Il est un moment où, quand l’actualité devient l’Histoire, un premier coup d’œil rétrospectif s’impose. De fait, depuis le 11 septembre 2001, les événements se sont enchaîné, complexes et violents, en une vaste conflagration planétaire hybride, un incendie jamais éteint de Kaboul à Bagdad, de Bali à Tombouctou, d’Alep à Molenbeek. Aussi le remarquable ouvrage de Marc Hecker et Elie Tennenbaum vient-il à son heure. Les auteurs, chercheurs à l’Institut Français des Relations Internationales (IFRI), ont rassemblé les meilleures sources actuellement disponibles (livres, articles, blogs, interviews) et rédigé un texte clair et précis dont ils peuvent être assurés qu’il fera date. Parmi les seize chapitres chronologiques qui racontent vingt années de djihadisme et de contre-terrorisme s’intercalent des « enseignements stratégiques » très précieux, avant un dénouement en cinq questions (se demandant notamment « qui a gagné la guerre de vingt ans ? »).

Tout est à lire, sans en perdre ne serait-ce « qu’une miette »… ! Aux éléments relativement connus (les guerres américaines en « Af-Pak » et Irak) s’en ajoutent d’autres qui le deviendront davantage au fil des pages ; par exemple au chapitre 12, avec une plongée dans les entrailles de DAECH. Le volet français de cette histoire bénéficie d’un traitement éclairant et sobre (quand bien même le lecteur y retrouvera au chapitre 13 la tristesse ou la colère ressenties lors des attentats des années 2015-17). On sera frappé par la résilience et la plasticité tactique des différentes structures djihadistes, capables d’encaisser de rudes coups, de perdre leur assise territoriale, d’essaimer à peu de frais via les réseaux sociaux en de nombreuses « filiales » régionales et groupuscules infiltrés ; bref, d’être un ennemi fort malcommode à éliminer. Che Guevara voulait en son temps créer « deux, trois, de nombreux Vietnam » ; d’autres y sont parvenus à leur manière…  Et on n’omettra pas de se souvenir de l’irénisme des nations occidentales croyant que la démocratie s’exporte à coups de missiles Tomahawk et qu’un régime libéral « prêt à l’emploi » soupirait secrètement dans l’ombre de Saddam Hussein, du docteur Bachar ou du colonel Kadhafi. Non plus que de se demander dans quelle mesure les approximations sinon les mensonges (par exemple ceux de l’administration Bush Jr à propos du supposé arsenal nucléaire irakien en 2003), ainsi que les inévitables dégâts collatéraux des frappes aériennes, n’ont pas quand même un peu « boosté » le djihadisme. L’ouvrage propose aussi deux cartes en couleur permettant une vue globale du théâtre des opérations. On y croise par ailleurs un grand nombre de protagonistes et, s’il fallait émettre un regret, ce serait de ne pas disposer d’un répertoire biographique même succinct, au-delà des « têtes d’affiche » les plus connues comme Oussama Ben Laden ou Abou Bakr al Baghdadi (dont Donald Trump avait annoncé ainsi la mort en conférence de presse le 27 octobre 2019 : il est mort comme un chien. Il est mort comme un lâche. Le monde est maintenant plus sûr. Que Dieu bénisse l’Amérique). Gageons qu’une réédition, en format « poche », pour élargir encore le lectorat, y pourvoira… Quoiqu’il en soit, la lecture achevée, on sera effaré par les chiffres : l’université américaine Brown estime, par exemple, que les Etats-Unis ont dépensé 6 400 milliards de dollars dans cette lutte. Quant au bilan humain, toutes zones confondues, le million de morts est atteint et le décompte macabre se poursuit.

S’il n’est finalement qu’une seule certitude, c’est que cette guerre d’un genre particulier ne s’achèvera pas canoniquement par un congrès de Vienne ou un traité de Versailles. Terminera-t-elle d’ailleurs bientôt ? Les Etats-Unis et l’Union Européenne le souhaiteraient vivement à l’heure de l’activisme « musclé » russe et chinois et de la pandémie de COVID-19 (décrite dans la publication djihadiste an-Naba en mars 2020 comme un châtiment divin pour les mécréants et les infidèles). Mais pas leurs ennemis. D’ailleurs, les Talibans viennent de reprendre Kaboul… Retour à la case départ ? Victorieux à El Alamein, Churchill avait déclaré : ce n’est pas la fin ; ce n’est même pas le commencement de la fin ; mais c’est peut-être la fin du commencement. Aujourd’hui, où en sommes-nous ?

Franck Roubeau

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