L’ÉLU DE LA RÉUNION

par Paul Cousseran
Ancien préfet de la Réunion

Michel Debré a été élu député de la Réunion pour la première fois en 1963. Ceux qui, à divers niveaux de l’Etat, avaient accueilli son « exil politique » avec un certain soulagement, ceux qui pensaient qu’un siège de député au rabais le lasserait bientôt, en ont été pour leurs frais. Ce diable d’homme a relevé le défi. Et comme il ne faisait jamais rien à moitié, il a consacré désormais toutes ses pensées à une île lointaine, un peu délaissée, et qu’on appelait autrefois la « Cendrillon » de l’outre-mer français. Il y est resté plus de vingt ans. Le présent témoignage évoque l’action déployée de 1963 à 1972, date à laquelle j’ai quitté mes fonctions à la Réunion. Mais ces dix années ont été de loin les plus importantes si l’on veut tenter un bilan.

Michel Debré était convaincu de l’importance géostratégique de la Réunion, qui offrait à la France un point d’appui de grande valeur, à proximité de Madagascar, de Maurice, des Comores, pays fragiles, dans cet Océan indien où se dévoilaient les convoitises et les manœuvres de superpuissances. Il faut rappeler qu’à l’époque, profitant de l’enlisement des États-Unis dans la guerre du Vietnam, l’URSS et la Chine cherchaient à pousser leur avantage en Afrique orientale. L’Afrique du Sud, géant au milieu des nains, mais déstabilisée en profondeur par les conséquences de l’apartheid, offrait également une proie tentante.

Mais la Réunion, du fait de sa situation, n’était pas à la hauteur des ambitions que Michel Debré concevait pour elle. Si la départementalisation de 1946 et les mesures de rattrapage qui l’avaient accompagnée commençaient à produire leurs effets, l’île était en retard dans tous domaines. Un sous-équipement évident, une industrie sucrière qui n’avait pas réalisé sa modernisation, des structures commerciales et portuaires archaïques, le rendement très inégal de l’agriculture interdisaient d’espérer un développement économique rapide. L’extension de la protection sociale n’avait pas amélioré en profondeur l’état sanitaire de la population, qui affichait des retards inquiétants dans le domaine scolaire (plus de la moitié des adolescents et des adultes étaient illettrés). L’exubérance démographique, qui anéantissait au fur et à mesure les efforts entrepris pour mettre l’enseignement à niveau, complétait le tableau : à bien des égards, la Réunion appartenait encore au Tiers-monde ; sur le plan social, 25% à peine de la population bénéficiait pleinement de l’effort métropolitain.

Pour couronner le tout, la situation politique était incertaine, avec un parti communiste très puissant, qui avait tourné le dos à sa tradition départementaliste et prônait l’autonomie. En face, un personnel politique vieillissant, recruté dans l’oligarchie blanche, englué dans les pratiques clientélistes, cherchait à se maintenir en pratiquant le bourrage des urnes, sport local très ancré dans les mœurs et où les communistes s’étaient illustrés les premiers. Dans un jeu aussi truqué, nul ne pouvait mesurer la réalité des forces en présence.

Conférence de presse avec les présidents des Conseils généraux et régionaux des quatre départements d’Outre-mer (Paris, le 19 janvier 1977).

Dès son arrivée, le nouveau député a décidé de se battre sur tous les fronts du développement économique, social et culturel. Une fois l’administration renforcée, au prix d’un filtrage impitoyable et de l’élimination des inaptes, une politique cohérente a été mise en œuvre. Michel Debré a d’abord pris en main le dossier agricole, aidant les petits planteurs encore nombreux à se remembrer, à s’organiser, à se moderniser, à fréquenter les nouvelles coopératives et la SAFER, à obtenir des prix plus rémunérateurs. Du coup, les usines sucrières ont relevé le défi, se sont concentrées et sont devenues compétitives.

L’équipement de base a été complété à vive allure : trois barrages et leurs centrales hydroélectriques, autant de périmètres d’irrigation, un réseau routier moderne, un nouveau port, un nouvel aéroport, plusieurs hôpitaux et dispensaires. Michel Debré s’est employé aussi à éradiquer les bidonvilles et à promouvoir une politique d’habitat social de grande ampleur (2 800 logements construits en un an). C’est ainsi que sont nés partout des quartiers neufs tel l’ensemble du Chaudron à Saint-Denis, baptisé spontanément « Cité Michel Debré » par la population, tandis qu’on essayait de freiner le mitage des terres productives en préparant des Plans d’occupation des sols.

Puisque dans ce département si pauvre en ressources, le développement dépendait étroitement des capacités de la population, et notamment de la jeunesse, Michel Debré s’est concentré sur les problèmes de formation. En dix ans d’efforts incessants, au prix d’interventions lancinantes auprès des administrations métropolitaines, il a obtenu une mise à niveau très rapide de l’appareil éducatif, depuis le cycle primaire (1 850 classes créées en dix ans) jusqu’à une université ouverte à sa demande. Vingt-deux CES et CET, plusieurs écoles techniques spécialisées, quatre lycées construits. L’effectif scolaire est passé en dix ans de 70 000 à 170 000.

Lui qui affichait en métropole les positions tranchées que l’on sait en matière démographique, il a eu le courage de reconnaître qu’à la Réunion, tous les efforts entrepris étaient réduits à néant par une démographie galopante, et il a couvert de son autorité un programme ambitieux d’encouragement à la migration et une politique de planning familial. Une mesure, également courageuse, et que les communistes n’ont pas manqué d’attaquer, a consisté à écrêter les prestations familiales au-delà du troisième enfant, et à alimenter par ce biais un « Fonds d’action sociale » grâce auquel on a pu financer trois cents cantines scolaires. Du coup, les enfants des familles pauvres, rongés jusque-là par la malnutrition, se sont épanouis, prenant taille et poids à un rythme étonnant. Le « Fonds d’action sociale » a également financé la formation professionnelle, voire l’aide à la migration. La scolarisation et la promotion personnelle des filles devaient avoir bientôt – comme il en est de règle partout dans le monde – un effet réducteur en matière démographique.

Michel Debré a même tenté de mettre en œuvre une politique des revenus, quitte à remettre en cause certains privilèges acquis. Une meilleure répartition des marges entre planteurs et usiniers en constituait le premier aspect. Mais en ville, l’écart se creusait de plus en plus entre les couches sociales bien rémunérées (les fonctionnaires, traditionnellement surpayés, tiraient les salaires vers le haut) et la population pauvre, encore rongée par l’illettrisme, l’alcoolisme, le chômage et l’insécurité.  Michel Debré espérait qu’en maîtrisant les hauses des rémunérations publiques, on mettrait fin à cette spirale dangereuse, à condition bien sûr que les économies ainsi obtenues par l’Etat soient réinvesties dans l’île. La résistance des bureaux parisiens, qui ont refusé obstinément un tel transfert, a malheureusement limité grandement l’ampleur et les effets de la désindexation. Le courage avec lequel Michel Debré a abordé ces dossiers périlleux, au risque de perdre bien des voix, demeure encore aujourd’hui un motif d’étonnement et d’admiration.

C’est ainsi que peu à peu, malgré d’inévitables reculades et malgré des échecs, l’île s’est mise en mouvement, dans les domaines économique, social et culturel, après des décennies de léthargie et de conservatisme colonial. Les progrès ont été si rapides que Michel Debré a eu le temps de les voir avant de quitter l’île en 1988. Une nouvelle société était née, plus ouverte, moins inégale. La situation sanitaire et sociale s’est améliorée au prix d’un efforts financier massif de l’Etat (en matière d’aide sociale) et de la Sécurité sociale. La courbe démographique s’est infléchie, la migration, malgré les attaques incessantes des communistes (qui ont réussi en 1981 à stopper le mouvement) s’est stabilisée à un bon niveau, parce qu’elle n’est plus considérée comme un exil, du fait de la démocratisation du transport aérien. Les îlots de sous-développement des banlieues populeuses et des zones montagneuses enfin désenclavées ont été peu à peu réduits (on n’a bientôt plus parlé des « petits blancs des hauts »).

Cette société plus moderne ne pouvait qu’avoir des exigences nouvelles en politique. Les jeunes générations, les classes moyennes surgies en grand nombre, n’allaient bientôt plus supporter un paysage politique figé, avec des élus recrutés par cooptation, dans la seule oligarchie blanche, et se perpétuant au pouvoir grâce, souvent, à la fraude électorale. Celle-ci existait à l’état endémique depuis que les communistes l’avaient utilisée à grande échelle pour conquérir les mairies après-guerre, et que les « nationaux » l’avaient utilisée pour les évincer de leurs bastions. Elle était la partie la plus discutable du folklore insulaire, elle déconsidérait l’Etat, témoin passif de pratiques qui engendraient l’absentéisme électoral et la désertion civique.

Michel Debré a eu l’immense mérite d’aider la Réunion à rompre avec ce passé révolu. Pour cela, il n’a pas hésité à affronter ceux-là mêmes qui l’avaient soutenu au départ, qui, conscients de ce qu’il apportait à leur île, l’avaient constamment et loyalement réélu, mais qui supportaient mal les bouleversements survenus et le rajeunissement du personnel politique (sans compter la résorption de la fraude, procédé commode). Ce fut la partie la plus difficile qui se joua de manière feutrée, tout au long de ses vingt ans de mandat. Lassé, un peu déçu, mais convaincu que l’objectif qu’il s’était fixé était atteint, il s’est retiré en 1988. Il avait 76 ans.

Ainsi s’est achevé le long parcours d’obstacles que l’ancien Premier ministre avait choisi d’accomplir avant d’être poussé à se retirer. Mais la Réunion avait eu le temps de réussir son développement, suscitant le respect et l’admiration des pays voisins, et le peuple réunionnais avait eu le temps de sortir de son abstention initiale, pour prendre dans la vie publique la place qui lui revient. Ce qui était encore dans les années cinquante une « vieille colonie » était devenue, en tous domaines, un authentique département français. Mission accomplie.

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