LA MORT IGNOMINIEUSE DU NÉO-CONSERVATISME AMÉRICAIN

Par Renaud Girard
Grand reporter au Figaro

Mort en 1983, le sénateur démocrate Henry Scoop Jackson, inspirateur du mouvement néoconservateur américain, a dû se retourner dans sa tombe au spectacle de la piteuse déroute afghane de l’administration Biden. Jamais il n’aurait pu imaginer que son ancien collègue au Sénat, devenu président, allait reproduire, à Kaboul, l’ignominie de l’abandon de Saïgon en 1975.

Au Vietnam, l’Amérique était allée combattre l’expansion du communisme et l’agression du Vietnam du Sud par son voisin du Nord, armé par l’Union soviétique et la Chine populaire. En Afghanistan, l’Amérique s’était, avec l’Otan, lancée dans une vaste opération militaire pour faire du « nation building », tel que l’exigeait la doctrine néo-conservatrice, qui façonnait, au tournant des XXème et XXIème siècles, l’élite politico-médiatique américaine.

Il importe de bien saisir qu’il y a eu deux guerres américaines d’Afghanistan, la première gagnée, la seconde perdue. La première commença le 7 octobre 2001, contre l’émirat islamique des talibans, qui avait refusé de livrer son hôte saoudien Oussama Ben Laden, inspirateur des attentats du 11 septembre à New York et Washington. Les bombardements aériens américains ciblèrent les positions militaires des talibans au nord et à l’est de Kaboul, afin de faciliter la progression des combattants tadjiks et ouzbeks de l’Alliance du Nord. Financée et armée par la CIA, cette dernière chassa les talibans de Kaboul le 13 novembre 2001. La capitale afghane fêta dans la liesse sa libération.

Les fidèles du mollah Omar quittèrent également les autres villes afghanes et allèrent provisoirement se réfugier au Pakistan. Les forces spéciales américaines éliminèrent tous les combattants arabes internationalistes qu’ils trouvèrent sur le sol afghan. La première guerre américaine d’Afghanistan était brillamment gagnée. A ce moment précis, l’administration Bush aurait très bien pu mettre un terme à son aventure afghane.

Mais ivres d’une victoire aussi rapide, les responsables néoconservateurs influents à la Maison Blanche, les Dick Cheney, Donald Rumsfeld, Richard Perle et autres Paul Wolfowitz, persuadèrent le président George W Bush de la nécessité d’une seconde aventure militaire américaine, pensée sur le long terme, glissée dans le cadre de l’Otan, afin de « reconstruire, démocratiser, développer » l’Afghanistan. Ce fut acté à la conférence de Bonn du 5 décembre 2001. Il ne vint pas à l’idée de ces néoconservateurs (dont l’interventionnisme était, à l’époque, soutenu par le sénateur Joe Biden) que confier le développement à des hommes en armes (dans les fameuses PRT ou Provincial Reconstruction Teams) n’était peut-être pas la meilleure idée dans des montagnes et des vallées afghanes, historiquement célèbres pour leur détestation des visiteurs étrangers armés.

Les néoconservateurs sont des idéologues qui croient que leur conception de la démocratie doit l’emporter sur l’idée de paix. Quinze mois après la conférence de Bonn et l’installation de l’Otan à Kaboul, ils entraînèrent l’Amérique en Irak, dans une autre guerre visant à introduire la démocratie par la force. Mais les Américains n’eurent pas la patience de demeurer en Irak et en Afghanistan jusqu’à ce que s’ensuive le résultat rêvé. Ils abandonnèrent leurs territoires d’expérimentation politique aussi abruptement qu’ils les avaient conquis. Sans la moindre considération pour les populations concernées. En organisant en Afghanistan le retrait de ses troupes avant de songer au sort des civils, Joe Biden a livré à une mort ignominieuse le néo-conservatisme américain.

Dans ces colonnes, nous avons toujours critiqué les interventions militaires occidentales en terres d’islam, comme répondant à autant de pulsions néocoloniales inavouées. Y a-t-il cependant une autre manière de faire de la diplomatie en Orient ?

Oui. Il y a le choix gaullien de ne faire de la politique qu’avec les réalités. De renoncer à projeter ses propres fantasmes – fussent-ils de la meilleure eau démocratique – vers des territoires étrangers dont on ne maîtrise pas la culture.

En coprésidant avec le premier ministre irakien, à Bagdad, le 28 août 2021, le sommet de « coopération et de partenariat » des voisins de l’Irak, Emmanuel Macron a engrangé un succès de diplomatie réaliste au Moyen-Orient. Autour de la table se sont retrouvés les leaders ou ministres des affaires étrangères de pays aussi divergents que l’Iran, l’Arabie saoudite, la Turquie, la Jordanie, l’Egypte, les Emirats arabes unis, le Qatar. Sans chercher à imposer à quiconque ses idées politiques personnelles, le président français a fait progresser la réconciliation chiites-sunnites et le retour de la Mésopotamie à la stabilité. Cet interventionnisme diplomatique français n’est pas tonitruant. Mais il a le mérite de l’efficacité.

Chronique internationale du Figaro du mardi 31 août 2021

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