses Mémoires font presque oublier qu’il y eut un Debré pamphlétaire – celui, si caustique, des Princes qui nous gouvernent (1957) – un Debré essayiste (de La mort de l’Etat républi­cain en 1947 à Français choisissons l’espoir, en 1979) ; un Debré journaliste (celui de l’Echo de Touraine ou du Courrier de la colère); mais aussi un Debré pédagogue, se prêtant sans retenue au jeu des questions et des réponses pour accoucher d’un livre entretien (Une certaine idée de la France, en 1972), ou rédigeant, à la diable mais tou­jours avec talent, tribunes libres (sans doute plus de cent dans Le Monde ou Le Figaro), ou « lettres ouvertes » – comme Au service de la Nation (1963), Ami ou ennemi du peuple (1975), Français, choisissons l’espoir (1979) ou Peut-on lutter contre le chômage? (1982) … sans parler de sa propre Lettre politique, qu’il rédigea chaque mois à l’intention de ses fidèles, de 1977 à 1993 !

De tous ces genres, nul doute que le pam­phlet est celui où, s’affranchissant des lois lit­téraires ordinaires, le talent de Michel Debré s’est le mieux épanoui.

Car Debré pamphlétaire n’est plus Debré l’historien, Debré le théoricien, Debré le sage de la République : c’est Debré en liberté, fils du Démosthène des Philippiques, du Cicéron des Verrines, ou du Machiavel qu’il cite en exergue des Princes qui nous gouvernent : « [Qu’ils] ne se plaignent point des fautes commises par les peuples soumis à leur autorité, car elles ne peuvent venir que de leur négligence ou de leurs mauvais exemples ! »

Et Debré d’ajouter : « Erreurs et abus ont déjà entraîné la France très près des abîmes où s’écrasent, avec l’honneur et la gloire d’une nation, la prospérité de l’Etat et la liberté des citoyens. Les responsables sont nos diri­geants, c’est-à-dire nos Princes… Accusons-les, nos Princes, car la France est en danger de mort ! »

Les accuser ? Il ne s’en prive pas quand, entouré d’une poignée de fidèles, il rédige les titres de son Courrier de la colère, dont chaque livraison sonne le glas de la IVe République finissante : Jusqu’à la guillotine (novembre 1957), Trucs et trucages ou encore En 1788 aussi, nos Princes dansaient (février 1958) …

Qui peut dire, quarante ans après ces lignes, que Michel Debré n’est pas un écrivain d’actualité ?

A l’heure où les hommes publics ne sem­blent plus s’adonner à l’écriture que pour faire oublier leur incapacité à changer le cours des choses, lire Debré est un formidable anti­dote au découragement.

Parfois, certes, il suscite la nostalgie, comme dans ses Conversations avec Georges Pompidou. La nostalgie d’un temps, pas si lointain, où les hommes politiques étaient cultivés ; où ils ne déléguaient pas à leurs col­laborateurs le soin de mettre le monde en fiches ; où, confrontés à la décision, les gou­vernements ne s’interdisaient a priori aucune solution alternative ; où, face aux difficultés, ils cherchaient moins à « rebondir » qu’à imprimer leur marque aux événements.

Mais, au-delà des reproches qu’il fait à Pompidou – dont le moindre n’est pas d’avoir profité du dénouement de l’affaire algérienne pour s’imposer, à sa place, comme successeur naturel du Général –, ce dernier récit vaut tes­tament : si Michel Debré s’est finalement décidé à livrer au public une réflexion sur sa « carrière » (un mot qui, le concernant, appa­raît pour la première et dernière fois dans ce livre), c’est pour convaincre les jeunes généra­tions qu’au-delà des ambitions, si légitimes soient-elles, seul compte le service de la France, qui réconcilia in extremis les deux hommes.

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