COLLOQUE « LA SOUVERAINETÉ EN QUESTION : LA VISION GAULLIENNE À L’ÉPREUVE DU PRÉSENT »

Institut de France
Le mercredi 15 septembre 2021

Orientations proposées :

La crise globale, sanitaire, économique, sociale, ouverte au printemps 2020 replace le concept de souveraineté au cœur du débat politique, économique et intellectuel. La « souveraineté sanitaire », mise en lumière par la pénurie de masques et de médicaments, ou les débats sur la souveraineté alimentaire ont ouvert le champ à une réflexion plus globale sur la souveraineté technologique et industrielle des pays occidentaux, au premier rang desquels la France : dans une économie mondialisée, mais soumise à de fortes tensions géopolitiques, toute dépendance peut devenir, en situation de crise, une faiblesse rédhibitoire. Sous l’effet de la crise, la souveraineté traditionnelle semble à nouveau invoquée par les gouvernements occidentaux, face aux « nouvelles souverainetés » qui se dessinent et semblent s’imposer depuis au moins une décennie.

Car les souverainetés nationales sont soumises aujourd’hui à des défis massifs, aussi bien sur le plan interne qu’externe : concurrence des normes juridiques, contrôle du territoire, terrestre et numérique, efficacité de l’action publique centrale confrontée à une exigence de proximité, intégration dans des ensembles supranationaux, comme l’Union européenne, pour faire face à des enjeux mondiaux, fragilisation des outils d’intervention, … Aussi bien la souveraineté interne, que l’on peut définir comme un périmètre de décision autonome défini et contrôlé par l’Etat, que la souveraineté externe, souvent partagée, qui se définirait plutôt, pour une nation, comme une liberté d’action et d’engagement préservée dans le jeu des interdépendances nécessaires, sont confrontées à des défis d’un type nouveau. Or cette crise révèle également une attente forte à l’égard de l’Etat, dont les populations attendent qu’il joue un rôle de garant dans le domaine institutionnel, mais aussi économique et social : cela passe notamment par une souveraineté économique garantissant une sécurité des approvisionnements.

Face à ces enjeux, la référence à Charles de Gaulle s’impose comme une évidence : du sursaut de juin 1940 à certaines lignes de force du programme du CNR, de la dissuasion nationale à la politique étrangère autonome, toute l’action de Charles de Gaulle est un combat constant pour garantir la souveraineté de la France sur la scène mondiale, et pour doter le pays des moyens de la préserver. Les deux dimensions sont intrinsèquement liées : l’effort pour assurer la souveraineté interne (juridique, industrielle, énergétique, technologique, militaire), servie par des institutions qui visent à donner à l’Etat une vraie capacité d’action sanctionnée par un mandat populaire direct, visent pour lui à garantir pour la France une voix aussi libre que possible à l’échelle internationale. Mais précisément, ce terme est employé par de Gaulle avec un profond réalisme. La souveraineté se distingue chez lui de l’indépendance stricte, qu’il considère déjà comme hors d’atteinte dans un monde interdépendant. A cet égard, la réflexion doit s’inscrire dans le temps long – les huit décennies qui ont suivi la fin de la seconde guerre mondiale, la France gaullienne ayant connu les prémisses du processus de mondialisation de l’économie, de Gaulle ayant déjà une nette conscience des « interdépendances ».

Dès les premiers jours de la France libre, la souveraineté selon de Gaulle consiste à lutter pour conserver une autonomie de décision dans le cadre plus global de l’effort de guerre allié contre le nazisme : la question se reposera en des termes similaires au moment de penser la relation de la France avec la Communauté  européenne au début des années 1960. Pour le fondateur de la Vème République, dès l’origine, la perspective est mondiale. La définition d’un rôle stratège de l’Etat est un autre pilier, aussi bien au moment de la Libération (les grandes réformes de structure, la création du CEA) que dans les années 1960, avec l’usage du plan et la mise en place d’entreprises nationales dans les domaines stratégiques, particulièrement dans les domaines de pointe (électronucléaire, informatique).

Enfin, la vision gaullienne de la souveraineté renvoie de manière centrale à la souveraineté du peuple, comme de Gaulle l’exprime clairement lors de sa conférence de presse du 25 septembre 1942 : « La démocratie se confond exactement, pour moi, avec la souveraineté nationale. La démocratie c’est le gouvernement du peuple par le peuple, et la souveraineté nationale, c’est le peuple exerçant sa souveraineté sans entrave » : la souveraineté d’une Nation repose avant toute chose sur la légitimité et la capacité d’entraînement de l’Etat sur le peuple, conception que la mise en place de la Ve République met en œuvre en créant un lien direct entre le Président et le peuple français, par le référendum et l’élection du Président de la République au suffrage universel. Mais la souveraineté réside aussi dans l’intelligibilité de la décision publique, dans la capacité à savoir où et quand se prend la décision stratégique, qui relève du politique, et de veiller à son application. Il est à noter, sur ce point, que l’Etat est le seul prescripteur de l’intérêt public, mais que sa définition nait souvent d’un dialogue avec d’autres acteurs, agences publiques, ou entreprises qui à l’époque gaullienne sont encore largement publiques, mais qui restent porteuses d’une logique propre.

Pourtant, cette vision gaullienne est aussi nuancée. Pour de Gaulle, la souveraineté, qu’il ne confond nullement avec l’indépendance, est par essence limitée, puisqu’elle se heurte naturellement à d’autres souverainetés. Dès le début des années 1960, de Gaulle évoque un monde interdépendant, où l’idée d’une souveraineté absolue est par définition obsolète. Dès lors, cette souveraineté s’inscrit également dans des cadres supra-nationaux, au sein desquels il convient de lutter et de se donner les moyens de faire prévaloir le point de vue français, quitte à accepter crises et affrontements avant d’arriver à des compromis : c’est le cas de l’Europe en construction (plan Fouchet, puis crise de la Chaise vide et compromis du Luxembourg) ou de l’OTAN (Mémorandum, sortie progressive du commandement intégré, puis accords Ailleret/Lemnitzer).

Cet héritage est donc complexe, multiforme, et définit plus des orientations, une méthodologie qu’un cadre à proprement parler idéologique : chez de Gaulle, à aucun moment la souveraineté n’apparaît figée, acquise, elle relève au contraire d’un effort constant face à une réalité globale qui est essentiellement mouvante. Considérant qu’il existe encore en France une forme d’  « inconscient gaullien », que la crise a remise en lumière, une journée d’études sur le sujet s’impose donc pour répondre à plusieurs enjeux d’actualité, même s’il ne s’agit pas, bien évidemment, d’un exercice de spéculation intellectuelle par principe impossible, visant à imaginer ce que dirait de Gaulle en 2020.

L’objectif est plutôt de  :

  • Rappeler quelle était la conception gaullienne de la souveraineté (et par là même de dissiper les récupérations/déformations du message initial), en reposer l’architecture globale
  • S’interroger sur son utilité et sa pérennité à l’heure où la France se pose la question de « reconquérir » sa souveraineté dans plusieurs domaines (notamment dans le domaine industriel) : existe-t-il désormais des domaines qui ne relèvent plus de la souveraineté au sens gaullien ? La souveraineté est-elle toujours le meilleur moyen de servir l’intérêt national, ou celle-ci peut-elle être davantage partagée afin de peser à l’échelle du monde ? Au contraire, les intuitions gaulliennes peuvent-elles encore servir de matrice, notamment dans la manière de mettre toujours le peuple français au cœur du dispositif de décision ou du circuit de confiance, et de placer l’Etat dans une position de stratège ?
  • Revenir sur le lien entre recherche, effort technologique et construction de la souveraineté,
  • Poser enfin la question du réalisme gaullien (terme que l’on préférera à celui de pragmatisme, qui laisse penser qu’il peut y avoir abandon des objectifs fondamentaux) à l’heure de l’économie mondialisée et ouverte, où de nouveaux acteurs (GAFAM, multinationales) tentent de parler d’égal à égal avec les Etats, et alors que ceux-ci doivent faire face à des interdépendances très fortes au niveau supra-national (Europe, organisations internationales) mais aussi infra-national (l’Etat et les régions, par exemple).

En ce sens, sans introduire de comparaison infondée, on tentera de mettre en regard les enjeux actuels avec les préceptes gaulliens, à travers des échanges entre historiens, juristes et acteurs- hauts fonctionnaires, responsables politiques et décideurs du monde de l’entreprise. L’objectif sera à la fois historique (partir de la conception gaulliste de la souveraineté, dissiper les visions erronées qui pourraient en être données) et prospectif (éclairer le champ de décision d’aujourd’hui en l’inscrivant dans la longue durée, en dépassant le bruitage d’ambiance). Le but de ce colloque n’est pas de balayer de manière exhaustive une thématique vaste et complexe, mais d’engager une réflexion que des rencontres ultérieures, plus ciblées dans leurs thématiques, viendront préciser et approfondir.

Le colloque partira donc de deux questionnements qui peuvent aujourd’hui sembler nourrir le procès en obsolescence de l’héritage gaullien. Existe-t-il encore une souveraineté juridique, à l’heure de l’intégration européenne et de la hiérarchie des normes ? La souveraineté nationale peut-elle exister sans souveraineté monétaire ? Ces deux questions, traitée respectivement par Bernard Stirn et Christian de Boissieu, nécessiteront de questionner la complexité de l’héritage gaullien.

Dès lors, cette question de la souveraineté sera abordée selon trois axes de questionnement, qui structureront autant de tables-rondes.

. Le point de départ sera la souveraineté technologique, sujet éminemment gaullien. De la création du CEA au programme électro-nucléaire lancé dans les années 1960, en passant par le plan calcul, de Gaulle place l’effort technologique au cœur de l’effort de souveraineté français. L’expérience des années 1930 place la notion d’infériorité technologique au cœur des préoccupations de de Gaulle pour la guerre qui s’annonce, sachant que ce retard technologique concerne aussi bien l’effort de recherche et d’innovation que la doctrine d’utilisation qui en découle. L’obsession pour l’effort nucléaire, qui conduit à la création du CEA en 1945, puis la mise en place d’un système de pilotage par l’Etat d’entreprises nationales dans les années 1960 dans des domaines jugés stratégiques semblent définir la vision gaullienne : un Etat stratège, qui fixe des priorités et coordonne l’effort de recherche, tout en nourrissant un dialogue constant avec des entreprises nationales dans des domaines comme l’armement, l’énergie ou l’informatique. Ce pilotage donne aussi bien des réussites (programme électronucléaire) que des échecs (plan Calcul), mais tous sont porteurs du souci de développer une technologie nationale souveraine, en favorisant le lien entre recherche et industrie. A lire les témoignages d’époque, l’intelligibilité du pilotage public de dégage : capacité à définir des priorités, mais aussi capacité à comprendre où se situe la décision stratégique, donc politique. Le CNES est ainsi créé suite à un conseil interministériel du 6 juin 1961, après que de Gaulle se soit enquis de l’utilité des satellites pour les télécommunications : cette question tranchée, la création du CNES est entérinée, et la feuille de route (lancement du Satellite Diamant) définie. Pour le reste, le pouvoir politique ne s’occupe pas de micro-management et fait largement confiance à l’équipe pilotant la structure mise en place.

Cette question mérite d’être questionnée sur plusieurs plans. Tout d’abord, dans des domaines comme le nucléaire, existe-t-il encore une pleine souveraineté technologique ? Devant la complexification constante des technologies, est-il encore envisageable de maitriser l’ensemble des champs de compétence nécessaires à l’élaboration de produits complexes, et particulièrement des technologies orphelines, qui n’ont d’autre débouché que ledit processus ? Est-il possible de faire vivre des filières strictement nationales dans un univers concurrentiel où celles-ci se financent aussi par l’exportation ? Quel sens donner aux discours sur la relocalisation de la production à l’heure de la complexification et de l’optimisation des chaînes de production, quand la recherche de rentabilité nécessite d’aller chercher des compétences hors de nos frontières ? En effet, cette notion de souveraineté technologique ne peut en aucune mesure être confondue avec une forme d’autarcie : les matières premières, comme les terres rares, sont par exemple indispensables à certaines technologies, l’enjeu consiste plus à sécuriser des chaînes d’approvisionnement, quitte pour cela à mettre en place un rapport de force sur le plan économique.

A terme, le réalisme gaullien, déployé dans certains domaines, comme le nucléaire, où l’achat d’un brevet américain accélère le développement du nucléaire civil, peut-il avoir des résonances avec notre époque, où il s’agit de définir des « couches » de souveraineté technologique dans des processus industriels complexes, les champions industriels nationaux étant fragilisés ? Enfin, il est nécessaire de questionner la place, toujours centrale, de l’Etat : celle-ci n’est-elle pas de nature à conforter les technologies établies, et à fragiliser des technologies disruptives qui peuvent prospérer dans des structures plus souples ? Qu’en est-il, par exemple, du dual entre civil et militaire ?

Le second point relève de l’Etat, que de Gaulle définit clairement comme l’instrument de la souveraineté. Le discours des Mémoires de Guerre, sur la Libération, comme celui des Mémoires d’Espoir, est sans détour : du point de vue gaullien, l’Etat est le bras armé de la souveraineté, il lui revient, dans un dialogue avec les forces vives de la Nation, par exemple le monde agricole, mais aussi avec des entreprises nationales dominantes dans les secteurs stratégiques (EDF, Thomson, Elf, etc) d’assurer la satisfaction des besoins de la population sans pour autant avoir à se trouver dans une position de subordination. Cette idée d’un Etat stratège est bien souvent associée à la période gaullienne, par exemple à travers la célèbre injonction faite à Elf Aquitaine d’ « assurer la sécurité énergétique de la France ». L’approche doit d’ailleurs être nuancée, car l’Etat gaullien sait aussi se montrer attentif aux logiques industrielles propres auxdites entreprises : la politique de souveraineté et la définition de l’intérêt national s’élaborent aussi dans un dialogue constant avec celles-ci, sachant que les dirigeants d’entreprises publiques proviennent alors de la haute fonction publique.

Mais l’Etat peut-il encore ce qu’il pouvait à l’époque du Général ? Les limites à sa capacité et à son périmètre d’action n’apparaissent-elles pas de manière de plus en plus visible, ou, à défaut, l’Etat présent est-il armé pour faire face à des défis de souveraineté d’une nature nouvelle ? Ou doit-on considérer que c’est avant tout la difficulté accrue à procéder à des choix stratégiques qui est en cause ? A l’évidence, face à la crise sanitaire et à ses conséquences économiques, la nécessité d’un Etat régulateur est de plus en plus largement plebiscitée. Pourtant, comment accomplir cette tâche face à des défis de nature nouvelle, et la confrontation avec des souverainetés non étatiques, comme celle des GAFAM ?

Le colloque se propose de privilégier l’examen de trois défis :

  • D’abord, la souveraineté numérique. On peut considérer qu’il s’agit d’une forme de rendez-vous manqué, les intuitions précoces du Plan Calcul (1966) n’ayant pas débouché sur la mise en place durable d’une industrie informatique nationale. Les récents débats sur les origines « françaises » d’Internet montrent également un travail précoce sur les réseaux dès la fin des années 1960, dans le cadre de programmes pilotés par l’Etat. Face à la dématérialisation des procédures nécessaires au fonctionnement de l’Etat, et face à l’absence d’une filière nationale, aussi bien dans le hardware que dans le software, l’Etat doit faire face à une double forme de dépendance. Dépendance pour les outils (ordinateurs, téléphones, tablettes) et les logiciels qui sont devenus le support indispensable de l’action publique, la dématérialisation étant privilégiée notamment en raison de l’impératif écologique, dépendance, ou du moins vulnérabilité pour ce qui concerne les données, en raison de la prééminence des GAFAM et de leur capacité à peser sur les opinions publiques, mais aussi de la difficulté croissante à sécuriser les données publiques, l’espionnage numérique ou le hacking étant devenus endémiques. Les Etats doivent donc faire avec une vulnérabilité interne (sécuriser leurs données) et externe (faire face à des stratégies d’influence qui rendent complexe la maitrise du débat national). Des firmes transnationales, majoritairement américaines, s’arrogent ainsi un rôle de prescripteur public, qu’il s’agisse des réseaux sociaux qui orientent le débat public et fragilisent le tissu social républicain en facilitant les regroupements communautaires, ou des sites de commerce en ligne. Cette dépendance numérique et les difficultés pour articuler une réponse nationale constituent un défi de souveraineté de nature inédite. Mais comment peut se développer la réponse des Etats ? Cette réponse doit-elle se situer à l’échelle nationale pour être efficace  ?
  • Ensuite, la souveraineté alimentaire. Dans ce domaine, il peut sembler paradoxal qu’un grand pays agricole comme la France, « grenier de l’Europe » se pose une telle question. De Gaulle lègue en effet une agriculture moderne, soutenue par la Politique agricole commune âprement négociée avec l’Allemagne, en lien avec les « couches nouvelles » du monde agricole. Pourtant, la crise récente liée au COVID montre une fragilisation des filières de production et d’approvisionnement, notamment liée à une spécialisation des filières nationales dans la production de qualité, marquée par un haut degré d’exigence sur le plan environnemental : la production nationale est donc accessible à une population au pouvoir d’achat important quand, au contraire, la France importe certains produits de pays où l’exigence en termes de normes est plus relâchée. A terme, dès 2023, la France pourrait, pour la première fois, connaître une balancé des exportations négative dans le domaine agricole. Le confinement a clairement posé le problème de la sécurisation des filières d’approvisionnement, quand la montée des préoccupations environnementales incite à privilégier les filières courtes. En outre, la question des normes de qualité, notamment environnementale, complexifient cet enjeu.
  • Enfin, la souveraineté sanitaire. Là encore, la France est un pays d’industries pharmaceutiques de poids, adossées à un système de santé longtemps considéré comme l’un des plus performants au monde. La crise hospitalière liée au COVID, la nécessité de solliciter des pays voisins pour accueillir des patients en réanimation, et, bien entendu, le spectre d’une pénurie de masques et de certaines molécules (pour les tests, par exemple) ont agité le spectre d’une dépendance sur le plan sanitaire, même s’il a fallu une crise d’une ampleur inédite pour la révéler. Là aussi, la réponse est complexe, puisqu’elle se situe à la fois dans le soutien à une industrie pharmaceutique désormais globalisée, les entreprises innovantes ayant un actionnariat international, mais aussi dans la recherche et la formation, et dans la capacité à conserver les équipes innovantes et à leur offrir un cadre stable et propice de travail. Se pose dès lors la question de l’articulation des recherches publiques et privées, marquées en France par la forte empreinte du domaine public (création de l’INSERM en 1964 par le Général de Gaulle).

L’Etat a-t-il les moyens d’agir dans ces différents domaines ? Dispose-t-il encore de marges de manœuvre dans des domaines concurrentiels où la complexification des chaînes de valeur et l’internationalisation des actionnariats semble le brider ?  Peut-on encore penser un « Etat stratège » dans ces domaines au moment où la population fait valoir son besoin de se sentir « protégée ».

Enfin, la troisième table-ronde traitera des échelles de la souveraineté aujourd’hui : celle-ci se définit à l’échelle du territoire national, en lien avec les pouvoirs régionaux dans une relation de plus en plus complexe, mais également à l’échelle supra-nationale, dans le cadre d’alliances politiques, économiques ou militaires, l’Union Européenne ou l’OTAN. Du point de vue gaullien, la souveraineté se pense à l’échelle de la Nation, l’Etat en étant le garant, « répondant de la France ». Mais cette souveraineté n’est évidemment pas exclusive des autres : elle se confronte, et tente de modeler des souverainetés supra-nationales, voire même de les amener à émerger : c’est le cas pour l’Europe, les plans Fouchet visant à doter l’Union européenne d’une personnalité politique et d’une capacité à dégager une vision stratégique propre. C’est aussi le cas pour l’OTAN, de Gaulle cherchant dès 1959 à faire le France le moteur de transformation d’une alliance de Guerre Froide confrontée à des temps nouveaux. Bref, la souveraineté nationale est un trésor, mais aussi, limitée par essence, un moteur. 50 ans après la moert du Général, cette souveraineté semble contrainte de composer avec une double contrainte d’échelle. D’abord, une contrainte infra-nationale, avec l’affirmation de souverainetés locales, particulièrement celle des régions, la décentralisation de 1982 ne s’étant pas faite selon le modèle gaullien. Ensuite, des contraintes supra-nationales, sachant qu’il est de plus en plus complexe de peser sur les destinées d’une Europe élargie ou d’une OTAN à la croisée des chemins, malgré le retour de 2008 dans le commandement intégré que de Gaulle avait quitté en 1966.

D’abord, la souveraineté locale, particulièrement régionale, que l’acte II de la Décentralisation a légitimé et renforcé. Durant la crise sanitaire du printemps 2020, des régions mettent ainsi en place leurs propres politiques d’approvisionnement, se trouvant parfois en concurrence entre elles pour attirer investissements et emplois, ou développant à leur échelle leurs propres relations directes avec l’étranger. Comment cette souveraineté locale peut-elle se connecter avec celle exercée par la nation ? Cette dernière ne se trouve-t-elle pas, de fait, fragilisée face aux tentatives d’interférences étrangères ?  Ne risque-t-on pas de voir se pérenniser une logique de conflits entre les territoires ?

Mais cette question du partage de la souveraineté concerne aussi l’intégration de la Nation dans des ensembles supranationaux. Deux exemples seront convoqués. D’abord, celui de l’union Européenne. Face à l’opposition croissante entre Etats-Unis et Chine, est-il possible d’opposer une « souveraineté européenne », et plus encore, comment celle-ci peut-elle s’articuler avec la souveraineté nationale, tant, dans certains domaines, la souveraineté réside précisément dans la capacité de l’Etat à décider et, le cas échéant, à trancher en fonction de l’intérêt national. Peut-on considérer une « souveraineté européenne » où un intérêt européen naîtrait soit de la somme des intérêts nationaux qui la composent, soir de d’une synthèse de ceux-ci ? Quelle ligne de crête définir entre souveraineté et indépendance ? Et surtout, comment peser dans une Europe à 27 là où De Gaulle avait alterné initiatives (Plan Fouchet) et rapport de force (crise de la chaise vide) pour peser dans une Europe à 6 ?

L’autre exemple développé sera celui de l’OTAN, sachant que le legs gaullien réside précisément dans la recherche pour la France d’un poids et d’une voix particulière dans l’alliance, qu’elle tente de mettre en œuvre par le commandement « Transformation ». Mais ce poids, cette capacité de manœuvre passent aussi par une optimisation permanente, en termes d’influence, de la contribution financière et militaire que la France peut apporter à l’alliance. A terme, la souveraineté ne réside-t-elle finalement pas, dans le domaine de la défense, dans le refus de s’enfermer dans une alliance exclusive, et dans la volonté de passer de l’une à l’autre, comme de Gaulle tenta de le faire en prenant ses distances avec l’OTAN et en luttant pour la mise en place d’une défense européenne ?

Au total, l’objectif est donc de confronter des lignes de force gaulliennes à un environnement complexe et marqué par de multiples interactions et interférences, où, si la souveraineté ne peut plus être l’indépendance stricto sensu, elle consiste à préserver, dans un effort constant, des marges de manœuvre, d’évaluation, de décision aussi autonomes que possibles.

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