SOUVERAINETÉS
Par Alain Juppé
Ancien Premier ministre
Membre du Conseil constitutionnel
Dans la tourmente que nous traversons, le mot de souveraineté est sur toutes les lèvres : souveraineté nationale, souveraineté européenne ; souveraineté sanitaire, souveraineté industrielle ; souveraineté culturelle, plus rarement linguistique… Pour certains, le souverainisme est même devenu ou redevenu le drapeau du combat politique ; curieusement, il rassemble des forces a priori contraires, venues de franges opposées du spectre des partis. Quelle résonance ce mouvement d’idée peut-il avoir chez des gaullistes ?
Pour moi, l’action du général de Gaulle, dans le champ international, a reposé sur deux principes fondamentaux :
- La volonté de maîtriser les choix stratégiques qui façonnent le destin de la France, et donc le refus de toute inféodation à quelque puissance extérieure que ce soit.
- La capacité de la France à faire entendre sa voix sur la scène mondiale et d’y défendre librement sa conception des relations internationales, en premier lieu – une fois la décolonisation acquise, y compris en Algérie – le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.
Il me paraît bien hasardeux de tirer de ce rappel des conséquences opérationnelles pour le temps présent.
D’abord parce que la force du gaullisme n’est pas celle d’une idéologie figée mais d’un pragmatisme apte à s’adapter aux réalités vécues.
Ensuite parce que le monde dans lequel nous vivons aujourd’hui est profondément différent de celui que le général de Gaulle a quitté le 9 novembre1970.
Les changements sont radicaux :
- La population mondiale a doublé en 50 ans, passant de 3,7 milliards d’êtres humains à 7,7 ; à la fin du siècle, l’Afrique devrait compter 4 milliards d’habitants ; ce n’est plus le même monde.
- La lutte contre le changement climatique et contre la dévastation de notre environnement est en train de s’imposer, non sans mal, comme une urgence planétaire. Un des premiers signaux d’alerte, le rapport Meadows sur « Les limites de la croissance » a été commandé en 1970 par le Club de Rome et publié en 1972 ; le général de Gaulle ne l’a pas lu, et pour cause.
- Le mur de Berlin est tombé en 1989 ; la guerre froide entre le bloc soviétique et l’Occident démocratique a pris fin… mais pas l’Histoire, contrairement à des annonces prématurées.
- La Chine s’est éveillée, ou plutôt réveillée. En 1973, Alain Peyrefitte avertissait qu’alors « le monde tremblerait ». Nous y sommes. Un pays qui est devenu la 2ème, voire la 1ère économie du monde ne peut pas ne pas avoir des rêves de puissance ; le Figaro du 24 mai 2020 écrit qu’elle « est au bord d’une nouvelle guerre froide avec les Etats-Unis ».
- Les Etats-Unis précisément renouent avec leur inclination ancienne pour l’isolationnisme. Déjà, le Président Obama avait choisi d’agir dans les affaires du monde « from behind ». Le Président Trump va plus loin dans le désengagement : pour la première fois depuis la fin de la 2ème guerre mondiale, un président des Etats-Unis traite l’Union Européenne en « ennemie », au même titre que la Russie et que la Chine (interview à CBS le 15 juillet 2018). Il laisse planer un doute sur l’engagement de son pays à respecter l’article 5 du Traité de l’Atlantique Nord, pilier de la solidarité de défense entre les Etats membres d’une Alliance de laquelle, je le rappelle, la France du général de Gaulle ne s’est jamais retirée.
- Mais les Etats-Unis, malgré leur repli sur soi, restent la première puissance économique, scientifique, technologique, militaire… mondiale et continuent à jouer, volens nolens, un rôle majeur sur la scène internationale. Leur principal apport par les temps qui courent consiste à démolir ce qui subsiste du système multilatéral qu’ils avaient contribué à mettre en place après la guerre. L’OMC, l’UNESCO, l’OMS, l’ONU de façon générale sont la cible de leurs attaques et les victimes de leurs représailles financières. Leur remise en cause de l’accord de Paris sur le climat mine un consensus international difficilement acquis. Leur retrait de plusieurs traités internationaux qui marquaient un progrès dans le contrôle des armements est une menace pour la paix.
Tableau désespérant, me dira-t-on ? Je réponds en citant cette phrase que Jacques Chirac a mise en exergue de son livre « Une nouvelle France », publié en 1994 :
« C’est le déclin quand l’homme dit : « Que va-t-il, se passer ? » au lieu de dire « Que vais-je faire ? »
Je n’aurai pas l’outrecuidance de dire ici ce qu’il faut faire. Et pas simplement parce que mon statut actuel m’interdit d’entrer dans le débat politique national. Plus profondément, parce que la modestie s’impose face à l’immensité des défis.
Peut-être puis-je cependant donner mon avis sur ce qu’il ne faut pas faire.
Et d’abord se tromper d’adversaire en désignant quelques boucs émissaires.
A en croire certains, la cause de tous nos maux serait « la mondialisation hyper-libérale ». Notre économie, notre société plus généralement seraient la victime d’un capitalisme « dérégulé ». Ce déni de réalité ne laisse pas de me surprendre : notre pays bat les records mondiaux de prélèvements obligatoires et de dépenses publiques, ce qui constitue un bon marqueur de socialisation. C’est une charge, c’est aussi une chance : nos « amortisseurs sociaux » atténuent les effets désastreux de la pandémie sur la vie quotidienne de nombre de nos compatriotes. C’est tout sauf de l’ultralibéralisme ! L’Union Européenne pour sa part est une extraordinaire productrice de normes, régulations, règlements et directives en tous genres, au point que la nouvelle Présidente de la Commission européenne souhaite un desserrement du carcan des règles prudentielles imposées à notre système bancaire, qui l’empêchent aujourd’hui de s’engager davantage dans le financement de nos entreprises en mal d’activité.
Quant à la mondialisation, ne jetons pas le bébé avec l’eau du bain. La circulation des personnes, des biens, des capitaux a apporté de grands progrès : dans les pays en développement qui, en accédant aux marchés mondiaux, ont créé des emplois chez eux et sorti de la pauvreté des centaines de millions de leurs citoyens ; mais aussi chez nous où les consommateurs ont bénéficié de gains substantiels de pouvoir d’achat sur des biens importés fabriqués à bas coût de main d’œuvre. Aubaine aussi pour nos exportateurs qui ont conquis de nouvelles parts de marché à l’international. Quel serait aujourd’hui l’avenir de pans entiers de notre agriculture – et notre viticulture ! – si ses clients étrangers fermaient leurs frontières ? Même chose pour notre industrie du luxe, leader mondial. Et imagine-t-on que la première destination touristique du monde ferme ses frontières ? L’autarcie, c’est la ruine. Au fond de nous-mêmes, nous en avons bien conscience : tout en parlant de souveraineté sanitaire, nous proposons de faire des vaccins un bien commun de l’humanité.
Pour autant, nous n’avons pas su raison garder. C’est à l’évidence une faute majeure d’avoir laissé migrer 90% de la production de pénicilline vers la Chine. Même faute pour d’autres médicaments ou matériels médicaux. Mais aussi pour bien des productions industrielles dans des secteurs, stratégiques ou non, qui paient aujourd’hui le prix de leur dépendance. L’objectif d’une relocalisation de ces productions est désormais largement partagé. Il faut s’en réjouir. Reste à définir les priorités et la méthode. Je passe le relai aux décideurs…
Deuxième bouc émissaire : l’Europe bien sûr. Comme d’habitude, on lui reproche tout et son contraire : d’en faire trop en empiétant sur notre souveraineté nationale… et pas assez quand elle ne parvient pas à harmoniser les réponses de ses Etats membres à la pandémie. Beau paradoxe : l’Union a pas ou peu de compétences propres dans le domaine de la santé, parce que nous n’avons pas voulu qu’elle en est. Sommes-nous prêts à lui en transférer de nouvelles ?
Je veux ici donner mon sentiment sur l’antinomie supposée entre souveraineté nationale et souveraineté européenne, à la lumière de ce que je retiens des enseignements du général de Gaulle. Ce dont il ne voulait pas, c’était d’une Europe aux ordres des Américains. D’où son combat contre la Communauté Européenne de Défense façon années 1950 ; d’où son hostilité à l’entrée dans la Communauté Economique Européenne d’une Grande-Bretagne en laquelle il voyait le cheval de Troie de Washington. En revanche, en 1958, il saute le pas de l’activation du Traité de Rome en exigeant la communautarisation de la politique agricole, première délégation majeure de souveraineté de la France à Bruxelles. On voit que la question est complexe.
Et aujourd’hui ? A mes yeux, le choix est clair : ou bien nous franchissons une nouvelle étape dans la mise en commun de nos moyens pour relever les défis dont j’ai dressé une liste sans doute incomplète. Ou bien nous rentrons chacun chez soi, chemin qui nous conduira à la vassalité envers les grands empires du monde qui vient.
Le moment existe : nous pourrions ensemble renforcer notre monnaie commune qui nous protège efficacement des turbulences des marchés, et pour cela harmoniser vraiment nos systèmes fiscaux ; nous pourrions montrer la voie de l’exemplarité écologique en privilégiant les performances à moyen terme sur la compétitivité du très court terme ; nous pourrions conquérir notre indépendance numérique en créant un vrai marché unique des technologies digitales et en favorisant l’émergence de champions européens de l’intelligence artificielle ; nous pourrions mutualiser nos capacités de défense et leur base industrielle pour ne pas laisser à d’autres le soin d’assurer notre sécurité ; nous pourrions promouvoir la diversité de nos cultures et de nos langues plutôt que nous aligner l’un après l’autre sur un modèle uniforme (je supporte de plus en plus mal d’être convié chaque soir à entrer dans la newsroom de my TV préférée pour y assister, en live, au tirage de my million … and so on !) Nous pourrions, nous pourrions… Nos intérêts, y compris nationaux, nous y poussent. Nous avons tout à gagner à faire de notre Union un acteur à part entière de la scène internationale, bref une puissance. Pacifique, apôtre ardente de la renaissance d’un multilatéralisme agonisant, mais une puissance.
Y parviendrons-nous ? Au moment où j’écris, j’en doute, tant les forces contraires se déchaînent contre la construction européenne. Les attaques viennent de l’extérieur, de l’Ouest comme de l’Est, mais aussi de l’intérieur, si bien que nous ne pouvons éluder la question existentielle : les Etats membres de l’Union Européenne partagent-ils encore la même vision de leur avenir commun, les mêmes valeurs morales et politiques, celles qui sont exprimées dans la Charte de nos droits fondamentaux, la même conception de la démocratie ? Se sentent-ils encore solidaires les uns des autres ? Je me garderai d’énumérer les raisons qui me conduisent à en douter. Ce serait trop charger la barque du pessimisme. Et chacun peut aisément mesurer, sans qu’on l’y incite, la gravité de nos divergences tant elles sont apparentes.
Tel est donc pour moi le rendez-vous décisif : non pas celui du regain d’un souverainisme politiquement ambigu (j’ai du mal à imaginer le Général en souverainiste…) mais celui de la conciliation entre la personnalité française et l’ambition européenne qui peuvent se conforter l’une l’autre ; entre l’amour de nos patries respectives et la volonté d’agir ensemble pour préserver notre bien commun. C’est par là qu’il faudrait tout recommencer.