UN HOMME D’ÉTAT D’AUTREFOIS

par Patrick Samuel

Lorsqu’à la fin du siècle dernier, trois ans après la mort de Michel Debré, j’entrepris d’écrire une biographie du premier Premier ministre de la Cinquième République, je n’avais aucune qualité dont me prévaloir : ni historien professionnel, ni universitaire, je ne l’avais pas rencontré et je ne me souviens pas que ceux de ses collaborateurs, sous l’autorité desquels j’avais commencé ma carrière, n’aient jamais évoqué devant moi leur ancien patron. Aucune qualité, mais un engagement, celui d’un gaullisme profond mais intime et jamais encarté, et une adhésion, celle d’un serviteur de l’État à une certaine idée de l’État que ce sujet me paraissait incarner. Et je savais cependant combien de son vivant cet homme n’avait été ni aimé ni compris.

En 1959, la presse, quasiment toute d’opposition, ne lui pardonnait guère de s’être fait sans relâche, dix années durant, le procureur qui requérait contre la Quatrième République et ses « princes », auxquels il lançait :  » Demain, la route, sachez-le, sera libre jusqu’à la guillotine « . Elle voyait d’abord en lui l’âme de tous les complots ; bien qu’il s’opposât par les voies les moins mystérieuses qui fussent : le verbe, la plume, les déjeuners en ville, elle le désignait comme maître d’œuvre d’une magistrale conspiration. Pour Pierre Viansson-Ponté alors chef du service politique du Monde, il était « le Monck de la nouvelle restauration », « le Fouquier-Tinville de l’antisystème« , « brun, mince, le visage aigu, la voix déchirée, le verbe haut, fin comme une lame, toujours prêt à bondir, à cingler, à vibrer…, il fait penser à un personnage de Goya« . Puis le discours avait changé et les mois passant, on lui reprochait désormais sa loyauté et son zèle pour le général de Gaulle. Dans  » La Cour « , la toute nouvelle rubrique ouverte par Le Canard Enchaîné, Roger Fressoz qui signait André Ribaud, n’était pas tendre :  » M. De Bré, qu’on appelait ordinairement M. Le Prince-qui-nous-gouverne, était un homme de taille médiocre, assez boudin de figure, l’œil enfoncé, la mine basse, le cheveu noir, fort garçon d’ordre, avec une sorte de raideur, pour qui des riens étaient continuellement des hydres, le propos moral et sentencieux, l’air plein de sévérité et à se faire craindre des plus humbles à proportion qu’il était lui-même plus bas devant le roi. On l’avait cru longtemps un alezan tout de ruade et qui resterait indomptable. Il n’était au vrai qu’un cheval d’aucune race, bon à tirer tous les attelages, à être bâté à toute charge, à haler n’importe quoi jusqu’à bout d’échine, pourvu que le roi, mais le roi seul, lui fit sentir rudement le bridon et le fouet. M. Le Prince était né sujet. Il portait le titre de Premier Ministre du roi : il n’en était authentiquement que le dernier secrétaire ». Le pastiche de Saint-Simon était excellent mais j’allais bientôt mesurer combien le trait était, non pas grossi, ce qu’eût appelé le genre, mais faux. L’hebdomadaire satirique, qui couvrira d’un entonnoir le chef de « Michou la Colère dit l’amer Michel », ne contribuera pas peu à répandre l’image plutôt ridicule d’un grognard trop austère dans ses mœurs, trop rigide dans ses principes, et outrancier dans son expression.

Michel Debré avec son père Robert Debré.

À vrai dire, comme le général de Gaulle, Michel Debré n’aimait guère la presse, qu’il tenait pour un pouvoir irresponsable, et celle-ci le lui rendait bien ; mais autant le premier s’était parfaitement adapté à l’outil médiatique, allant jusqu’à renoncer, sur le conseil de Marcel Bleustein-Blanchet à porter des lunettes en public et s’imposant ainsi d’apprendre ses discours par cœur, autant le second était peu soucieux des artifices d’image : d’une voix étrange, brisée, il pratiquait une éloquence un peu décalée, aux accents de prédicateur presbytérien, forgée au Sénat en des temps où n’existaient pas les dispositifs d’amplification sonore qui faisaient désormais passer ses effets oratoires pour des coups de colère. Obsédé par le bien public, comme le dira Maurice Schumann, « au point de se demander si plaire n’était pas un péché », Michel Debré ne se souciait pas de popularité : « pour le convaincre du bien-fondé d’un projet, il fallait, bien sûr, qu’il lui parut bon pour la France, mais il était encore plus séduit si on le prévenait que ce projet risquait d’être impopulaire car c’était pour lui la preuve qu’il n’allait pas dans le sens de la facilité. Il était tout le contraire de la plupart des hommes politiques » ». Dans la France des années soixante-dix, il se montrera même politiquement tout à fait incorrect : réformant le régime des sursis militaires, où l’abus était devenu la règle, brandissant le spectre du déclin démographique et appelant de ses vœux une France de cent millions d’habitants alors que la famille ne faisait plus recette ; parlant de souveraineté nationale alors que le courant de l’abandon aux facilités de l’euro fédéralisme était chaque jour plus puissant ; se dressant en gardien de la vraie Croix de Lorraine devant les dérives d’un giscardisme triomphant et encore paré des apparences de la modernité.

Et je découvris combien cet homme d’État mal aimé qui fatiguait « le trône et l’opinion de ses avertissements dédaignés », ce parlementaire peu populaire, respecté par ses pairs mais mal écouté d’eux, brocardé par la presse, maltraité par les urnes, oublié du grand public, avait profondément gravé sa marque dans tous les domaines de la vie nationale ; il n’avait pas seulement créé l’ENA et présidé à l’élaboration de la Constitution, ce qui n’est pas rien mais à quoi trop souvent on le réduit ; il avait réformé voire bouleversé les structures de l’agriculture, de l’éducation, du système de santé, de la justice, de la fonction publique, de l’aménagement du territoire et du système bancaire et financier, inventé notre dispositif de formation professionnelle, ouvert les fonctions civiles et militaires aux femmes, organisé notre recherche scientifique et technique, lancé la programmation militaire, donné une impulsion décisive à la politique spatiale… L’œuvre était immense ; elle était la sienne ; car si à l’origine du redressement, il y avait Charles de Gaulle au sommet et aux commandes, « à la base, comme l’a écrit Henri Amouroux, on trouve souvent Debré. »

Dans cette existence qui traverse le vingtième siècle, on observe trois grandes périodes. Jusqu’en 1958, celle des années d’apprentissage, apprentissage de la République jusqu’à la guerre, l’apprentissage des armes dans la Résistance, apprentissage du combat politique au Palais du Luxembourg ; ensuite vient celle durant laquelle, jusqu’en avril 1962, il a été le Premier ministre du général de Gaulle ; la troisième période enfin, sans doute pour lui la plus difficile, qui va de 1973 à sa mort, est celle durant laquelle il redevint simple ministre puis parlementaire.

L’apprentissage de la République est la période durant laquelle Michel Debré reçoit l’empreinte capitale du milieu familial, empreinte capitale car cet homme est inintelligible sans son père et sans sa mère. Du premier, le professeur Robert Debré, éminent fondateur de la pédiatrie moderne, il tient la culture et le sens politique, au noble sens du terme, d’un grand bourgeois libéral de l’entre-deux-guerres, d’un bourgeois de fonction car la dynastie Debré est celle d’une bourgeoisie de fonction, non pas d’une bourgeoisie d’affaires. De la seconde, il tient la conviction qui l’animera toute son existence, que les femmes doivent bénéficier de droits égaux à ceux des hommes et pouvoir participer sans entraves aux charges professionnelles et publiques. Rôle peu connu que celui qu’a joué Michel Debré dans ce que l’on a appelé, par la suite, la libération de la femme. C’est pourtant  lui qui pour la première fois depuis 1936, appellera une femme, Mme Nafissa Sid Carra, au gouvernement. C’est aussi grâce à lui que des femmes pourront accéder dans la fonction publique aux plus hauts grades civils et militaires.

Influence aussi de l’environnement dans lequel il était né, celui de la IIIème République c’est-à-dire d’un univers politique décadent sur lequel il jette le regard consterné d’un haut fonctionnaire, membre du Conseil d’État depuis 1934.

Influence de l’armée enfin. Ce major de Saumur  conservera  de son passage sous les drapeaux une admiration presque sans nuances pour l’ armée et pour les militaires qui ne le quittera pas et qui l’amènera même, beaucoup plus tard, à manquer de lucidité à la veille du putsch d’avril 1961.

Dans la Résistance, Michel Debré jouera un rôle éminent à quatre titres : en participant à la réflexion du Comité National d’Études mis en place par Jean Moulin ; en collectant les fonds nécessaires aux finances de la Résistance ; en menant la mission de désignation des préfets qui prendront à la Libération la place de ceux de Vichy et qui seront chargés de prévenir la mise en place de l’AMGOT [1], ce gouvernement militaire que les Américains étaient prêts à imposer à notre pays s’ils n’avaient pas trouvé en face d’eux une administration mise en place par la France Libre ; en s’engageant dans  CDLR, “Ceux De La Résistance”, le réseau de Lecompte-Boinet. Mais c’est en août 1944 que ce gaulliste, qui n’était pas à Londres, voit s’incarner une fidélité qui ne le quittera plus :  il rencontre enfin et pour la première fois le général de Gaulle à Laval alors que ce dernier remonte triomphalement vers Paris. « Bonjour, Monsieur Jacquier »… « Jacquier » était l’un des pseudonymes de Michel Debré dans la clandestinité.

Au lendemain de la Libération, il occupera successivement les fonctions de Commissaire de la République à Angers, de conseiller pour la fonction publique au cabinet du Général puis de Secrétaire général aux affaires allemandes et autrichiennes. Puis un immense sentiment de frustration l’envahit, qui le pousse en octobre 1948, à se lancer dans le combat politique. C’est ce sentiment qui va nourrir la colère du sénateur-tribun des années cinquante. Le sentiment que sa génération, en dépit des combats qu’elle a menés, a été spoliée de la victoire par une IVème République retournée aux errements du passé. Le travail de Michel Debré à la Haute assemblée, alors Conseil de la République, portera principalement sur les questions de politique étrangère : la question allemande, la désolante affaire de la Sarre et bien sûr le projet de Communauté Européenne de Défense, affaire grave et capitale s’il en fut, car c’était la souveraineté voire la survie de la France en tant qu’État indépendant qui était en cause. Elle se conclura sur un mot de Michel Habib-Deloncle : “La bête est morte”. Et la France doit sans nul doute à Michel Debré, missionné par le général de Gaulle pour mener ce combat, d’avoir pu par la suite se doter de l’arme nucléaire, rester maîtresse de sa défense, de son armée, en somme de son destin.

Les années cinquante sont aussi celles de la colère, exprimée dans le célèbre Courrier éponyme où Michel Debré fustige la classe politique d’alors et la façon dont elle gère l’affaire algérienne. Ce sont celles enfin où Michel Debré, avec ceux que l’on appelait les barons du gaullisme, travaillait au retour du Général, non pas comme on l’a dit en complotant : les comploteurs agissent dans l’ombre et il agissait quant à lui de la manière la plus visible, voire la plus tonitruante qui fût…

La seconde période de cette vie passée sous trois Républiques se confond avec l’aube de la Cinquième. Michel Debré, Garde des Sceaux dans le dernier des gouvernements de la Quatrième République, que dirige le général de Gaulle, va réaliser, en un semestre, un travail tout à fait étonnant. Le projet de nouvelle Constitution, bien sûr, mais aussi une réforme complète de notre organisation judiciaire, laquelle n’a guère changé depuis. En 1959, il est appelé à Matignon et pendant les trois ans trois mois et trois jours que durera son mandat de premier Premier ministre de la Cinquième République, Michel Debré va réaliser une œuvre stupéfiante par son ampleur et sa diversité, qui fait de lui l’un des plus grands légistes de l’histoire de notre pays…

Car Michel Debré, c’est tout à la fois le redressement économique et financier de la France, le lancement d’une nouvelle monnaie que l’on appelait alors le franc lourd, la mise en place de l’assurance-chômage, la création d’un grand service de l’Éducation nationale réconciliant enseignement public et enseignement privé, ce sont aussi la réforme structurelle de notre politique agricole, le lancement de l’aménagement du territoire, la création des parcs naturels, le début de l’aventure spatiale française, c’est enfin la loi de programmation militaire qui nous permettra acquérir la triade nucléaire, sans compter, quelques années plus tard, les réformes fondamentales qu’il réalisera rue de Rivoli puis à l’Hôtel de Brienne telles qu’entre autres l’introduction de la TVA, l’invention de la formation professionnelle continue et la rénovation en profondeur du complexe militaro-industriel. Cet homme étonnant est sans nul doute l’un des principaux bâtisseurs de la France moderne.

La troisième partie de l’existence de Michel Debré inspire au biographe un sentiment d’amertume. Rue de Rivoli, au Quai d’Orsay, rue Saint-Dominique, il aura été un grand ministre mais certes pas un ministre heureux. Est-il possible de l’être lorsque l’on a été Premier ministre et plus encore lorsque l’on a été celui du général de Gaulle ? Après qu’en 1973 il aura quitté les affaires, sa voix dans l’enceinte du Palais-Bourbon, restera très écoutée ; dans “La lettre de Michel Debré” il exposera, dans tous les domaines, des analyses brillantes et prophétiques sur un bon nombre de sujets, qu’il s’agisse de la guerre économique, du déclin démographique, de la désindustrialisation et des menaces pesant sur la cohésion nationale. Car  « prêcher le bonheur par la diminution du nombre des enfants, de la durée du travail, de la capacité de défense, ce n’est pas ouvrir de belles perspectives, c’est au contraire, condamner à la défaite un pays par manque de cerveaux ou de bras ; à la pauvreté par l’insuffisance d’épargne et d’investissement ; à la servitude par la disparition du patriotisme ». Mais cet homme qui défend la famille dans une société où la famille est désormais une valeur brocardée, qui brandit la Croix de Lorraine dans une France où triomphe l’apparente modernité du giscardisme, qui communique mal dans un monde où la communication règne de plus en plus en maîtresse, en vérité cet homme a subitement vieilli.

« Convaincu qu’il faut à la France la grandeur et que c’est par l’État qu’elle l’obtient ou qu’elle la perd, il s’est voué à la vie publique pour servir l’État et la France. S’il s’agit de cela, point d’idées qui ne soient étrangères à son intelligence, point d’événements qui n’éprouvent et, souvent, ne blessent son sentiment, point d’actions qui ne dépassent sa volonté ! Toujours tendu dans l’ardeur d’entreprendre, de réformer, de rectifier, il combat sans se ménager et endure sans se rebuter. D’ailleurs, très au fait des personnes, des ressorts et des rouages, il est aussi un homme de textes et de débats qui se distingue dans les assemblées. Mais certain, depuis juin 1940, que de Gaulle est nécessaire à la patrie, il m’a donné son adhésion sans réserve. Jamais, quoi que puisse lui coûter ma manière de voir, ne me manquera le concours résolu de sa valeur et de sa foi ». De tous les hommes dont Charles de Gaulle a brossé le portait en quelques lignes d’une incomparable et majestueuse concision, aucun n’a reçu hommage plus circonstancié et dont les mots sous une telle plume aient un tel poids. Et au terme de trois années et de trois mois, quand il se sépare du premier Premier Ministre de la Cinquième République, il le fait dans des termes très particuliers. « Après pareil accomplissement, je pense, comme vous-même le pensez, qu’il est conforme à l’intérêt du service public que vous preniez maintenant du champ afin de vous préparer à entreprendre, le moment venu et dans des circonstances nouvelles, une autre phase de votre action ».

Charles de Gaulle l’a dit peu après et l’a écrit plus tard : il ne voyait alors que son ancien Premier ministre qui puisse lui succéder aux affaires. C’est en tout cas ma conviction d’historien, partagée en son temps par Alain Peyrefitte, que le Général a caressé l’idée de faire de Michel Debré son successeur avant le spectaculaire échec électoral de ce dernier aux législatives de novembre 1962. Celui-ci aurait-il été mieux inspiré de ne pas rapetisser son image en redescendant dans l’arène politique après avoir été le Premier ministre du Général et de prendre du champ en attendant que s’ouvre à lui la porte d’un destin national ? Michel Debré était un parlementaire dans l’âme et s’il eût agi autrement il n’aurait pas été Michel Debré…Tel est bien au fond le paradoxe d’un homme inspiré par une absolue fidélité, un sens presque sacrificiel de l’État et un amour intransigeant de la France, qui a choisi alors de servir ailleurs et autrement mais d’une manière qui ne l’a sans doute pas rendu heureux.

Tout cela se passait en des temps où les gouvernants regardaient haut et loin et n’avaient pas l’œil rivé sur les sondages et les réseaux sociaux, où les gouvernés étaient souvent consultés par referendum, où la loi du marché n’était pas celle de la République et où notre pays entendait conserver la maîtrise de son destin ; en des temps où la France retrouvait sa grandeur et où l’État était fort et respecté ; en des temps très anciens…

Patrick Samuel

[2] American Government of Occupied Territories

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