LES MÉMOIRES DE BISMARCK

Édition présentée et annotée par Jean-Paul Bled
Éditions Perrin, janvier 2021
644 pages, 27 euros

En ce début d’année 2021, les éditions Perrin ont eu la bonne idée de remettre à la portée de la main les Mémoires d’Otto von Bismarck (1815-1998), dans une nouvelle édition présentée et annotée par notre ami Jean-Paul Bled, membre de la Convention et du Conseil scientifique de la Fondation, incomparable historien de l’Allemagne et auteur lui-même d’une biographie du « Chancelier de Fer » (éditions Perrin, 2011). Evidemment, c’est cette biographie qu’il faut lire pour connaître le Bismarck véritable.

La présentation de Jean-Paul Bled alerte sur la singularité des Mémoires : c’est un ouvrage posthume, composé sur plusieurs années par Bismarck après son départ du pouvoir (1890), avec plusieurs collaborateurs successifs, sur la base de souvenirs personnels plus que d’archives, etc. C’est bien sûr un plaidoyer pro domo, avec les facilités d’usage prises avec la vérité, mais c’est aussi un ouvrage composite, où les chapitres ne suivent pas nécessairement l’ordre chronologique, et où parfois la simple consignation des échanges épistolaires avec, notamment, les souverains de Prusse et d’Allemagne, tient lieu de fil conducteur. Ajoutée à la taille respectable de l’ouvrage, à la traduction originale d’Ernest Jaeglé, peut-être un peu vieillie aujourd’hui, cette structure d’ensemble peut susciter une légitime appréhension au moment de se lancer dans la lecture. Jean-Paul Bled nous convainc néanmoins facilement de l’intérêt attaché à ces Mémoires, autoportrait du grand homme de l’unification allemande au XIXe siècle.

Ce qui frappe de prime abord, c’est l’approche plutôt intellectuelle qu’événementielle des grands moments de ce long gouvernement (1862-1990) : les guerres menées successivement contre le Danemark (1864), puis l’Autriche (1866), puis la France (1870), ou le Kulturkampf livré ensuite contre les intérêts catholiques en Allemagne pour consolider l’unité allemande sous l’égide de la Prusse. Le maître-mot est bien entendu la défense de l’intérêt allemand, confondu avec celui du service du souverain prussien, principe directeur dont Bismarck se veut le champion. Ad augusta per angusta : Jean-Paul Bled rappelle parfaitement, dans son introduction, les responsabilités de Bismarck là où ce dernier les dissimulent parce qu’elles sont peut-être moins honorables car trop empreintes de Realpolitik, mais enfin la réussite politique de Bismarck est peu contestable. Conservateur et réformateur à la fois, évidemment machiavélique à l’occasion, il a su la plupart du temps trouver les bons équilibres pour durer au pouvoir et finir par imposer sa vision des choses.

Pour qui aime la science politique et la géopolitique européenne, les Mémoires sont une mine de réflexions intéressantes ou utiles : sur les intérêts permanents des nations, sur les compromis nécessaires à une paix durable, sur l’histoire allemande, etc. Avec le recul que nous donnent aujourd’hui plus de cent années écoulées depuis la mort de Bismarck, il est impossible de méconnaître la hauteur de vues et la perspicacité de bien de ses intuitions, comme le péril qu’il discernait, pour l’Allemagne, d’une possible alliance entre la Russie et la France – raison notamment de ses désaccords avec Guillaume II –, ou encore sur les conditions du bon exercice du « concert européen ». A bien des égards, la construction européenne d’après 1945 rappelle, à une autre échelle, les difficultés qu’il a rencontrées lui-même pour construire l’unité à l’échelle allemande, pour faire des anciennes principautés indépendantes le corps germanique que nous connaissons aujourd’hui.

Par contraste, on voit aussi ce qui sépare l’exercice actuel de la politique de sa pratique au temps de Bismarck, et notamment un usage de la guerre en Europe conçu comme un scénario toujours possible et même parfois souhaitable, l’affrontement avec la France étant d’ailleurs ouvertement assumé comme le moyen d’obtenir le consensus politique allemand en faveur de la création (ou la re-création) du Reich. Sur un mode plus anecdotique mais non moins récurrent dans les Mémoires, on est surpris par les fréquentes allusions de Bismarck aux néfastes influences féminines dans la politique ! Il faut y voir la petite vengeance du combat trentenaire qu’il a dû soutenir contre la reine, puis impératrice Augusta, l’épouse de Guillaume Ier, à laquelle il reproche des intentions libérales systématiquement opposées à sa politique conservatrice ou « nationale ».

Comme le rappelle Jean-Paul Bled, les silences de Bismarck sont calculés. La figure de probité candide qu’il se donne pour la postérité est trompeuse. Certes, il a su tempérer la politique prussienne après Sadowa (1866), par exemple, au prix d’une certaine hostilité de l’armée qui aurait souhaité que des avantages plus tangibles soient retirés de cette campagne victorieuse contre l’Autriche. Bismarck justifie sa politique par la volonté de ne pas créer d’esprit de revanche rendant pour l’avenir les alliances très difficiles, sinon instables ou impossibles. Contraste terrible, la question de l’Alsace-Lorraine, qui, rétrospectivement, aura été le contre-exemple de cette sage politique, n’est pas même évoquée dans les Mémoires. D’autres lacunes, peut-être moins feintes, peuvent être relevées : si l’on sent Bismarck à son aise dans la grande politique internationale, cela reste une politique européenne, avec un manque de coup d’œil prospectif sur la dimension mondiale à venir des querelles européennes. De même, s’il a su accompagner avec une grande intelligence, par de nombreuses réformes sociales, la modernisation de l’économie allemande, ce succès aura été en quelque sorte construit sur le besoin des compromis nécessaires au maintien de la monarchie. On ne lui sent évidemment aucune sympathie pour l’émergence de la vie démocratique !

Les Mémoires de Bismarck sont au total un mélange curieux de souvenirs personnels et de philosophie politique, mais d’une philosophie sans pédantisme, d’une sorte de philosophie expérimentale. Il y entre une part de la fameuse maxime du Guépard de Lampedusa, mais exprimée par un acteur du premier plan, et non par un observateur. Jean-Paul Bled rappelle avec perspicacité les appellations de « réactionnaire rouge » et « révolutionnaire blanc », qui, pour le meilleur et pour le pire, collent bien au personnage.

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