RIMBAUD ET LA MER ROUGE (1880-1891)
de Gilles Ragache
CPHF éditions, 2021

par Éric Branca

Bien loin de Charles de Gaulle, dont il est familier, mais aux sources de l’épopée éthiopienne de l’empereur Hailé Sélassié (1892-1975) qui admirait tant le Général pour sa vision des indépendances africaines, notre ami Gilles Ragache nous livre un essai aussi passionnant qu’attachant sur la seconde partie de la courte vie d’Arthur Rimbaud : les dix ans que le poète  passa, comme négociant et explorateur, dans l’intimité du Négus Ménélik (1844-1913) et du Ras Makonnen (1852-1906), respectivement oncle et père du futur « roi des rois ».

Dans cette étude puisée aux meilleures sources – l’abondante correspondance de l’auteur d’Une saison en enfer mais aussi les témoignages rarement exploités de ceux qui partagèrent son aventure -Ragache corrige l’image ressassée de l’aventurier maudit n’ayant abandonné la poésie que pour sombrer dans l’errance puis la déchéance. Au contraire, son enquête rejoint et corrobore l’intuition de Victor Ségalen qui, après s’être rendu sur les lieux même où, dix ans plus tôt, vivait encore « l’homme aux semelles de vent », en avait conclu qu’il y avait eu, de fait, « deux » Rimbaud et que sa formule célèbre, « Je est un autre » était bien autre chose qu’un aphorisme d’adolescent surdoué.

« Pendant dix ans, sur les bords de la Mer Rouge, écrit Gilles Ragache, Rimbaud a bien cherché à être ‘‘un autre’’ et, au bout du compte, il fut son double. Fuyant la drogue et les paradis artificiels, il a voulu devenir explorateur, homme de sciences, négociant… et il fut un peu tout cela à la fois ».  Et même, comme le révélera, plus tard, son ami Armand Savouré qui soutint, à ses côtés, la résistance du négus Ménélik contre l’impérialisme italien, « un des plus forts arabisants qui ait existé ». Faisant justice de la légende qui voudrait que Rimbaud, pour conjurer ses mauvaises affaires, se soit adonné par moments au trafic d’esclaves, Ragache révèle que ce fut même tout l’inverse. Lorsqu’il séjourne à Obock, petit sultanat au débouché de la Mer rouge, il soutient en effet les efforts du gouverneur français, Léonce Lagarde, qui vient d’y être nommé, pour mettre hors la loi cette pratique. Officiellement sous souveraineté française depuis 1862, Obock était jusqu’alors l’une des plaques tournantes du marché aux esclaves de Tadjourah, dominé par les trafiquants arabes et les tribus Danakils (Afars) – d’où sa réputation et, par extension malveillante, celle de tous ceux appelés à y séjourner !

Au côté du gouverneur Lagarde, le poète devenu négociant ne se contente pas de mettre fin à la traite des noirs. Face à l’impossibilité de désenclaver Obock, mal relié à l’Éthiopie centrale, si ce n’est en soixante jours, par des pistes traversant l’un des déserts les plus inhospitaliers d’Afrique, donc impropre à la construction d’un chemin de fer, Rimbaud propose « sa » solution : construire ex nihilo une ville et un port à Djibouti, ce qui permettra non seulement d’accéder facilement à l’hinterland éthiopien, mais de concurrencer Zeilah (aujourd’hui en Somalie), point d’appui militaire et commercial solidement tenu par les Britanniques. Dans la presse égyptienne de l’époque, Ragache a retrouvé les articles de Rimbaud défendant cette solution qui finalement s’imposera, ce qui fait de l’auteur du Bateau ivre l’un des pères, sinon le père de Djibouti, en même temps qu’un authentique prophète dans l’ordre géopolitique : est-il besoin de rappeler l’importance de verrou stratégique ?

Par ce petit livre dont chaque page s’ouvre sur de nouveaux horizons – on y apprend par exemple, que loin d’être ruiné, Rimbaud rentra à Marseille pour y mourir avec sur lui une ceinture de cuir contenant 36 000 francs en pièces d’or, une fortune pour l’époque ! –  Gilles Ragache démontre combien l’auteur des Illuminations avait raison de tenir pour des voyants les « poètes de sept ans ». « C’est donc la maladie, et non la faillite qui, résume-t-il, était venue à bout de son entreprise ».

Éric Branca

Gilles Ragache, Rimbaud et la mer rouge, Les essais, CPHF éditions, 60 pages, 8 euros.

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