DE GAULLE : « SERVIR », ÊTRE LÉGITIME OU RIEN

Par Arnaud Pineau-Valencienne

Sophocle, dans un dilemme tragique, oppose Antigone à Créon, antagonisme légendaire entre légitimité et légalité, la tragédie demeure.

Le 17 juin 1940, le Général embarque dans un petit avion pour Londres. Churchill saisit l’instant dans ses Mémoires par ces mots exceptionnels dont il a le secret, pour lui en conférer la légitimité : « … de Gaulle emportait avec lui l’honneur de la France ».

La situation est tristement limpide, la défaite vient de submerger la République, l’ennemi présent sur le territoire rend impossible toute espérance démocratique.

La France n’est pas à Vichy, mais ailleurs : à Chartres, le préfet Jean Moulin refuse de signer aux Allemands une liste d’identification de juifs voués à une destinée tragique. À Beyrouth, d’Estienne d’Orves comprend que la France est à Londres et décide de rejoindre de Gaulle. La France est là où des Français, célèbres ou anonymes, entrent en résistance et s’engagent à l’Appel du 18 juin.

Dès le 22 août 1940, le général de Gaulle confirme à Albert Cohen leur entretien du 9 août « Le jour de la victoire à laquelle je crois fermement, la France libérée ne peut manquer d’avoir à cœur de veiller à ce qu’il soit fait justice des torts portés aux collectivités victimes de la domination hitlérienne et, entre autres, aux communautés juives qui, dans les paysmomentanément soumis à l’Allemagne, sont malheureusement en butte à l’intolérance et aux persécutions ».

La France légitime est bien à Londres. Sur le territoire national ce qui reste du pouvoir est une apparence de la légalité parlementaire, avant abdication des hommes politiques et le déshonneur de la France. Les politiciens, issus pour un grand nombre du Front Populaire, ont conduit le pays vers l’abime, enveloppant son cercueil de l’image d’un maréchal de France atteint par les souffrances de l’âge.

La suite est « le Chant du Malheur », évoqué plus tard par André Malraux au Panthéon, fait d’héroïsme, de douleurs et de terribles souffrances et même parfois de collaborations avec l’occupant. A la libération, le rétablissement des « libertés publiques fondamentales » est l’œuvre du Général comme il le rappelle lui-même à un journaliste le 19 mai 1958.

En janvier 1946, le Général se retire, déçu des manœuvres politiciennes en résurgence, curieusement interdit de paroles à la radio et à la télévision par les hommes au pouvoir de la IVe République. En mai 1958 le pays est au bord de la guerre civile, de Gaulle fait savoir au pays qu’il est prêt à assumer un destin national à condition que le sang ne coule pas, s’il devait en être autrement, il ne faudrait plus compter sur lui.

Il n’est pas vraiment le bienvenu pour les dirigeants en place. Sa conférence de presse du 19 mai n’est pas diffusée sur les ondes françaises ni même au journal de 20h, il y est interdit de parole ! C’est sur la Voix de l’Amérique que j’entends sa voix pour la première fois, j’avais 15 ans.

Le Président Coty saisit la dernière chance et offre au Général, la présidence du Conseil à la tête d’un gouvernement d’union nationale, avalisé par l’Assemblée nationale. Le Général pose les bases de la Ve République et adopte le plan du redressement des finances publiques. Réalisant ce que Jacques Rueff appelait de ses vœux pour le pays depuis des années, celui-ci écrit au Général, «la difficulté n’est pas de concevoir mais de permettre de réaliser ». Une France ruinée avait fait dire à ce brillant économiste fin 1957 : « L’état de ses finances privait la France de toute liberté de décision, tant à l’intérieur que dans ses relations extérieures. Elle est réduite au statut d’Etat mineur, vivant de la charité internationale et condamné à l’isolement ». Là encore le Général vient à la manœuvre pour modeler un cadre institutionnel, rétablir les finances, gouverner le pays.

La suite n’est pas un long fleuve tranquille. L’issue du drame algérien se fait dans la douleur, l’indépendance des colonies est anticipée dans le calme. Puis la politique étrangère voulue par de Gaulle prend tout son essor et contribue largement au rayonnement du pays à l’étranger. Les grandes options industrielles et économiques sont engagées. Le temps des tragédies s’éloigne, l’opulence économique revient et les esprits libres batifolent mais les appétits renaissent. Les étudiants font subir au pays leur crise d’adolescence dans un désordre qui se prolonge par un mouvement ouvrier lequel échappe aux syndicats et au pouvoir, c’est mai 1968 !

Le Général, un an après, propose au pays une réforme, pour des pouvoirs décentralisés. Une coalition saisit l’opportunité pour s’y opposer, plus soucieux de leur avenir que du destin de la France. Le « non » est porteur d’arrière-pensées à droite comme à gauche. Le Général, mis en minorité, comme il l’avait annoncé, se retire au lendemain du référendum du 28 avril 1969. C’était de Gaulle.

S’achèvent ainsi trente ans de légitimité pour « servir » puis le silence accompagne le Général jusqu’à sa mort, pour Régis Debray, il est le dernier des Capétiens.

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