DE GAULLE ET L’OUTRE-MER : DE LA SOUVERAINETÉ À L’INFLUENCE

Par Frédéric Turpin*
Historien et membre du Conseil scientifique de la Fondation Charles de Gaulle

S’il faut entendre par « souveraineté » la capacité à maîtriser les choix stratégiques qui façonnent le destin de la France, la notion est assurément consubstantielle à la pensée gaullienne. Le général de Gaulle l’a déclinée, tout au long de son action publique, sur tous les sujets touchant à la nation France. Elle se confond souvent, dans le discours gaullien, avec le terme plus emblématique d’« indépendance » (nationale).

La « souveraineté » s’inscrit, chez De Gaulle, dans une conception plus globale de la puissance de la France et de son rayonnement à vocation mondiale. Et celle-ci s’est longtemps déclinée sur le mode de la puissance impériale. La souveraineté de la France s’entendait ainsi sur un espace incluant non seulement la Métropole mais aussi ses prolongements ultramarins ; les colonies, devenues territoires d’outre-mer sous la IVe République, faisant partie intégrante de la République française et relevant pleinement de sa souveraineté.

Mais si l’Empire relève bien, chez De Gaulle, d’un espace de souveraineté française, il ne lui accorde pas la même valeur absolue que la France métropolitaine. Cela se traduit, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, par des conceptions ultramarines qui, tout en voulant maintenir les liens organiques entre la Métropole et la France d’outre-mer, propose de leur accorder plus d’autonomie interne, dans un ensemble institutionnel à vocation fédérative. Cette conception porte en germes la Communauté de 1958 et 1959, formule intermédiaire de souveraineté bien vite dépassée par le processus de décolonisation.

Empire et souveraineté de la France

Avant la Seconde Guerre mondiale, le général de Gaulle ne nourrit pas une pensée coloniale qui le distinguerait de ses contemporains. L’Empire trouve une place fort limitée dans sa réflexion et ses divers écrits. Il se décline comme un élément parmi d’autres de la puissance française qui s’inscrit dans des analyses plus vastes sur les moyens de la puissance et de la guerre moderne [1]. Le Général ne brille pas par l’originalité de sa pensée dès qu’il s’agit des principes généraux, même s’il se distingue dans les domaines techniques (usage de l’arme blindée et de l’aviation). Il manifeste cependant une méfiance constante contre toute entreprise outre-mer dans laquelle la France risquerait de gaspiller son énergie et ses moyens [2].

Avec la Seconde Guerre mondiale et la France Libre, la maturation et l’affirmation d’une véritable pensée outre-mer sont manifestes chez Charles de Gaulle, mais dans le sens de la politique d’association et non de celle d’assimilation. Ce point est essentiel pour comprendre les évolutions ultérieures du Général car, en admettant les différences civilisationnelles entre les Français de Métropole et les peuples colonisés, il ouvre la porte à des évolutions statutaires spécifiques qui peuvent permettre, à terme, de dépasser le cadre intangible de la souveraineté française et de la transposition de son modèle politico-administratif autour d’une République une et indivisible. Il faut également considérer ce qu’ont représenté les colonies ralliées à la France Libre pour son Chef et ses compagnons : elles furent, pendant de longues années, les seuls pans de souveraineté nationale dont ils purent disposer pour justifier leur existence et la poursuite de la lutte. La France Libre y tira une part essentielle de sa légitimité. C’est en ce sens qu’il faut comprendre la farouche volonté du Général de ne rien lâcher sur le Liban et la Syrie tant face à Vichy qu’aux Britanniques.

La Seconde Guerre mondiale se traduit aussi par une forte accélération du processus de décolonisation. Désormais, pour le Général, il devient de plus en plus évident que la pérennité de la souveraineté de la France sur ses colonies passe obligatoirement par la réforme des rapports entre colonisés et colonisateurs et ce de manière plus respectueuse des nouveaux équilibres qui se mettent en place : revendications nationalistes des peuples colonisés, affaiblissement des métropoles et hostilité des deux grands vainqueurs de la guerre. Il n’empêche que, jusqu’à son départ du pouvoir, le 21 janvier 1946, le général de Gaulle donne la priorité au maintien de tous les territoires de l’Empire sous le drapeau tricolore avant d’accorder d’éventuelles importantes concessions aux territoires et populations d’outre-mer (répression en Algérie, retour en force en Indochine). Il doit néanmoins se résigner à une véritable indépendance de la Syrie et du Liban sous la pression britannique.

Au cours des mois qui suivent son départ du pouvoir, De Gaulle paraît même plus que jamais hanté par le risque de dissociation d’une Union française en gestation. Son grand discours programmatique du 16 juin 1946, à Bayeux, dresse les contours de la Constitution qu’il appelle de ses vœux pour la France et son empire colonial. La politique d’association progressive y est prônée sous la forme d’« une organisation de forme fédérative, que le temps précisera peu à peu, mais dont notre Constitution doit marquer le début et ménager le développement » [3]. Il n’est alors pas question de toucher à la souveraineté de la France sur son Empire. Pour preuve, le 27 août suivant, il critique sévèrement l’avant-projet relatif à l’Union française présenté par la Commission de la France d’Outre-mer de la Constituante qui fait, selon lui, la part trop belle à la possibilité de sécession.

Sous la IVe République, la doctrine outre-mer du Rassemblement du Peuple Français (RPF) repose d’abord et avant tout sur un postulat fondamental : l’Empire est vital à la France, à sa puissance et à son rayonnement. Présente sur les cinq continents et sur toutes les mers grâce à son Empire, la France peut aspirer à la table des Grands. Mais, pour cela, elle se doit de conserver coûte que coûte ses territoires d’outre-mer, quitte à y promouvoir des changements acceptables par elle. En outre, la Guerre froide fait entrer pleinement l’Empire dans la stratégie de défense de la France métropolitaine menacée par le totalitarisme soviétique. Les leçons de 1940 enseignent aux gaullistes que l’Empire pourrait de nouveau, en cas d’invasion soviétique du continent ouest-européen, constituer l’ultime recours.

Il n’est donc pas surprenant que De Gaulle se montre particulièrement sourcilleux contre toute atteinte à la souveraineté française et condamnent énergiquement toute ingérence extérieure dans les rapports entre la France et les territoires formant l’Union française. Le Général et les gaullistes réclament que, dans tous les domaines de la présence et de l’influence françaises au sein de l’Union (territoires d’outre-mer comme États associés), le rôle central de la France soit préservé, pour le présent comme pour l’avenir.

De Gaulle entend faire vivre l’Union française et pour cela l’organiser solidement. Celle-ci doit être organisée autour de deux principes majeurs que le Général n’a eu de cesse d’énoncer depuis la conférence de Brazzaville de 1944. L’application de la philosophie de l’association doit permettre de concéder aux populations autochtones plus de liberté dans la gestion de leurs propres affaires, essentiellement dans les domaines économiques et sociaux. Les modalités pratiques d’une telle politique restent toutefois à définir suivant le degré d’évolution des territoires concernés. Au demeurant, ces « libertés » locales ne seront octroyées que de manière très progressive et leur portée est limitée par le fait qu’il considère que, dans le monde issu de la Seconde Guerre mondiale, politiquement et économiquement, l’ère des nationalismes étroits est révolue. Point donc de réelle indépendance pour les territoires coloniaux sans appartenir à un vaste ensemble qui en assurerait la protection et le développement. Aux yeux du Général et de ses compagnons, l’Union française constitue non seulement une nécessité pour la France, mais aussi une « chance » pour les populations qui lui sont associées, à condition toutefois que la souveraineté française y demeure exclusive dans les territoires d’outre-mer.

L’autre pilier de la doctrine outre-mer du gaullisme réside dans le respect intangible du rôle dirigeant de la France. Car, comme le Général le rappelle notamment à Bayonne le 7 septembre 1947, « le nouvel équilibre, s’il doit être généreux pour répondre à notre génie en même temps qu’à notre devoir, ne peut être fondé que sur l’autorité de la France » [4]. Du point de vue institutionnel, De Gaulle et ses compagnons envisagent l’avenir de l’Union française dans un cadre à caractère fédératif dont l’esquisse est tracée lors de son discours de Bordeaux du 15 mai 1947 consacré aux questions outre-mer [5]. Le chef du RPF demeure fidèle tout au long de la IVe République à cette conception à tendance fédérative de la République française et de ses prolongements outre-mer qui n’est alors pas attentatoire à la souveraineté française sur ses territoires d’outre-mer.

L’échec du RPF et le « cancer algérien », qui conditionne bientôt toute l’évolution de l’Union française, ne font que radicaliser les positions ultramarines conservatrices des gaullistes restés dans le jeu politique, même si ceux-ci finissent par accepter la loi-cadre Defferre qui entrouvre les portes de la future Communauté. À partir de 1955, l’historien constate une césure de plus en plus marquée entre le Général et nombre de ses compagnons, que ce soit sur l’affaire algérienne mais aussi, plus généralement, sur la question de la défense intransigeante de la souveraineté de la France outre-mer. De Gaulle paraît manifester progressivement plus de souplesse que la majorité des gaullistes qui en sont demeurés à la doctrine du RPF, qui pose tel un dogme intangible que l’avenir même de la France et de son rang mondial se joue outre-mer et d’une manière qui implique le maintien de la souveraineté française.

Il est en ce sens tout à fait significatif que, lors de sa dernière conférence de presse avant sa « traversée du désert », le 30 avril 1955, de Gaulle ne prononce une seule fois le mot « souveraineté », alors qu’il est interrogé sur le devenir de l’Union française, pour rappeler la geste de France Libre qui permit « la restauration de la souveraineté française dans nos territoires d’outre-mer ». Il use à dessein, dans sa vision de l’avenir des relations entre la France et l’Union française du terme « fermeté » et « autorité » française [6]. Par ce vocable, le futur dernier Président du Conseil de la IVe République agonisante en 1958 ouvre la porte à des infléchissements de la souveraineté française. Il paraît désormais plus s’attacher à la notion d’« influence française » – qui n’exclut pas encore des liens organiques – et non plus à celle d’une « souveraineté française » plus exclusive de type colonial ou impérial [7]. Au fond, pour qui écoute et lit le général de Gaulle depuis 1947, se dégage progressivement la primauté du terme « autorité » de la France sur « souveraineté ». Cela tient au projet ultramarin qu’il défend depuis la Libération et qu’il réitère le 30 juin 1955 en évoquant la nécessité de « l’association avec la France des États et des territoires que nous avons ouverts à la civilisation, où nous avons accompli et continuons d’accomplir une œuvre magnifique et qui, séparés de nous, seraient, ou bien la proie du désordre, ou bien les victimes d’une dictature totalitaire. L’association pouvant prendre, suivant les cas, soit la forme d’un lien de nature fédérale entre États, par exemple entre le Maroc ou la Tunisie et la France, soit celle de l’intégration d’un territoire ayant son caractère à lui, par exemple l’Algérie, dans une communauté plus large que la France, avec toute la participation politique et administrative à fournir par les Algériens et qu’une telle intégration comporte, du moment qu’elle est sincère. » [8] En ce sens, la Communauté franco-africaine de 1958 est bien tout autant le fruit des évolutions statutaires liées à la loi-cadre Defferre de 1956 que l’héritière des conceptions ultramarines du Général.

La Communauté : une formule intermédiaire de souveraineté

Face au processus de décolonisation en marche, Charles de Gaulle, qui n’a jamais été un dogmatique ni un adepte d’un juridisme étroit [9], se résout progressivement à conjuguer la puissance de la France, via son Empire, sous une forme qui abandonne, petit à petit, le moyen de la souveraineté. L’objectif prime sur la forme et le moyen. Le poids exorbitant, au regard de la puissance française et de son objectif de rayonnement mondial, du maintien de la souveraineté de la France sur ses espaces coloniaux, implique, dès la fin de l’année 1959, sa fin. Pour autant, prise de conscience ne signifie pas volonté politique immédiate d’indépendance pure et simple. Comme tant d’autres hommes de son époque, mais plus vite que nombre d’entre eux, Charles de Gaulle parcourt un long chemin pour s’abstraire de la nécessité du moyen de la « souveraineté ». Ce choix du renoncement de la souveraineté de la France sur son Empire se fait d’abord avec l’échec de la Communauté puis avec l’indépendance de l’Algérie.

En revenant au pouvoir, le Général nourrit initialement une grande ambition ultramarine : la Communauté institutionnelle franco-africaine. Il s’agit de mettre en place, avec la Ve République, un ensemble organique à vocation fédérative pour un temps déterminé qu’il estime alors avoisiner les 20 ou 25 ans [10]. C’est tout l’enjeu du titre XII de la Constitution du 4 octobre 1958 (« De la Communauté »).

La Communauté répond aux mêmes principes et se nourrit des mêmes objectifs que les projets avancés du temps du RPF. Il s’agit de maintenir l’autorité française tout en laissant à chacun des territoires d’outre-mer, élevés au stade étatique (État membre) [11], le soin de se gouverner eux-mêmes. Certes, l’épithète « français » disparaît de la nouvelle dénomination, mais cela relève plus du symbole. De même, contrairement à ce qui est préconisé lors de la conférence de Brazzaville et dans la doctrine du RPF, le self-governement est concédé aux États membres d’Afrique noire et à Madagascar. Toutefois, ces concessions le sont moyennant des restrictions très importantes de leur souveraineté au nom de la direction de l’ensemble assumée exclusivement par la France.

Le titre XII rappelle d’ailleurs, à plus d’un égard, les projets d’organisation constitutionnelle de tendance fédérative de l’Union française du « gaullisme d’opposition » à la IVe République. Le chef de l’exécutif fédéral, le président de la Communauté, est de droit le président de la République française. Ce double président est doté de véritables pouvoirs et, à la différence de la IVe République, de la possibilité de s’en servir grâce à la légitimité que lui confère son élection par un collège élargi de 82000 grands électeurs représentant tous les peuples de la Communauté. Le président français se trouve ainsi au sommet du dispositif communautaire puisqu’il en préside le Conseil exécutif, succédané du Conseil fédéral des ministres envisagé du temps du RPF. Il se compose, outre le président, du Premier ministre et des ministres français chargé des affaires communes ainsi que des chefs d’État et de Gouvernement des États africains membres. L’assemblée fédérale des projets du RPF devient le Sénat de la Communauté et est formée de délégués du Parlement français et des Assemblées des États-membres. Ces différents organes délibèrent et « agissent » pour tout ce qui concerne la Communauté – la « compétence fédérale » du temps du Rassemblement : la défense, la politique étrangère, la monnaie, les intérêts économiques communs et les communications. Mais, le fédéralisme n’est que de façade car la France demeure l’unique chef d’orchestre de cet ensemble et d’indépendance des États africains membres, il n’est aucunement question.

On est bien loin de la reconstruction historique du Général exposée dans le premier tome de ses Mémoires d’espoir qui met en avant sa volonté, « en reprenant la direction de la France » de « la dégager des astreintes désormais sans contrepartie, que lui imposait son Empire » [12]. D’ailleurs, le titre XII ne prévoit pas de possibilité d’évolution au sein de la Communauté. Ou bien un pays en fait partie, comme État membre, ou bien il la quitte s’il veut être un État indépendant et pleinement souverain.

Faite pour durer et pour mieux asseoir la puissance de la France sur la scène internationale, la Communauté promeut en principe un multilatéralisme franco-africain. Dans les faits, il consacre la prééminence exclusive du Gouvernement français. L’organisation des pouvoirs au sein de la Communauté en atteste et ce malgré une certaine apparence de fédéralisme. D’abord parce que, si la distinction entre la Communauté et la République française est nette en termes juridiques, le général de Gaulle entend qu’elles soient « en tous points inséparables » [13]. Ainsi, le président de la Communauté est de droit le président de la République française. Et, pour le chef de l’État français, « la politique générale de la Communauté est définie par le président de la Communauté, compte tenu des délibérations du Conseil exécutif et éventuellement du Sénat de la Communauté » [14]. L’interprétation gaullienne fait donc du président français le véritable centre décisionnel de l’ensemble franco-africain.

Cette prééminence présidentielle est soulignée par la création du Secrétariat général à la Communauté (SGC) et le rôle qu’il joue. Directement rattaché au président de la Communauté, il a pour fonction de lui donner les moyens d’assurer les prérogatives qui lui sont dévolues par la Constitution : la présidence et la représentation de la Communauté. Il constitue un organe général de liaisons et d’informations du président dans tous les domaines et transmet à toutes activités métropolitaines l’impulsion des organes centraux de la Communauté en matière d’assistance technique, de coopération financière, d’action éducative et d’établissement outre-mer. Le Secrétariat assure également la coordination de l’ensemble des activités communes au niveau le plus élevé, en métropole comme dans les pays d’outre-mer et veille à l’exécution des décisions prises en conseil exécutif en ces matières. Enfin, il assure le secrétariat des institutions de la Communauté [15]. Cet organe constitue de fait les yeux et les oreilles ainsi que la courroie de transmission du président de la Communauté. Il acquiert par conséquent une importance cruciale dans le dispositif communautaire au profit de la France.

Le président de la Communauté préside également le Conseil exécutif de la Communauté qui est dépourvu d’un droit réel de décision autonome par rapport à la France. Il regroupe les Premiers ministres de tous les États ainsi que les ministres de la République chargés des affaires communes. La Constitution distingue les matières qui sont du domaine de la Communauté (politique étrangère, défense et monnaie) et les matières pour lesquelles ce qui relève de la Communauté n’est que de la politique générale (politique économique et financière commune, politique des matières premières stratégiques). Pour les trois matières communes, c’est la République française seule qui est compétente. En ces matières, la seule obligation contractée par la France à l’égard des peuples de la Communauté consiste à informer ou à consulter le Conseil exécutif sur les options graves qui engagent la Communauté. « En d’autres termes – écrit le jurisconsulte du Quai d’Orsay -, la République française n’a pas perdu son individualité, elle doit pouvoir agir à la fois en son nom personnel et en sa qualité de représentant des autres États membres de la Communauté pour le compte de celle-ci. En aucun cas, la République française n’a accepté d’être réduite à l’état des autres composants de la Communauté qui n’ont pas la personnalité internationale. C’est la République française seule qui a cette capacité internationale (…) C’est le président de la République qui négocie et ratifie les traités, pas le président de la Communauté. » [16]

Pour les matières autres que les trois communes, les États membres disposent d’une compétence autonome. L’harmonisation des politiques nationales doit alors se faire au niveau du Conseil exécutif, ses délibérations étant préparées par des comités spécialisés (affaires économiques et financières, transports et télécommunications, rapport de la Communauté avec les organisations internationales, justice et enseignement supérieur) [17]. La décision du 31 janvier 1959 portant désignation des ministres chargés, pour la Communauté, des affaires communes [18] inclut bien les trois matières communes, du point de vue constitutionnel – la politique étrangère (Maurice Couve de Murville), les forces armées (Pierre Guillaumat), la monnaie et la politique économique et financière commune (Antoine Pinay) –, et les confient aux ministres correspondants du Gouvernement français. Mais, elle inclut aussi dans les matières communes – par extension – le contrôle de la Justice (Edmond Michelet), l’enseignement supérieur (André Boulloche), l’organisation générale des transports extérieurs et communs (Robert Buron) et les télécommunications (Bernard Cornut-Gentille), et les confie aux ministres français correspondants. Chaque ministre des affaires communes est responsable de la préparation et de l’exécution des mesures relevant de sa compétence. Il agit en liaison avec le SGC qui lui transmet les directives du président de la Communauté. Un Comité permanent est créé le 23 avril 1959, qui regroupe les ministres des affaires communes, le ministre d’État chargé de l’Aide et de la Coopération et, éventuellement, tous les ministres intéressés, afin d’assurer la coordination nécessaire aux affaires importantes relevant de la Communauté [19]. Quant au Premier ministre français, il « dirige l’ensemble des rapports de la République française avec les autres États membres » et est chargé tout particulièrement de l’action d’aide et de coopération dans les domaines économique, financier, culturel, social et culturel [20].

Le système mis en place est très éloigné d’une fédération d’États et même d’une organisation de type confédéral. L’autorité de la France et de son président y est manifeste tant au niveau des institutions que des symboles. Le drapeau de la Communauté, son hymne et sa devise sont ceux de la République française [21]. Enfin, s’il existe bien une citoyenneté de la Communauté, dont les modalités restent à définir, il n’existe qu’une seule nationalité : la nationalité française. En effet, elle forme le lien qui unit l’individu à un État indépendant ce qui, dans la Communauté, n’est le cas que pour la France qui dispose seule de la personnalité juridique internationale [22].

Cette formule intermédiaire de puissance, sous le seuil de la souveraineté internationale, mais incluant des pouvoirs internes importants aux États membres – ce qui conduit le Général, dans ses Mémoires d’espoir, à parler d’ « avènement à la souveraineté » [23] –, n’est plus de saison pour nombre de dirigeants africains. Ils réclament rapidement la pleine souveraineté, y compris du point de vue international. La fin de la Communauté institutionnelle au seuil de l’année 1960 signe la fin d’une conception organique de l’Empire qui faisait du maintien de la souveraineté française, totale ou partielle, la pierre angulaire de toute construction institutionnelle. L’indépendance de l’Algérie confirme ce changement fondamental en 1962 même si la difficulté d’opérer un tel choix fut encore plus dure à cette occasion. Il est significatif que le président de Gaulle, au moment où il engage définitivement la politique d’autodétermination de l’Algérie en 1961, parle de « prurit d’affranchissement » : « Nous n’avons plus intérêt à coloniser. C’est notre développement intérieur qui sera la mesure de notre influence dans le monde ; notre ambition nationale est de nous faire puissants par l’intérieur » [24]. C’est bien la fin de la notion de souveraineté appliquée à l’Empire. Un choix conscient et nécessaire qui n’empêche pas une certaine nostalgie. Jamais le Général ne reniera l’œuvre accomplie par la France dans ses colonies alors qu’y flottait le drapeau de sa souveraineté [25].

Conclusion :

L’échec de la Communauté institutionnelle conduit le Général et son Premier ministre Michel Debré à tenter de mettre en place une Communauté contractuelle qui vise à maintenir, désormais sous le seuil de la souveraineté externe et interne, un espace privilégié de solidarité autour de la République française. Cette Communauté bis échoue rapidement. Mais il reste les relations de coopération entre États indépendants et souverains qui visent à donner à la France en Afrique subsaharienne (et maghrébine) une zone d’influence afin de lui permettre de peser plus dans les affaires du monde.

La politique d’influence remplace ainsi une politique qui ne parvenait que difficilement à se dégager de la volonté de maintenir l’autorité de la France sous les formes d’une souveraineté même partielle. De nouveaux rapports entre États pleinement souverains, du moins en droit international, s’instaurent sur la base d’accords bilatéraux. L’invention progressive de la politique de coopération franco-africaine répond bien à ce nouveau stade du développement de la puissance française.

Bien que la postérité a surtout retenu son application dans le domaine des relations franco-africaines, la coopération est d’abord, dans la pensée du général de Gaulle, un concept opératoire clé de sa vision du système international. La France, puissance non alignée (bien qu’attachée à la solidarité atlantique) et indépendante, doit pouvoir s’entendre et tisser des liens de coopération politique et pratique avec tous les États qui le souhaitent, quelle que soit la nature de leur régime politique. La condition sine qua non réside dans le respect mutuel de la souveraineté de l’autre. Cette politique de coopération a, dans l’esprit du président de Gaulle, une vocation mondiale qu’il tente de traduire en faits lors de son périple en Amérique latine à l’automne 1964 ou encore en URSS en 1966.

Pour les États africains devenus pleinement souverains, cela signifie des rapports juridiquement d’égal à égal, même si, dans les faits, la relation ne peut être que dissymétrique. Mais, pour le Général, elle traduit bien, et ce doit être compris par le monde entier, le passage de la souveraineté à l’influence. L’Empire n’est plus et la notion de souveraineté qui allait de pair avec. La Coopération entre États souverains est née. De Gaulle en fait même « une grande ambition nationale ».

*Professeur d’histoire contemporaine à l’Université Savoie Mont Blanc, Frédéric Turpin est notamment l’auteur de Pierre Messmer. Le dernier gaulliste (Perrin, 2020) et de Jacques Foccart. Dans l’ombre du pouvoir (CNRS éditions, 2015).

[1] Frédéric Turpin : « La France et ses colonies », dans Pouvoirs (Paris), n° 174, 2020, numéro spécial consacré à De Gaulle, p. 40-41.

[2] Éric Roussel, Charles de Gaulle, Paris, Gallimard, 2002, p. 52-56 et 986-992.

[3] Charles de Gaulle, Discours et messages. Tome 2, Paris, Plon, 1971, p. 8-9.

[4] L’Étincelle, 13 septembre 1947 : « L’Union française sous l’autorité française ».

[5] Notes et documents du RPF, 1ère série, n° 2 : « De Gaulle à Bordeaux », SNPE, 1947 (Fondation Charles de Gaulle, fonds du Rassemblement du Peuple Français, RPF624). Cité dans Charles de Gaulle, op. cit. (DM. t.2), p. 79-80.

[6] Charles de Gaulle, op. cit. (DM. t.2), p. 634-638.

[7] Frédéric Turpin, Le Rassemblement du Peuple Français et l’outre-mer, Paris, Cahier n° 13 de la Fondation Charles de Gaulle, 2004, p. 89-90.

[8] Charles de Gaulle, op. cit. (DM.t.2), p. 666.

[9] Alain Minc souligne fort justement combien le droit n’était pas « une fin en soi » pour le Général, mais « un instrument au service de desseins plus grands » (Alain Minc, Mes Présidents. De De Gaulle à Macron, Paris, Grasset, 2020, p. 21.

[10] Frédéric Turpin, Pierre Messmer. Le dernier gaulliste, Paris, Perrin, 2020, p. 123-124.

[11] Pour les TOM qui ont voté « oui » au référendum constitutionnel du 28 septembre 1958, leurs assemblées locales doivent se prononcer, dans les quatre mois à venir, sur trois possibilités : le maintien du statut de TOM (défini par la loi-cadre du 23 juin 1956 ou suivant une nouvelle loi), la transformation en département d’outre-mer ou la transformation en État membre de la Communauté. Tous les TOM d’Afrique subsaharienne optent pour ce dernier statut.

[12] Charles de Gaulle, Mémoires d’espoir. Tome 1, Paris, Plon, 1970, p. 41.

[13] Directive du général de Gaulle au Premier ministre, Paris, 25 avril 1959 (Archives nationales, fonds Jacques Foccart, FPR102).

[14] Directive du général de Gaulle au Premier ministre, Paris, 24 avril 1959 (AN, FPR102).

[15] Note sur l’organisation administrative du SGC, Paris, 21 janvier 1959 (AN, fonds de la présidence de la République de Valéry Giscard d’Estaing, 5AG3/1170).

[16] Lettre d’André Gros, jurisconsulte au ministre des Affaires étrangères, Paris, 28 février 1959 (Fondation nationale des sciences politiques, fonds Maurice Couve de Murville, CM7).

[17] Relevé des décisions adoptées en Conseil exécutif de la Communauté au cours du Conseil exécutif des 3-4 février 1959 (AN, FPR103).

[18] AN, fonds Michel Debré, 2DE73.

[19] Circulaire du Premier ministre à MM. les ministres et secrétaires d’État au sujet de l’organisation des rapports du Gouvernement de la République française avec les organes de la Communauté, Paris, 28 septembre 1959 (AN, 5AG3/1171).

[20] Décret du 27 mars 1959 relatif à l’aide et la coopération entre la République française et les autres membres États de la Communauté (JO du 28 mars 1959).

[21] Relevé de décisions du Conseil exécutif des 3-4 février 1959 (AN, FPR103).

[22] Note du SGC, Paris, 1er évrier 1959 (AN, FPR103).

[23] Charles de Gaulle, op. cit. (Mémoires d’espoir. Tome 1), p. 69.

[24] Roger Belin, Lorsqu’une République chasse l’autre. 1958-1962. Souvenirs d’un témoin, Paris, Editions Michalon, 1999, p. 107.

[25] Voir notamment sa conférence de presse du 5 septembre 1960 (Charles de Gaulle, Discours et messages. Tome 3, Paris, Plon, 1971, p. 236).

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